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REVUE
DES
DEUX MONDES.
QUATRIÈME SÉRIE.
TOME IV. — 1er OCTOBRE 1855. I
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IMPRIMERIE DE H. FOURRIER,
eu» m non, <4«
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REVUE
DES
DEUX MONDES
TOME QUATRIÈME.
QUATRIÈME SÉRIE.
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■"'^atu^
PARIS,
AU BUREAU DE LA REVUE DES DEUX MONDES,
BVB BBS BEAUX -ARTS, iO.
1835.
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RM-
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LA VIE ET LA MORT
DU
CAPITAINE RENAUD,
OU LA CANNE DE JONC.
CHAPITRE PREMIER.
Une mût mémorable.
La nuit du 27 juillet 1830 fut silencieuse et solennelle. Son sou-
venir est , pour moi, plus présent que celui de quelques tableaux
plus terribles que la destinée m'a jetés sous les yeux. — Le calme
de la terre et de la mer devant l'ouragan n'a pas plus de majesté
que n'en avait celui de Paris devant la révolution. Les boulevards
étaient déserts. Je marchais seul, après minuit, dans toute leur
longueur, regardant et écoutant avidement. Le ciel pur étendait
sur* le sol la blanche lueur de ses étoiles, mais les maisons étaient
éteintes, closes et comme mortes. Tous les réverbères des rues
étaient brisés. Quelques groupes d'ouvriers s'assemblaient encore
près des arbres, écoutant un orateur mystérieux qui leur glissait
des paroles secrètes à voix basse. Puis ils se séparaient en cou—
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6 _. R&VUB DES DEUX MONDES.
rant , et se jetaient dans des rues étroites et noires. Ils se collaient
contre des petites portes d'allées qui s'ouvraient comme des trapes
et se refermaient sur eux. Alors rien ne remuait plus, et la ville
semblait n'avoir que des habitans morts et des maisons pestifé-
rées.
On rencontrait, de distance en distance, une masse sombre,
inerte, que Ton ne reconnaissait qu'en la touchant ; c'était un ba-
taillon de la garde, debout, sans mouvement, sans voix. Plus
loin, une batterie d'artillerie, surmontée de ses mèches allumées
comme de deux étoiles.
On passait impunément devant ces corps imposans et sombres,
on tournait autour d'au*, oui' en allait, oit revenait sansen recp~
voir une question, une injure, un mou Ils étaient inoffensiivsaufr
colère, sans haine; ils étaient résignés et ils attendaient.
Comme j'approchais de l'un des bataillons les plus nombreux ,
un officier s'avança vers moi avec une extrême politesse, et me
demanda si les flammes que Ton voyait au loin éclairer la porte
Saint-Denis ne venaient point d'un incendie; il allait se porter en
avant avec sa compagnie pour s'en assurer. Je lui dis qu'elles sor-
taient de quelques grands arbres que faisaient abattre et brûler
des marchands, profitant du trouble pour détruire ces vieux
ormes qui cachaient leurs boutiques. Alors, s'asseyant sur l'un des
bancs de pierre du boulevard, il se mit à faire des lignes et des
ronds sur le sable avec une canne de jonc. Ce fut à quoi je le re-
connus, tandis *yu' il me reconnaissait à mon visage; comme je
restais debout devant lui , il me serra la main et me pria de m'as-
seoira son côté.
Le capitaine Renaud était un homme d'un sens droit et sévère
et d'un esprit très cultivé, comme la garde en renfermait beaur-
coup à cette époque* Son caractère et ses habitudes nous étaient
fort connus y et ceux qui liront ces souvenirs sauront bieo sur
quel visage sérieux ils doivent placer son nom de guerre donné
par les soldats, adopté par les officiers, et reçu indifféremment
par V homme. Comme les vieilles familles, les vieux régimeos.»
conservés intacts par la paix, prennent des coutumes familières
et inventent des noms caractéristiques pour leurs enfaas. Une an-
cienne blessure à la jambe droite motivait cette habitude ducapi-
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LE CAPITAINE RENAUD. 7
ttàùe de s'apptayér toujours ^tfr cette eanne <fc jancdontUpomme
était assez singulière, et attirait rétention de tous ceux qui la
voyaient pour 4a première fois. Il la gardait partout et presque
toujours à iamaia. Il n'y avait, du reste , nulle-affectation dans
<«$Stte habitude, «es manières étaient trop amples et sériéases-
Cependant on sentait que cela toi tenait au ocbur. Il était JertJio-
- moré dans la garde. Sans ambition <et*e voûtent être «pie <ee*(u'il
était, capitale de ^renadiets, H 4isait toujours, «e parlait que le
moins possible -et par monosyllabes. — Très grand, très pAle> et
<levidaige mélancolique, il avait sur le front, entré les soumis,
^ne petite cloaftrke assez profonde , qui souvent, de bleuâtre
qu'elle était, devenait noire, et quelquefois donnait un air farou-
«he é son visage , habituellement froid et paisible.
Les soldais l'avaienten grande «amitié ; et surtout, dans'lû'Cam-
pagne d'Espagne, On avait remarqué la joie avec laquelle ib par-
iaient quand les détachemens étaient commandés par \&€anne-
de-Jonc. C'était bien véritablement la £amtie*-dé-Jonc qui les
commandait, car le capitaine Renaud ne mettait jamais Tépée à la
maki , même lorsque , à la tète des tirailleurs , il approchait assez
4e l'ennemi pour courir ld hasard de se prendre corps à corps
avec lui.
Ce n'était pas seulement un homme expérimenté dans la guerre,
il avait encore une connaissance si Vraie des plus grarfdes affaires
politiques de l'Europe sous l'empire, que l'on ne savait comment
se l'expliquer, et tantôt on l'attribuait à de profondes études»
tantôt A de hautes relations fort anciennes, et qùu sa réserve per-
pétuelle empêchait de connaître.
Thi reste , le caractère dominant des hommes d'aujourd'hui ,
c'est cette réserve môme , et celui-ci ne faisait que porter à l'es-
tréme ce trait général. A présent une apparence de froide poli-
tesse courre à la fois caractère et actions. Aussi je n'estime pas
que beaucoup paissent se reconnaître aux portraits effarés que
fcn Mt de nous. L'affeetationest ridicule en France plus qne par-
tout ailleurs, et c'est pour. cela , sans doute, que loin cF étaler Sur
ses traita et dans son «langage l'exdès de force que donnent les
passions , chacun s'étudie à renfermer en soi les émotions vio-
lentes, les chagrins profonds ou les élans involontaires. Je »e
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9 REVUE DES DEUX MONDES.
pense point que la civilisation ait tout énervé, je vois qu'elle a
tout masqué. J'avoue que c'est un bien, et j'aime le caractère con-
tenu de notre époque. Dans cette froideur apparente il y a de la
pudeur, et les sentimens vrais en ont besoin. Il y entre aussi du
dédain, bonne monnaie pour payer les choses humaines. Nous
avons déjà perdu beaucoup d'amis, dont la mémoire vit en *>
nous, vous vous les rappelez , ô mes chers compagnons d'arm
les uns sont morts par la guerre, les autres par le duel, d'autres
par le suicide, tous hommes d'honneur et de ferme caractère, de
passions fortes et cependant d'apparence simple, froide et ré-
servée. L'ambition, l'amour, le jeu, la haine, la jalousie, les tra-
vaillaient sourdement , mais ils ne parlaient qu'à peine et détour-
naient tout propos trop direct et prêt à toucher le point saignant
de leur cœur. On ne les voyait jamais cherchant à se foire remar-
quer dans les salons par une tragique attitude ; et si quelque jeune
femme, au sortir d'une lecture de roman , les eût vus tout soumis
et comme disciplinés aux saluts en usage et aux simples causeries
à voix basse, elle les eût pris en mépris , et pourtant ils ont vécu
<et sont morts , vous le savez, en hommes aussi forts que la nature
en produisit jamais. Les Caton et les Brutus ne s'en tirèrent pas
mieux tout porteurs de toges qu'ils étaient. Nos passions ont au-
tant d'énergie qu'en aucun temps, mais ce n'est qu'à la trace de
leurs fatigues que le regard d'un ami peut les reconnaître. Les
dehors, les propos, les manières ont une certaine mesure de di-
gnité froide qui est commune à tous et dont ne s'affranchissent
que quelques enfans qui se veulent grandir et faire voir à toute
force. A présent la loi des mœurs, c'est la convenance.
Il n'y a pas de passions où les froideurs des formes du langage
et des habitudes contrastent plus vivement avec l'activité de la
vie que la profession des armes. On y pousse loin la haine de
l'exagération, et l'on dédaigne le langage d'un homme qui cherche
à outrer ce qu'il sent ou à attendrir sur ce qu'il souffre. Je le savais
«t je me préparais à quitter brusquement le capitaine Renaud ,
lorsqu'il me prit le bras et me retint
— Àvez-vous vu ce matin la manœuvre des Suisses? me dit-il ;
c'était assez curieux. Ils ont fait le feu de chaussée en avançant
avec une précision parfaite. Depuis que je sers, je n'en avais pas
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LE CAPITAINE RENAUD. 9
va foire l'application; c'est une manœuvre de parade et d'Opéra;
mais dans les rues d'une grande ville, elle peut avoir son prix*
pourvu que les sections de droite et de gauche se forment vite ea
avant du peloton qui vient de faire feu.
^n même temps il continuait à tracer des signes sur la terra
c le bout de sa canne; ensuite il se leva lentement; et commet
i " marchait le long du boulevard avec l'intention de s'éloigner du
groupe des officiers et des soldats, je le suivis, et il continua de
me parler avec une sorte d'exaltation nerveuse et comme invo-
lontaire qui me captiva , et que je n'aurais jamais attendue de lui-
qui était ce qu'on est convenu d'appeler un homme froid.
H commença par une très simple demande en prenant un bou-
ton de mon habit.
— Me pardonnerez-vous,me dit-il, de vous prier de m'envoyer
votre hausse-col de la garde royale, si vous l'avez conservé? J'ai
laissé le mien chez moi et je ne puis l'envoyer chercher ni y
aller moi-même , parce qu'on nous tue dans les rues comme des
chiens enragés; mais depuis trois ou quatre ans que vous avez
quitté l'armée, peut-être ne l'avez-vous plus? J'avais aussi donné
ma démission il y a quinze jours, car j'ai une grande lassitude de
l'armée; mais avant-hier, quand j'ai vu les ordonnances, j'ai dit:
On va prendre les armes. J'ai fait un paquet de mon uniforme , de
mes épaulettes et de mon bonnet-à-poil, et j'ai été à la caserne
retrouver ces braves gens-là qu'on va faire tuer dans tous les coins,
et qui certainement auraient pensé, au fond du cœur, que je les
quittais mal et dans un moment de crise; c'eût été contre l'hon-
neur, n'est-il pas vrai, entièrement contre l'honneur?
— Avez-vous prévu les ordonnances, dis-je, lors de votre dé-
mission?
— Ma foi ! non , je ne les ai même pas lues encore.
— Eh bienl que vous reprochiez-vous?
— Rien que l'apparence, et je n'ai pas voulu que l'apparence
même fût contre moi.
— Voilà, dis-je, qui est admirable.
— Admirable 1 admirable 1 dit le capitaine Renaud en marchant
plus vite , c'est le mot actuel : quel mot puéril 1 je déteste l'admi-
ration , c'est le principe de trop de mauvaises actions. On la donne
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à ttep hon nanhé à présent et à touttemond* NMfrdwon*bien
noms garder d'adirer légèrement L'admiration est eormpte
et eerruptice* On doit bien ftfoe'peuraot - mfcaeet nen peur le
brait D'ailleurs fai là-dessus mes idées, fi Ait-il brusquement,
et il alteit me quitter;
— H y a quelque chose au-dessus d'un grand homme» c'est ui*
homme d'henneur* luidto-je.
Ihne prit-la main eveeaffectioih— Cestune opimo» qui non»
est commune , me divfr vivement ; je l'ai mise en action toute ma
vie-, maïs il m'en a coèté cher.' Cela n'est pas si facile que l'on
croit.
Ici le soufr-lieutenantdesa compagnie vint lut demander un
cigare. Il en tira plusieurs de sa poche et les lui donna» sans
parier; les officiers se mirent è fumer en marchant de long en
large , dans un silence et un calme que le souvenir des circon-
stances présentes n'interrompait pas : aucun ne daignant parler
des dangers du jour ni de son devoir» et connaissant à fond l'un
et l'autre.
Le capitaine Renaud revint à moi. — Il fait beau» dit-il en me
montrant le ciel avec* sa canne de jonc; je ne sais quand je ces-
serai de voir tous les soirs les mêmes étoiles: il m'est arrivé une
fois de m'hnaginer que je verrais celles de la mer du Sud » mais
j'étais destiné à ne pas changer d'hémisphère. — N'importe! le
temps est superbe , les Parisiens dorment ou font semblant. Aucun
de nous n'a mangé ni bu depuis vingt-quatre heures» cela rend
les idées très nettes, le me souviens qu'un jour, en allant en Es-
pagne » vous m'avez demandé la cause de mon peu d'avancement ;
je n'eus pas le temps de vous la eonter, mais ce soir je me sens
la tentation de revenir sur ma vie que je repassais dans ma mé-
moire. Vous aimes les récits, je m'en souviens» et dans votre vie
retirée vous aimerez à vous souvenir de nous.*— Si vous voaler
vous* asseoir sur ce parapet du boulevard avec moi* nonsy cau-
serons fort tranquillement» car on me parait avoir cessé pour
cette fois de nous ajuster par les fenêtres et les soupiraux de
cave* — Je ne vous dirai que quelques époques de mon histoire et
je ne ferai que suivre mon caprice. J'ai beaucoup vu et beaucoup
lu, mais je crois bien que je ne saurais pas écrire. Ce n'est pas
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LE CAPITAINE RENAUD. *H
mon état; Dieo merci! et je n'ai jamais essayé.— Mais, ^ar
5 , je «art rivre , -et j'ai ^écu eotmne j'en avais pris la réso-
lotion (dès» que j'ai eu ie courage de la prendre), et, en vérité,
c*e6t quelque <ehose. — Asseyens-noas.
Je le suivis lentement et nous traversAmefcle bataillon <pour
passer à la gauche de ses beaux grenadiers* Ils étaient debout
gmvenient, le menton appwyé sur le eaoon deleurs fusils. Quel-
<ques jeunes gens s'étaient assis sur leurs sacs, plus fatigués* de la
journée <jue >es autres. Tons se taisaient et s'occupaient froide-
(ment deréparer teur tenue et delà rendre plus correcte. Rien
n'annonçait l'inquiétude ou le mécontentement. Ils étaient à leurs
rangs , comme après un jour de revue , attendant les ordres.
Quand nous fifrroes assis , votre vieux camarade prît la parole,
fet à sa tnamére , ine raconta trois grandes époques <jui me don-
nèrent le sens de sa vie et m'expliquèrent la bizarrerie de ses Jia-
irifodes et ce qu'il y avait de sombre dans* son caractère. Rien de
ce qu'A m'a dit ne s'est effacé de ma mémoire, et je «le répéterai
presque-mot pour mot
CHAPÏTRE IL
Je ne sufe rien , dit-il d'abord , et c'est, à présent, tm bon-
*eur pour mot que de penser cela ; mais si j'étais quelque chose,
je pourrais dire comme Louis XIV : Toi trop aimé la guerre. —
Que voulez-vous? Bonaparte m'avait grisé dès l'enfance comme
les autres, et sa gloire me montait à la tête si violemment, que
je n'avais phis de place dans le cerveau pour une autre idée.
Mon père , vieil officier supérieur toujours dans les camps , ntf é-
tait tout-à-foit inconnu , quand un jour il lui prit fantaisie de me
conduire en Egypte avec lui. J'avais douze ans, et je me souviens
• encore de ce temps comme si j'y étais, des senttmens de toute
l'armée et de ceux qui prenaient déjà possession de mon ame.
Deux esprits enflaient les voiles de nos vaisseaux, l'esprit de
gloire et l'esprit de piraterie. Mon père n'écoutait pas plus le
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42 REVUE DES DEUX MONDES.
second que le vent nord-est qui nous emportait ; mais le premier
bourdonnait si fort à mes oreilles, qu'il me rendit sourd pendant
long-temps à tous les bruits du monde, hors à la musique de*
Charles XII , le canon. Le canon me semblait la voix de Bona-
parte ; et tout enfant que j'étais, quand il grondait, je devenais
rouge de plaisir, je sautais de joie, je lui battais des mains, je
lui répondais par de grands cris. Ces premières émotions prépa-
rèrent l'enthousiasme exagéré qui fut le but et la folie de ma
vie. Une rencontre mémorable pour moi décida cette sorte d'ad-
miration fatale, cette adoration insensée à laquelle je voulus,
trop sacrifier.
La flotte venait d'appareiller depuis le 30 floréal an vi. Je
passais le jour et la nuit sur le pont à me pénétrer du bonheur
de voir la grande mer bleue et nos vaisseaux. Je comptai cent
bâtimens et je ne pus tout compter. Notre ligne militaire avait
une lieue d'étendue, et le demi-cercle que formait le convoi en
avait au moins six. Je ne disais rien. Je regardai passer la Corse
tout près de nous , traînant la Sardaigne à sa suite , et bientôt
arriva la Sicile à notre gauche ; car la Junon, qui portait mon
père et moi , était destinée à éclairer la route et à former l'avant-
garde avec trois autres frégates. Mon père me tenait la main et
me montra l'Etna tout fumant et des rochers que je n'oubliai
point ; c'était la Favaniane et le Mont-Erix. Marsala, l'ancienne
Lilybée , passait à travers ses vapeurs, et je pris ses maisons
blanches pour des colombes perçant un nuage ; et un matin »
c'était..., oui, c'était le 24 prairial, je vis, au lever du jour,
arriver devant moi un tableau qui m'éblouit pour vingt ans.
Malte était debout avec ses forts, ses canons à fleur d'eau, ses
longues murailles luisantes au soleil comme des marbres nouvel-
lement polis , et sa fourmillière de galères toutes minces courant
sur de longues rames rouges. Cent quatre-vingt-quatorze bâti-
mens français l'enveloppaient de leurs grandes voiles et de leurs
pavillons bleu , rouge et blanc , que l'on hissait , en ce moment,
à tous les mâts , tandis que l'étendard de la religion s'abaissait
lentement sur le Gozo et le fort Saint-Elme; c'était la dernière
croix militante qui tombait. Alors la flotte tira cinq cents coupa
de canon.
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LE CAPITAINE RENAUD. 13>
Le vaisseau C Orient était en face, seul à l'écart, grand et im-
mobile. Devant lui vinrent passer lentement et l'un après l'autre
tous les bAtuaens de guerre, et je vis de loin Desaix saluer Bo-
naparte. Nous montâmes près de lui à bord de f Orient. Enfin ,
pour la première fois je le vis.
Il était debout près du bord , causant avec Casa-Bianca, capi-
taine de vaisseau (pauvre Orient!), et il jouait avec les cheveux
d'an enfant de dix ans, le fils du capitaine. Je fus jaloux de
cet enfant sur-le-champ, et le cœur me bondit en voyant qu'il
touchait le sabre du général. Mon père s'avança vers Bonaparte
et lui parla long-temps. Je ne voyais pas encore son visage. Tout
d'un coup il se retourna et me regarda ; je frémis de tout mon
corps à la vue de ce front jaune et entouré de longs cheveux pen-
dans et comme sortant de la mer tout mouillés , de ces grands
yeux gris, de ces joues maigres , et de cette lèvre rentrée sur un
menton aigu. Il venait de parler de moi , car il disait : « Ecoute,
mon brave; puisque tu le veux, tu viendras en Egypte , et le
général Vaubois restera bien ici sans toi avec ses quatre mille
hommes, mais je n'aime pas qu'on emmène ces enfans; je ne
lai permis qu'à Casa-Bianca, et j'ai eu tort. Tu vas renvoyer ce-
lui-ci en France ; je veux qu'il soit fort en mathématiques , et
s'il t'arrive quelque chose là-bas , je te réponds de lui, moi; je
m'en charge et j'en ferai un bon soldat » En même temps il se
baissa, et, me prenant sous le bras,m'éleva jusqu'à sa bouche et
me baisa le front La tête me tourna, je sentis qu'il était mon
maître, et qu'il enlevait mon ame à mon père, que du reste je
connaissais à peine, parce qu'il vivait à l'armée éternellement Je
crus éprouver l'effroi de Moïse berger, voyant Dieu dans le buis-
son. Bonaparte m'avait soulevé libre, et quand ses bras me re-
descendirent doucement sur le pont , ils y laissèrent un esclave
de plus.
La veille je me serais jeté dans la mer si l'on m'eût enlevé à
l'année ; mais je me laissai emmener quand on voulut Je quittai
mon père avec indifférence, et c'était pour toujours ! Mais nous
sommes si mauvais dès renfonce, et, hommes ou enfans, si
peu de chose nous prend et nous enlève aux bons sentimens
naturels 1 Mon père n'était plus mon maître, parce que j'avais
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r 14 H»^W DK8 MOI IIWIDES.
vu le *fei» et que de *eluMà serf me semblait -émane* toute
autorité dtf la'terre.-^*) tôves «autorité et tf esclavage 1 0 pen-
sées corruptrices du "pouvoir* bonnes àjsédttir*îea*nftms ! Faux
enthousiasme* pohons>8ubtfls /<j«el Mrtiddtepowra-^oa jamais
trouver contre vous I — J'ètai* étourdi ,- enivré , je voulais ira-
raitter, et je ^travaillai i<en daveni* feu. Recalculai trok et jour,
jet je pris l'habit , t le savoir, «et, *ur moir visage , la 'codeur
jaune de l'écoléL Be temps ^ir temps <le eanon toHntar rompait, et
«ette voix du demi-dieu m'apprenait la conquête de TÉçypte.
Marengo, lé 18 brumaire, l'empire..*, et l'empereur me tinrent
parole. — Quant à mon père, jewsavais'pltts ce qu'il était' de-
venu, lorsqu'un jour m«Tiva cette lettre «que voici.
le la porte toujours <dan* ce ..vieux portefeuille, autrefois
ronge, et je la relis souvent peurtoen me convaincre*!* l'inutilité
des avis que donne une génération à oeHe qui k«uît, -et réflé-
chir sur l'absurde entêtement de mes ilkttsfons.
Ici, le capitaine ouvrant son uniforme, tira de sa poitrine
son mouchoir premièrement, puis un petit portefeuille qu'il ou-
vrit avecwin, et^nous enti^Érnes dan^im crféeweore éclairé où
il me fort eesfragmens de lettres, qoi~me*cmt .restés entre les
• mains , en saura bientôt comment
CHAPITRE in.
A bord du Yaîateau anglais le Cuttoden ,
devant Bochefort, 1804.
Sent fè tmmcê, mth admkNU4jotiUKfWûo£*ipêmiimo*.
€ II est inutile, mon entant, que tu saches comment t'arrivera
cette lettre, et par quels moyens j'ai pu apprendre ta conduite et
ta position actuelle. Qu'il te suffise d'apprendre que je suis con-
• tent de toi , mais que . je ne te reverrai sans doute jamais. Il est
probable que cela t'inquiète peu. Tu n'as connu ton père que
dans l'âge oà la mémoire n'est <pa& née encore et«ù le cœur n'est
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pa**noor* édosé fl s'orme plu* tard ai wotWiqn^fte-Jehp^^e ;
généralement, et tfeafcite iqooi je maT$uti*sow»t jéftwiéi mi»u
qu^y fww?^— Ta n!et> pewi plw rmaiiTOe iqw!w mitre* ce* jb^
sembla U fttnfc bte» qoeîjo^ea^onteo^jT^^ceAïii^ j'ai àt^ ;
dû*, c'^stnqui* je^oisrpri«miîfe?-dQ^ Awgîw depuis, lo IM**»-
roidor an vi (cm le 2 aoùM798?, vteu^ 5^4e^ qui, dit-on,,
redevient àla mode^ujouDd'liH^ J'ôuàs-allè à boed de /Ori^r,
pouf -tâcher de persuader à ce btare Bfneys d'app*r,«iller pour
Cocfbiii Bbnaparte awit déjà; envoyé so& pau*re aiderde-oamp, ,
Julien i qui eut la ^ttised^ wJawserenlewrpapl^Ar^bos* M<>i>
j'arrivai, mais asse^inetUemem. JBrueya èiai V^ni^té coœjaw u^
mute. Or disait! qu'on allaiMrouver larpaa*e d'Alexandrie pqoi;
faire entrer ses vaisseaux; mais il ajouta quelques mot&assez fiers »
qui irogrentbien voir qu au fomi il était uni peu jaloux
de terre; — Noua prend-on pour des, p*w*r*-d*ai4, me dit-il, et
croît-*» que nous ayonsi>eur dça Aeglais?--Il aurait mieux valu ,
pour la France qu'il eaefc peur. Hais s'il a fait, des faute», il les a
glorieusement expiées* Et je put» dire qw j'expie ennuyeusement
ceBe que je.fi* de rester à son- bord quand on l'attaqua. Brueys
fut d'abord blegsé à la t4te et à la main, U continua le combat
jusqu'au moment où un boulât lui fln-aoba, les entrailles. Il se fit
mettre dans ut sac de son et nuwrotsuirsQnbanc de quart. Noua
vîmes clairement que noua allions «aut»er veïs les dix heures du
soit; Ce qui restait de l'équipage descendit dans les chaloupes et
se sauva, excepté Casablanca» Il dameusa le deroier, bien en-
tendu; mai» son fih, un beau garçon, qus tu a^ entrevu, j^ crois,
vint me trouver et me dit; «Citoyen, qu'est-ce que l'honneur
veut que je fasse? d Pauvre petit ! Il avait dix ans, je crois, et cela,
parlait d'honneur dansun tel moment! Je le pris su* mes genoux
dans le canot, et je l'empêchai de, voir sauter son père avec le
pauvre Orient, qui s'éparpilla en l'air comme une getfie de feu,.
Nom: Be> sautâmes pas , nous , mais noua famés* pjis,* ce.qni est
bien plus douloureux » et je vins à Douvres, saua la giwcde d'un
brave capitaine anglais ; nommé CoUing^ood, qui commande à
présentie Gulkitn. C'est ungal^ttomme, s'ileu fut, qui> d«-
pu* 1761 qu'il sert dans la marine, n'a quitté la marque pendant
deux années pour se marier. Ses enfens, dont il parle sws cesse,
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16 REVUE DES DEUX MONDES.
ne le connaissent pas , et sa femme ne connaît guère que par ses
lettres son beau caractère. Mais je sens bien que la douleur de
cette défaite d' Aboukir a abrégé mes jours, qui n'ont été que trop
longs , puisque j'ai vu un tel désastre et la mort de mes glorieux
amis. Mon grand âge a touché tout le monde ici; et, comme le
climat de l'Angleterre m'a fait tousser beaucoup et a renouvelé
toutes mes blessures au point de me priver entièrement de l'usage
d'un bras, le bon capitaine Collingwood a demandé et obtenu
pour moi (ce qu'il n'aurait pu obtenir pour lui-même , à qui la
terre était défendue) la grâce d'être transféré en Sicile sous un
soleil plus chaud et un ciel plus pur. Je crois bien que j'y vais finir;
car soixante-dix-huit ans, sept blessures, des chagrins profonds
et la captivité sont des maladies incurables. Je n'avais à te laisser
que mon épée, pauvre enfant; à présent je n'ai même plus cela,
car un prisonnier n'a pas d'épée. Mais j'ai au moins un conseil à
te donner, c'est de te défier de ton enthousiasme pour les hommes
qui parviennent vite, et surtout pour Bonaparte. Tel que je te con-
nais, tu serais un séide, et il faut se garantir du séidisme quand
on est Français , c'est-à-dire très susceptible d'être atteint de ce
mal contagieux. C'est une chose merveilleuse que la quantité de
petits et de grands tyrans qu'il a produits. Nous aimons les fanfa-
rons à un point extrême, et nous nous donnons à eux de si bon
cœur, que nous ne tardons pas à nous en mordre les doigts ensuite.
La source de ce défaut est un grand besoin d'action et une grande
paresse de réflexion. Il s'ensuit que nous aimons infiniment
mieux nous donner corps et ame à celui qui se charge de penser
pour nous et d'être responsable : quittes à rire après de nous et
de lui.
Bonaparte est un bon enfant, mais il est vraiment par trop
charlatan. Je crains qu'il ne devienne fondateur, parmi nous, d'un
nouveau genre de jonglerie ; nous en avons bien assez en France.
Le charlatanisme est insolent et corrupteur, et il a donné de tels
exemples dans notre siècle, et a mené si grand bruit du tambour
et de la baguette sur la place publique , qu'il s'est glissé dans toute
profession, et qu'il n'y a si petit homme qu'il n'ait gonflé. — Le
nombre est incalculable des grenouilles qui crèvent. — Je désire
bien vivement que mon fils n'en soit pas.
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LE CAPITAINE RENAUD. 17
Je sois bien aise qu'il m'ait tenu parole en se chargeant de toi,
comme il dit, mais ne t'y fie pas trop. Quand nous étions en
Egypte, voici ce qui se passa à un certain dîner, et ce que je
veux te dire afin que tu y penses souvent
Le 1er vendémiaire an vu, étant au Caire , Bonaparte, membre
de l'Institut, ordonna une fête civique pour l'anniversaire de l'é-
tablissement de la république. La garnison d'Alexandrie célébra
la fêle autour de la colonne de Pompée , sur laquelle on planta le
drapeau tricolore; l'aiguille de Cléopàtre fut illuminée assez mal ;
et les troupes de la Haute-Egypte célébrèrent la fête le mieux
qu'elles purent entre les pylônes, les colonnes, les cariatides de
Thèbes , sur les genoux du colosse de Memrion, aux pieds' des fi-
gures de Tâma et Chàma. Le premier corps d'armée fit au Caire ses
manœuvres , ses courses et ses feux d'artifice. Le général en chef
avait invité à dîner tout l'état-major , les ordonnateurs, les savans,
le kiaya du pacha, l'émir, les membres du divan et les agas , au*
tour d'une table de cinq cents couverts dressée dans la salle basse
de la maison qu'il occupait sur la place d'El-Bequier; le bonnet
de la liberté et le croissant s'entrelaçaient amoureusement; les
couleurs turques et françaises formaient un berceau et un tapis
fort agréables sur lesquels se mariaient le Koran et la Table des
Droits de l'Homme. Après que les convives eurent bien mangé
avec leurs doigts des poulets et du riz assaisonnés de safran, des
pastèques et des fruits , Bonaparte , qui ne disait rien , jeta un
coup d'œil très prompt sur eux tous. Le bon Kléber, qui était
couché à côté de lui parce qu'il ne pouvait pas ployer à la turque
ses longues jambes, donna un grand coup de coude à Abdallah-
Menou son voisin , et lui dit avec son accent demi-allemand :
— Tiens 1 voilà Ali-Bonaparte qui va nous faire une des siennes.
Il l'appelait comme cela , parce que, à la fête de Mahomet , le
général s'était amusé à prendre le costume oriental , et qu'au mo-
ment où il s'était déclaré protecteur de toutes les religions, on lui
avait pompeusement décerné le nom de gendre du prophète , et
on l'avait nommé Ali-Bonaparte.
Kléber n'avait pas fini de parler et passait encore sa main dans
ses grands cheveux blonds, que le petit Bonaparte était déjà de-
TOME iv. 2
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48" &ET1TB M$ W* M0ft*Bfe;
bout; etv approchant son venre de son menton rasigr* et dç m
grojœ^cravatte, il dit d'une voix brève , claire et saccadé* :
-r~ Bwonaà l'ai* trois cents de Ut uèpuWiqufr française!
Kléber se mit à rire daçs répaulede MteQQU>* au; pom* cte lu*
faire verser son verresur. un vieil, aga, et Bonaparte les regarda
tous deux de travers, en fronçant le sourci).
Certainement, moa enfant, il avait raison, parce que , en prér-
sence d'un général en chef , un général de division ne doit pas se
tenir indécemment, fût-ce un, gaillard comme Kléber; mais eux,
ils n'avaient pas tout-à-fait tort non plus, puisque Bonaparte, à
l'heure qu'il est, s'appelle l'Empereur et que tu es son page. »
En effet, dit le capitaine Renaud en reprenant la lettre de mes
mains , je venais d'être nommé page de l'empereur en 1804. —
Ah! la terrible année que celle-là 1 de quels événemens elle était
chargée quand elle nous arriva, et comme je l'aurais considérée
avec attention, si j'avais su alors considérer quelque chose! Mais,
je n'avais pas d'yeux pour voir, pas d'oreilles pour entendre autre
chose que les actions de l'Empereur, la voix de l'Empereur, les
gestes de l'Empereur, les pas de l'Empereur. Son approche m'eni-
vrait, sa présence me magnétisait. La gloire d'être attaché à cet
homme me semblait la plus grande chose qui fût au monde, et
jamais un amant n'a senti l'ascendant de sa maltresse avec des
émotions plus vives et plus écrasantes que celles que sa vue me
donnait chaque jour. L'admiration d'un chef militaire devient une
passion, un fanatisme, une frénésie qui font de nous des esclaves,
des furieux, des aveugles. Cette pauvre lettre que je viens de vous
donner à lire ne tint dans mon esprit que la place de ce que les
écoliers nomment un sermon, et je ne sentis que le soulagement
impie des enfans qui se trouvent délivrés de l'autorité naturelle,
et se croient libres parce qui ils ont choisi fat chaîne que l'entrai
nement général leur a fiait river à leur cou* Mars un reste de bons
sentimens natifs me fit conserver cette écriture sacrée, et son
autorité sur moi a grandi à uwaure que diminuaient mes rêves
d'héroïque sujétion. Elle est restée toujours* sur mon cœur, et
elle a fini par y jeter des racines invisibles , à mesure que le bon
sens a dégagé ma vue des nuages qui les couvraient alors. Je n'ai
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IE CAPITAINE RENAUD. 19
pu m'empêcher, cette nuit , de la relire avec vous, et je méprends
en pitié en considérant combien a été lente la courbe que m
idées ont survie pour revenir à la base la plus solide et la plus
«impie delà conduite d'un homme. Vous verrez à combien peu
elle se réduit; mais en vérité, monsieur/ je pense que cela suffit
à la vie d'un honnête homme, et il m'a fallu bien du temps pour
arriver à trouver la source de la véritable grandeur qu'il peut y
avoir dans la profession presque barbare des armes.
Ici le capitaine Renaud fut interrompu par un vieux sergent de
grenadiers qui vint se placer à la porte du café , portant son arme
en sous-bfficier, et tirant une lettre écrite sur papier gris placée
dans la bretelle de son fusil. Le capitaine se leva paisiblement et
ouvrit l'ordre qu'il recevait
— Dites à Béjaud de copier cela sur le livre d'ordres, dit-il au
sergent.
— Le sergenfniajor n'est pas revenu de l'Arsenal , dit le soufr-
officier d'une voir douce comme celle d'une jeune fille, et baissant
les yeux, sans même daigner dire comment son camarade avait
été tué.
— Le fourrier le remplacera , dit le capitaine sans tien deman-
der, et il signa son ordre sur le dos du sergent, qui lui servit de
pupitre.
U toussa un peu, et reprit avec tranquillité.
CHAPITRE IV.
Le
La lettre démon pauvre père et sa mort, que j'appris, peu de
temps après , produisirent en moi , tout enivré que j'étais et tout
étourdi du bruit de mes éperons, une impression assez forte pour
donner un grand ébranlement à mon ardeur aveugle, et je com-
mençai à examiner de plus près et avec plus de calme ce qu'il y
avait de surnaturel dans l'éclat qui m'enivrait. Je me demandai,
pour la première fois , en quoi consistait l'ascendant que nous lais-
sons prendre sur nous aux hommes d'action revêtus d'un pouvoir
2.
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90 BEVUE DES DEUX MONDES,
absolu, et j'osai tenter quelques efforts intérieurs pour tracer des
bornes, dans ma pensée» à cette donation volontaire de tant
d'hommes à un homme. Cette première secousse me fit entrouvrir
la paupière, et j'eus l'audace de regarder en face l'aigle éblouissant
qui m'avait enlevé, tout enfant, et dont les ongles me pressaient
les reins.
Je ne tardai pas à trouver des occasions de l'examiner de plus
près, et d'épier l'esprit du grand homme, dans les actes obscurs
de sa vie privée.
On avait osé créer des pages , comme je vous l'ai dit, mais nous
portions l'uniforme d'officiers en attendant la livrée verte à culot-
tes rouges que nous devions prendre au sacre. Nous servions
d'ccuyers, de secrétaires et d'aides-de-camp jusque-là, selon la vo-
lonté du maître qui prenait ce qu'il trouvait sous sa main. Déjà il
se plaisait à peupler ses antichambres; et comme le besoin de domi-
ner le suivait partout , il ne pouvait s'empêcher de l'exercer dans
les plus petites choses et tourmentait autour de lui ceux qui l'en-
touraient, par l'infatigable maniement d'une volonté toujours pré-
sente. Il s'amusait de ma timidité; il jouait avec mes terreurs et
mon respect.— Quelquefois il m'appelait brusquement, et me
voyant entrer pâle et balbutiant , il s'amusait à me faire parler long-
temps pour voir mes étonnemens troubler mes idées. Quelquefois,
tandis que j'écrivais sous sa dictée, il me tirait l'oreille tout d'un
coup, à sa manière , et me faisait une question imprévue sur quel-
que vulgaire connaissance comme la géographie ou l'algèbre, me
posant le plus facile problème d'enfant; il me semblait alors que
la foudre tombait sur ma tète. Je savais mille fois ce qu'il deman-
dait, j'en savais plus qu'il ne le croyait, j'en savais même souvent
plus que lui, mais son œil me paralysait. Lorsqu'il était hors de la
chambre , je pouvais respirer, le^sang commençait à circuler dans,
mes veines, la mémoire me revenait et avec elle une honte inexpri-
mable; la rage me prenait, j'écrivais ce que j'aurais dû lui répon-
dre ; puis je me roulais sur le tapis , je pleurais, j'avais envie de me
tuer.
c Quoi! me disais-je , il y a donc des têtes assez fortes pour être
sûres de tout et n'hésiter devant personne? des hommes qui s'é-
tourdissent par l'action sur toute chose, et dont l'assurance écrase
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LE CAPITAINE RENAUD. 21
les autres en leur faisant penser que la clé de tout savoir et de
tout pouvoir » clé qu'on ne cesse de chercher, est dans leur poche»
et qu'ils n'ont qu'à l'ouvrir pour en tirer lumière et autorité infail-
libles? > — Je sentais pourtant que c'était là une force fausse et
usurpée. Je me révoltais, je criais : « Il ment! Son altitude, sa
voix, son geste, ne sont qu'une pantomime d'acteur, une miséra-
ble parade de souveraineté, dont il doit savoir la vanité. Il n'est
pas possible qu'il croie en lui-même aussi sincèrement ! Il nous
défend à tous de lever le voile, mais il se voit nu par-dessous. Et
que voit-il? un pauvre ignorantcomme nous tous, et sous tout cela,
la créature faible! » — Cependant je ne savais comment voir le
fond de cette ame déguisée. Le pouvoir et la gloire le défendaient
sur tous les points; je tournais autour sans réussir à y rien sur-
prendre, et ce porc-épic toujours armé se roulait devant moi , n'of-
frant de tous côtés que des pointes acérées. —Un jour pourtant,
le hasard, notre maître à tous, les entr'ouvrit, et à travers ces piques
et ces dards fit pénétrer une lumière d'un moment. — Un jour, ce
fut peut-être le seul de sa vie, il rencontra plus fort que lui et re-
cula un instant devant un ascendant plus {/rand que le sien. — J'en
fus témoin , et me sentis vengé. — Voici comment cela m' arriva :
Nous étions à Fontainebleau. Le Pape venait d'arriver. L'Em-
pereur l'avait attendu impatiemment pour le sacre, et l'avait reçu
en voiture , montant de chaque côté au même instant avec une éti-
quette en apparence négligée, mais profondément calculée de ma-
nière à ne céder ni prendre le pas; ruse italienne. Il revenait au châ-
teau, tout y était en rumeur; j'avais laissé plusieurs officiers dans
la chambre qui précédait celle de l'Empereur, et j'étais resté seul
dans la sienne. — Je considérais une longue table qui portait, au
lieu de marbre, des mosaïques romaines, et que surchargeait un
amas énorme de placets. J'avais vu souvent Bonaparte rentrer et
leur faire subir une étrange épreuve. Il ne les prenait ni par or-
dre, ni au hasard; mais quand leur nombre l'irritait, il passait sa
main sur la table de gauche à droite et de droite à gauche, comme-
un faucheur, et les dispersait jusqu'à ce qu'il en eût réduit le nom-
bre à cinq ou six qu'il ouvrait. Cette sorte de jeu dédaigneux
m'avait ému singulièrement. Tous ces papiers de deuil et de dé-
tresse repoussés et jetés sur le parquet, enlevés comme par un
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22 Ittnrtfi DÉS îflEÛX MOTCDES.
vent de colère, ces implorations inutiles des veuves et des orphe-
lins n'ayant pour chances de secours quela manière dont les feuil-
les volantes étaient balayées par le chapeau consulaire; toutes ces
feuilles gémissantes, modifiées par des larmes de fenrtHe, traînant
au hasard sous -ses bottes» et sur lesquelles il marchait -comme sur
ses morts du champ de bataille, me représentaient la destinée pré-
sente de la France comme une loterie sinistre, et; toute grande
qu'était la main indifférentes* rude qui tirait les lots, je pensais
qu'il n'était pas juste de livrer ainsi au caprice de ses coups' de
poing tant de fortunes obscures qui eussent été peut-être un jour
aussi grandes que la sienne, si un point d'appui leur eût été donné.
Je sentis mon cœur battre contre Bonaparte et se révolter, mais
honteusement, mais en coeur d'esclave qu'il était, le considérais
ces lettres abandonnées, des cris de douleur inattendus s'élevaient
de leurs plis profanés ; et les prenant pour les Kre , les rejetant en-
suite, moi-même je me faisais juge entre ees malheureux et le
maître qu'ils s'étaient donné, et qui allait aujourd'hui s'asseoir
plus solidement que jamais sur leurs têtes. Je tenais dans ma
main l'une de ces pétitions méprisées, lorsque le bruit des tam-
bours qui battaient aux champs , m'apprit l'arrivée subite de l'Em-
pereur. Or, vous savez que de même que l'on voit la lumière du
canon avant d'entendre sa détonation, on le voyait toujours en
même temps qu'on était frappé du .brait de son approche, tant
ses allures étaient promptes, et tant il semblait pressé de vivre et
de jeter ses actions les unes sur les autres. Quand il entrait à che-
val dans la cour d'un palais, ses guides avaient peine à le suivre,
et le poste n'avait pas le temps de prendre les armes , qu'il était
déjà descendu de cheval et montait l'escalier. Cette fois j'entendis
ses talons résonner en même temps que le tambour. J'eus le
temps à peine de me jeter dans l'alcôve d'un grand lit de parade
qui ne servait à personne, fortifié d'une balustrade de prince et
fermé heureusement, plus qu'à demi, par des rideaux semés
d'abeilles.
L'Empereur était fort agité; il marcha seul dans la chambre
comme quelqu'un qui attend avec impatience et fit en un instant
trois fois sa longueur, puis s'avança vers la fenêtre et se mit à y
tambouriner une marche avec les ongles. Une voiture roula encore
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Ut CAPITÀIHS» RBHAU». 25 "
dans te* cours* il ces» (te battra, frappa- des pie* deux ou
trois fois €omne uftpatieiaé de la* v«e de quelque chose qui se
faisait aveo lenteur* puis alla brusquement à la porte et rouvrit
auPipev
Pie Vtfenlr» seul , Bonaparte se M ta derefcrwer Je porte der-
rière lui avec une promptitude de geôlier. Je sentis une grande
terreur, je l'avoue, en ipe voyant en tiers entre de telles gens. Ce-
pendant je restais sans voix et sans mouvement , regardant et écou-
tant de toute la puissaaoa de me» esprit.
Le Pape était d'une* taille élevée; il avait' un visage alongé,
jaune, souffrant, mais plein d'une noblesse sainte et d'une bonté
sans bornes* Ses yeux noirs étaient grands et beaux; sa bouche
était entrouverte par un sourire bienveillant auquel son menton
avancé donnait une expression de finesse très spirituelle et très
vive, sourire qui n'avait rien de la sécheresse politique-, mais tout
de la bonté chrétienne. Une calotte blanche couvrait ses cheveux
longs, noir»i mais si Bonnes de larges mèches argentées. Il por-
tait négligemment sur ses épaules coubées , un long camail de ve-
vours rouge, et sa robe traînait sur ses pieds. Il entra lentement
avec la: démarcheealmeet prudente d'une femme âgée.* Il vint s'as-
seoir les yeux baissés sur ttn des grands fauteuils romains dorés et
chargés d'aigles , et attendit ce que lui allait dire l'autre Italien.
Ah ! monsieur ! quelle scène ! quelle scène ! je la vois encore. Ce
ne fut pas le génie de l'homme qu'elle me montra , mais ce fut son
caractère, et si son vaste esprit ne s'y déroula pas, du moins son
cœur éclata. — Bonaparte n'était pas alors» ce que vous l'avez vu
depuis; il n'avait point ce ventre de financier, ce visage joufffa
et malade, ces jambes de goutteux, tout cet infirme embonpoint
que l'art a malheureusement saisi pour en faire un. type, selon le
langage actuel , et qui a laissé de lui à la foule je ne sais quelle
forme populaire et grotesque qui le livre aux jouets d'enfans et le
laissera peut-être un jour fabuleux et impossible comme l'informe
Polkhinelle.— r II n'était point ainsi alors , monsieur , mais nerveux
et souple, mais leste, vif et élancé, conyulsif dansées gestes, gra-
cieux dans quelques momens, recherché dans ses manières, sa poi-
trine plate et rentrée entre les épaules, et tel encore que je l'avais
vu à Malte , le visage mélancolique et effilé.
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24 REVUE DES DEUX MONDES.
Il ne cessa point de marcher dans la chambre, quand le Pape fut
entré ; il se mit à roder autour du fauteuil comme un chasseur
prudent; et s'arrétant tout à coup en face de lui dans l'attitude
raide et immobile d'un caporal, il reprit une suite de la conversa-
tion commencée dans leur voiture» interrompue par l'arrivée et
qu'il lui tardait de reprendre.
— Je vous le répète , saint-père, je ne suis point un esprit fort ,
moi, et je n'aime pas les raisonneurs et les idéologues. Je vous
assure que, malgré mes vieux républicains, j'irai à la messe.
II jeta ces derniers mots brusquement au Pape comme un coup
d'encensoir lancé au visage et s'arrêta pour en attendre l'effet,
pensant que les circonstances tant soit peu impies qui avaient pré-
cédé l'entrevue devaient donner à cet aveu subit et net une valeur
extraordinaire. —Le Pape baissa les yeux et posa ses deux mains
sur les têtes d'aigle qui formaient les bras de son fauteuil. Il parut,
par cette attitude de statue romaine , qu'il disait clairement : Je me
résigne d'avance à écouter toutes les choses profanes qu'il lui
plaira de me faire entendre.
Bonaparte fit le tour de la chambre et du fauteuil qui se trouvait
au milieu, et je vis, au regard qu'il jetait de côté sur le vieux pon-
tife, qu'il n'était content ni de lui-même ni des on adversaire et qu'il
se reprochait d'avoir trop lestement débuté dans cette reprise de
conversation. Il se mit donc à parler de suite, en marchant circu-
lairement et jetant à la dérobée des regards perça n s dans les gla-
ces de l'appartement où se réfléchissait la figure grave du saint-
père, et le regardant en profil, quand il passait près de lui, mais
jamais en face, de peur de sembler trop inquiet de l'impression de
ses paroles.
—Il y a quelque chose, dit-il, qui me reste sur le cœur, saint-
père, c'est que vous consentez au sacre de la même manière que
l'autre fois au concordat, comme si vous y étiez forcé. Vous avez
un air de martyr devant moi , vous êtes là comme résigné, comme
offrant au ciel vos douleurs. Hais en vérité ce n'est pas là votre
situation, vous rfétes pas prisonnier, pardieul vous êtes libre
comme l'air.
Pie VII sourit avec tristesse et le regarda en face. Il sentait ce
qu'il y avait de prodigieux dans les exigences de ce caractère des-
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LE CAPITAINE RENAUD. 25
potique à qui , comme à tous les esprits de même nature , il ne suf-
fisait pas de se foire obéir s'il n'était obéi avec l'air d'avoir désiré
ardemment ce qu'il ordonnait.
— Oui, reprit Bonaparte avec plus de force, vous êtes parfaite-
ment libre ; vous pouvez vous en retournera Rome, la route est
ouverte, personne ne vous retient.
Le Pape soupira et leva sa main droite et ses yeux au ciel sans
répondre; ensuite il laissa retomber très lentement son front ridé»
et se mit à considérer la croix d'or suspendue à son cou.
Bonaparte continua à parler en tournoyant plus lentement. Sa
toîx devint douce et son sourire plein de grâce.
— Saint-père, si la gravité de votre caractère ne m'en empê-
chait, je dirais, en vérité, que vous êtes un peu ingrat. Vous ne
paraissez pas vous souvenir assez des bons services que la France
vous a rendus. Le conclave de Venise , qui vous a élu pape , m'a un
peu l'air d'avoir été inspiré par ma campagne d'Italie et par un
mot que j'ai dit sur vous. L'Autriche ne vous traita pas bien alors,
et j'en fus très affligé. Votre sainteté fut , je crois , obligée de reve-
nir, par mer, à Rome , faute de pouvoir passer par les terres au-
trichiennes.
Il s'interrompit pour attendre la réponse du silencieux hôte
qu'il s'était donné; mais Pie VII ne fit qu'une inclination de tête
presque imperceptible, et demeura comme plongé dans un abatte-
ment qui l'empêchait d'écouter.
Bonaparte alors poussa du pied une chaise près du grand fau-
teuil du Pape. — Je tressaillis, parce qu'en venant chercher ce
siège, il avait effleuré de son épaulette le rideau de l'alcôve où
j'étais caché.
— Ce fut, en vérité, continua-t-il , comme catholique que cela
m'affligea. Je n'ai jamais eu le temps d'étudier beaucoup la théo-
logie, moi , mais j'ajoute encore une grande foi à la puissance de
l'Église, elle a une vitalité prodigieuse, saint-père. Voltaire vous
a bien un peu entamés, mais je ne l'aime pas, et je vais lâcher sur
lui un vieil oratorien défroqué. Vous serez content, allez; tenez ,
nous pourrions , si vous vouliez , faire bien des choses de l'avenir.
Ici il prit un air d'innocence et de jeunesse très caressant.
— Moi, je ne sais pas, j'ai beau chercher, je ne vois pas bien 9
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26 REfVCE DBS OWX MOVDES.
*n vérilé, pourquoi vous «iriez -de' h; répugnance à siéger à
.'Paris, pornr toujours? Je vouslateserats, ma foi, les Toileries si
vous vouliez. Vous y trouverez déjà votre chambre -de Moote-
tCfevaHoqui vous attend. Moi, je «'y séjourne guère. Ne voyez-vous
pas bien, padre^ quee'est là la vraie capitale du monde? Moi, je
ferais tout ce que vous voudriez ; «d'abord , je suis meilleur enfant
• qu'on ne eroit. Pourvu que la guerre et'la politique fatigante me
fussent laissées , vous arrangeriez l'Église comme il voafc plairait.
Je serais votre soldat tout*à-fait. Véyez , ce serait vraiment beau ;
nous aurions nos «conciles oomme Constantin et Charlemagne , je
les ouvrirais et les fermerais; je vous -mettrais ensuite dans la main
les vraies clés du monde , et comme notre Seigneur a dit :-Je suis
venu 'avec l'épée , Jçgarderais l'<épée , moi ; je vous Ja rapporterais
.«seulement à bénir après chaque snccàs*de nos anses.
Il s'inclina légèrement en disant ces derniers taots.
Le Pape , qui jusque-là n'avait cessé de demeurer sans mouve-
ment comme ane statue égyptienne, releva lentement sa tête à
demi baissée* sourit avec mélancolie, leva ses yeux en haut et dit,
«près un soupir paisible, comme s'il eût confié sa pensée à son
ange gardien invisible :
— Commedidnle!
Bonaparte sauta de sa chaise et bondit comme nn léopard blessé.
Une vraie colère le prit* une de tes colères jaunes. Il marcha
d'abord sans parler, se mordant les lèvres jusqu'au sang. Il ne
tournait pinson cercle autour de sa proie avec des regards fins et
une marche cauteleuse* mais il allait droit et ferme, en long et en
larçje, bra*queaicfnt» frappant du pied et faisant sonner ses talons
éperonnés. La chambre tressaillit, les rideaux frémirent comme
les arbres à rapproche <lu tonnerre ; il me semblait qu'il allait ar-
river quelque terrible et grande chose ; mes cheveux me firent
mal, et j'y portai la main malgré moi. Je regardai le Pape, il ne
remua pas , seulement il serra de ses deux mains les têtes d'aigle
des bras du fauteuil.
La boinbe éclata tout à coup.
— Comédien ! moi ! Ah ! je vous donnerai des comédies à vous
faire tous pleurer commodes femmes etdesenfans.— Comédien!
— Ah ! vous n y êtes pas, si vous croyez qu'on puisse avec moi
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LK CAPITALE RESUUJD* 27 .
faire du sang-froid insolent? Mon théâtre , c'est le monde; le rôle,
qnej y joue, c'est celui de maître et d'auteur; pour comédiens j'ai
vous tous , papes, rois, peuple; et le fil par lequel je vous remue»
c'est la peur ! — Comédien! Ah! il faudrait être d'une autre taille
que la vôtre pour m'oser applaudir ou siffler. Signor Chiaramonti !
savez- vous bien qiie vous ne seriez qu'un pauvre curé si je le vou-
lais. Vous et voire tiare > la. France vous rirait au ne», si je ne
gardais mon air sérieux en vous saluant,
D y a quatre ans, seulement, personne n'eût osé parler tout
haut du Christ. Qui donc eût parlé du Pape, s'il vous plaît! -—
Comédien ! Ah ! messieurs , vous prenez vite pied chez nous ! Vous
êtes de mauvaise humeur, parce que je n'ai pas été assez sot pour
signer, comme Louis XI V , la désapprobation des libertés gallica-
nes ! — Mais on ne me pipe pas ainsi* — C'est moi qui vous tiens
dans mes doigts, c'est moi qui vous porte du midi au nord, comme
des marionnettes ; c'est moi qui fais semblant de vous compter pour
quelque chose , parce que vous représentez une vieille idée que je
veux ressusciter, et vous n'avez pas l'esprit de voir cela , et de faire
comme si vous ne vous en aperceviez pas. — Mais non! Il faut
tout vous dire ! il faut vous, mettre le nez sur les choses pour que
vous les compreniez. Et vous croyez bonnement que l'on a besoin
de vous, et vous relevez la tête, et vous vous drapez dans vos
robes de femmes? — Mais sachez bien qu'elles ne m'en imposent
nullement, et. que, si vous continuez, vous ! je traiterai la vôtre
comme Charles XII celle du grand- visir; je la déchirerai d'un
coqp d'éperon.
U se tut*. Je n'osais pas respirer. J'avançai la tête, n'entendant
plus sa voix tonnante, pour voir si le pauvre vieillard était mort
d'effroi : le même calme dans l'attitude, le même calme sur le vi-
sage. Il leva une seconde fois les yeux au ciel , et après avoir en-
core jeté un profond soupir, il sourit avec amertume et dit :
— Tragedianle!
Bonaparte, en ce moment, était au bout de la chambre appuyé
sur la cheminée de marbre aussi haute que lui. II partit comme un
trait courant sur le vieillard; je crus qu'il Fallait tuer. Mais il s'ar-
rêta court, prit, sur la table, un vase de porcelaine de Sèvres, où
le château Saint-Ange et le Capitole étaient peints, et le jetant sur
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28 REVUE DES DEUX MONDES.
les chenets et le marbre, le broya sous ses pieds. Puis tout d'un
coup s'assit et demeura dans un silence profond et une immobilité
formidable.
Je fus soulagé. Je sentis que la pensée réfléchie lui était revenue»
et que le cerveau avait repris l'empire sur les bouillonnemens du
sang. Il devint triste, sa voix fut sourde et mélancolique, et dès
sa première parole, je compris qu'il était dans le vrai, et que ce
Protée , dompté par deux mots , se montrait lui-même.
— Malheureuse vie! dit-il d'abord. — Puis il rêva, déchira le
bord de son chapeau, sans parler pendant une minute encore et
reprit, se parlant à lui seul , au réveil.
— C'est vrai! Tragédien ou comédien. —
Tout est rôle, tout est costume pour moi depuis long-temps et
pour toujours. Quelle fatigue! quelle petitesse! Poser! toujours
poser! de face pour ce parti, de profil pour celui-là, selon leur
idée. Leur paraître ce qu'ils aiment que l'on soit et deviner juste
leurs rêves d'imbécilles. Les placer tous entre l'espérance et la
crainte. — Les éblouir par des dates et des bulletins , par des pres-
tiges de distance et des prestiges de noms. Être leur maître à tous
et ne savoir qu'en faire. Voilà tout, ma foi! — Et après ce tout,
s'ennuyer autant que je fais, c'est trop fort. — Car, en vérité, pour-
suivit-il, en se croisant les jambes et se couchant dans un fauteuil,
je m'ennuie énormément. — Sitôt que je m'assieds, je crève d'en-
nui. — Je ne chasserais pas trois jours à Fontainebleau sans périr
de langueur. — Moi , il faut que j'aille et que je fosse aller. Si je
sais où , je veux être pendu , par exemple. Je vous parle à cœur
ouvert. J'ai des plans pour la vie de quarante empereurs, j'en fais
un tous les matins et un tous les soirs; j'ai une imagination infati-
gable, mais je n'aurais pas le temps d'en remplir deux que je
serais usé de corps et d'ame; car notre pauvre lampe ne brûle pas
long-temps. Et franchement, quand tous mes plans seraient exé-
cutés, je ne jurerais pas que le monde s'en trouvât beaucoup plus
heureux; mais il serait plus beau, et une unité majestueuse ré-
gnerait sur lui. — Je ne suis pas un philosophe, moi , et je ne sais
que notre secrétaire de Florence qui ait eu le sens commun. Je
n'entends rien à certaines théories. La vie est trop courte pour
s'arrêter. Sitôt que j'ai pensé , j'exécute. On trouvera assez d'ex-
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LE CAPITAINE RENAUD. 29
plications de mes actions après moi, pour m'agrancfir si je réussis,
et me rappetisser si je tombe. Les paradoxes sont là tout prêts 9
ils abondent en France. Je les fais taire de mon vivant , mais après
il faudra voir. — N'importe, mon affaire est de réussir et je
m'entends à cela. Je fais mon Iliade en action, moi, et tous les
joors.
Ici il se leva avec une promptitude gaie et quelque chose d'alerte
et de vivant; il était naturel et vrai dans ce moment-là, il ne son-
geait point à se dessiner comme il fit depuis dans ses dialogues de
Sainte-Hélène ; il ne songeait point à s'idéaliser et ne composait
point son personnage de manière à réaliser les plus belles concep-
tions philosophiques; il était lui, lui-même mis au dehors. — Il
revint près du saint-père qui n'avait pas fait un mouvement, et
marcha devant lui. Là s'enflammant, riant à moitié avec ironie,
il débita ceci, à peu près, tout mêlé de trivial et de grandiose,
selon son usage, en parlant avec une volubilité inconcevable, ex-
pression rapide de ce génie facile et prompt qui devinait tout à
la fois , sans études. — La naissance est tout, dit-il; ceux qui vien-
nent au monde pauvres et nus sont toujours des désespérés. Cela
tourne en action ou en suicide, selon le caractère des gens. Quand
ils ont le courage, comme moi , de mettre la main à tout, ma foi!
ils font le diable. Que voulez-vous? Il faut vivre. Il faut trouver sa
place et faire son trou. Moi, j'ai fait le mien comme un boulet de
canon. Tant pis pour ceux qui étaient devant moi. — Les uns se
contentent de peu, les autres n'ont jamais assez. — Qu'y faire?
Chacun mange selon son appétit; moi, j'avais grand'faim ! — Te-
nez, saint-père; à Toulon, je n'avais pas de quoi acheter une paire
d'épaulettes, et au lieu d'elles, j'avais une mère et je ne sais com-
bien de frères sur les épaules. Tout cela est placé à présent , assez
convenablemement, j'espère. Joséphine m'avait épousé, comme
par pitié, et nous allions la couronner à la barbe de Raguideau
son notaire, qui disait que je n'avais que la cape et l'épée. Il n'a-
vait, ma foi! pas tort. — Manteau impérial, couronne, qu'est-ce
que tout cela? Est-ce à moi? — Costume! costume d'acteur! Je
Tais l'endosser pour une heure et j'en aurai assez. Ensuite je re-
prendrai mon petit habit d'officier et je monterai à cheval. — Tou-
jours à cheval! toute la vie à cheval! — Je ne serai pas assis un
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30 REVUE DES DEUX. N01TOE8,. .
jour sans courir le risque d'être jeté à bas du fauteuil Eslrce donc
bien à envier? Hein?
Je vous le dis, saint-père, il n'y a au monde que deux classes
d'hommes : ceux qui ont et ceux qui gagnent.
Les premiers se couchent, les autres se remuent. Comme j'ai
compris cela de bonne heure et à propos , j'irai loin , voilà tout. Il
n'y en a que deux qui soient arrivés en commençant à quarante
ans, Cromwell et Jean-Jacques; si vous aviez donné à l'un une .
ferme et à l'autre douze cents francs et sa servante, ils n'auraient
ni prêché, ni commandé, ni écrit. Il y a des ouvriers en bâtimcns*
en couleurs, en formes et en phrases; moi je suis ouvrier en ba-
tailles. C'est mon état. — A trente-cinq ans j'en ai déjà fabriqué
dix-huit qui s'appellent : victoires. — Il faut bien qu'on me paie
mon ouvrage. Et le payer d'un trône, ce n'est pas trop cher. —
D'ailleurs je travaillerai toujours. Vous en verrez bien d'autres.
Vous verrez toutes les dynasties dater de la mienne , tout parvenu
que je suis et élu. Élu comme vous, saint-père, et tiré de la foule.
Sur ce point nous pouvons nous donner la main.
Et, Rapprochant , il tendit sa main blanche et brusque vers la
main décharnée et timide du bon Pape, qui, peut-être attendri
par le ton de bonhomie de ce dernier mouvement de l'Empereur,
peut-être par un retour secret sur sa propre destinée et une triste
pensée sur l'avenir des sociétés chrétiennes, lui donna doucement
le bout de ses doigts, Iremblans encore, de l'air d'une grand'mère
qui se raccommode avec un enfant qu'elle avait eu le chagrin de
gronder trop fort. Cependant il secoua, la tête avec tristesse, et je
vis rouler de ses beaux yeux une larme qui glissa rapidement sur
sa joue livide et desséchée. Elle me parut le dernier adieu du
christianisme mourant qui abandonnait la terre à l'égoïsme et an
hasard.
Bonaparte jeta un regard furtif sur cette larme arrachée à ce
pauvre cœur, et je surpris même, d'un côté de sa bouche, ua
mouvement rapide qui ressemblait à un sourire de triomphe. En.
ce moment, celte nature toute puissante me parut moins élevée et
moins exquise que celle de son saint adversaire; cela me fit rou-
gir, sous mes rideaux, de tous mes enthousiasmes passés; je sentis
aine tristesse toute nouvelle en découvrant combien la pins haute
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t£ CAPITAINE kEttÂtJft. "31
grandeur -politique pouvait devenir petite dans ses froides rases
de vanité, ses pièges misérables, et ses noirceurs de roué. Je vis
qu'il n'avait rien voulu de son prisonnier, et que c'était une joie ta-
tite qu'if s'était donnée de n'avoir pas faibli dans ce téte-à-téte, et
s'étânt laissé surprendre à l'émotion dé la colère , de foire fléchir
le captif sous l'émotion de la fatigue, de la crainte, et de toute*
les faiblesses qui amènent un attendrissement inexplicable sur la
paupière d'un vieillard. —U avait voulu atoir le dernier, et sortit,
sans ajouter un mot, aussi brusquement qu'il était entré. Je ne vis
pas s il avait salué le Pape, et je ne le crois pas.
CHAPITRE V.
Sitôt queTEmperear fut sorti de l'appartement , deux ecclésias-
tiques vinrent auprès du saint-père , et l'emmenèrent en le soute-
nant sous chaque bras , altéré , ému et tremblant.
Je demeurai, jusqu'à la nuit, dans l'alcôve d'où j'avais écouté
fcet entretien. Mes idées étaient confondues, et la terreur de cette
scène n'était pas ce qui les dominait. J'étais accablé de ce que j'a-
vais vu, et sachant à présent à quels calculs mauvais l'ambition
toute personnelle pouvait faire descendre le génie , je baissais cette
passion qui venait de flétrir, sous mes yeux, le plus brillant des
dominateurs ; celui qui donnera peut-être son nom au siècle pour
Pavoir arrêté dix ans dans sa marche. Je sentis que c'était folie
que de se dévouer & un homme, puisque l'autorité despotique ne
peut manquer de rendre mauvais nos faibles cœurs; mais je ne
feavais à quelle idée me donner désormais. Je vous l'ai dit, j'avais
dix-huit ans alors, et je n'avais encore en moi qu'un instinct vague
du vrai, du bon et du beau, mais assez obstiné pour m'attacher
sans cesse à cette recherche. C'est la seule chose que j'estime en moi.
Je jugeai qu'il était de mon devoir de me taire sur ce que j'avais
tu ; mais j'eus bien lied de croire que l'on s'était aperçu de ma dis-
parition momentanée de la suite de l'Empereur, car voici ce qui
itf arriva. Je ne remarquai dans les manières du maître aucun
changement à mon égard. Seulement, je passai peu de jours près
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32 REVUE DES DEUX MONDES.
de lui, et l'étude attentive que j'avais voulu faire de son caractère
fut brusquement arrêtée. Je reçus un matin Tordre de partir sur-
le-champ pour le camp de Boulogne, et à mon arrivée, Tordre de
m'embarquer sur un des bateaux plats que Ton essayait en mer.
Je partis avec moins de peine que je ne m'y fusse attendu, si Ton
m'eût annoncé ce voyage avant la scène de Fontainebleau. Je res-
pirai en m'éloignant de ce vieux château et de sa forêt, et à ce
soulagement involontaire je sentis que mon sèidisme était mordu
au cœur. Je fus attristé d'abord de cette première découverte, et
je tremblais pour l'éblouissante illusion qui faisait pour moi un
devoir de mon dévouement aveugle. Le grand égoïste s'était montré
à nu devant moi; mais à mesure que je m'éloignai de lui , je Com-
mençai à le contempler dans ses œuvres , et il reprit encore sur
moi, par cette vue, une partie du magique ascendant par le-
quel il avait fasciné le monde. — Cependant ce fut plutôt l'idée
gigantesque de la guerre qui désormais m'apparut, que celle
de l'homme qui la représentait d'une si redoutable façon, et
je sentis à cette grande vue un enivrement insensé redoubler en
moi pour la gloire des combats, m'étourdissant sur le maître qui
les ordonnait, et regardant avec orgueil le travail perpétuel des
hommes qui ne me parurent tous que ses humbles ouvriers.
Le tableau était homérique en effet et bon à prendre des écoliers
par l'étourdissement des actions multipliées. Quelque chose de
faux s'y démêlait pourtant et se montrait vaguement à moi , mais
sans netteté encore , et je sentais le besoin d'une vue meilleure que
la mienne qui me fît découvrir le fond de tout cela. Je venais d'ap-
prendre à mesurer le capitaine, il me fallait sonder la guerre. —
Voici quel nouvel événement me donna cette seconde leçon. Car
j'ai reçu trois rudes enseignemens dans ma vie , et je vous les ra-
conte après les avoir médités tous les jours. Leurs secousses me
furent violentes, et la dernière acheva de renverser l'idole de mon
ame.
L'apparente démonstration de conquête et de débarquement en
Angleterre, l'évocation des souvenirs de Guillaume-le-Conquérant,
la découverte du camp de César à Boulogne , le rassemblement
subit de neuf cents bâtimens dans ce port, sous la protection d'une
flotte de cinq cents voiles, toujours annoncée ; l'établissement des'
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LE CAPITAINE RENAUD. 33
camps de Dunkerque et d'Ostende, de Calais , de Montreuil et
de Saint-Omer, sous les ordres de quatre maréchaux ; le trône mi-
litaire d'où tombèrent les premières étoiles de la Légion-d'Honneur;
les revues, les fêtes , les attaques partielles, tout cet éclat réduit,
selon le langage géométrique, à sa plus simple expression, eut
trois buts: inquiéter F Angleterre, assoupir l'Europe, concentrer
et enthousiasmer l'armée.
Ces trois points dépassés, Bonaparte laissa tomber pièce à
pièce la machine artificielle qu'il avait fait jouera Boulogne. Quand
j'y arrivai , elle jouait à vide , comme celle de Marly . Les généraux
y faisaient encore les faux mouvemens d'une ardeur simulée dont
ils n'avaient pas la conscience. On continuait à jeter encore à la
mer quelques malheureux bateaux dédaignés par les Anglais et
coulés par eux de temps à autre. Je reçus un commandement sur
l'une de ces embarcations, dès le lendemain de mon arrivée.
Ce jour-là, il y avait en mer une seule frégate anglaise. Elle
courait des bordées avec une majestueuse lenteur, elle allait, elle
venait, elle virait, elle se penchait , elle se relevait , elle se mirait ,
die glissait, elle s'arrêtait, elle jouait au soleil comme un cygne
qui se baigne. Le misérable bateau plat de nouvelle et mauvaise
invention s'était risqué fort avant avec quatre autres bâtimens pa-
reils, et nous étions tout fiers de notre audace, lancés ainsi depuis
le matin, lorsque nous découvrîmes tout à coup les paisioles jeux
de la frégate. Us nous eussent sans doute paru fort gracieux et
poétiques, vus de la terre ferme, ou seulement si elle se fût amu-
sée à prendre ses ébats entre l'Angleterre et nous , mais c'était au
contraire entre nous et la France. La côte de Boulogne était à
plus d'une lieue. Cela nous rendit pensifs. Nous fîmes force de
nos mauvaises voiles et de nos plus mauvaises rames, et pendant
que nous nous démenions, la paisible frégate continuait à prendre
son bain de mer et à décrire mille contours agréables autour de
nous, faisant le manège et changeant de main comme un cheval
bien dressé et dessinant des s et des % sur l'eau , de la façon la plus
aimable. Nous remarquâmes qu'elle eut la bonté de nous laisser
passer plusieurs fois devant elle sans tirer un coup de canon, et
même tout d'un coup elle les retira tous dans l'intérieur et ferma
tous ses sabords. Je crus d'abord que c'était une manœuvre toute
TOME iv. 3
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54 RETUE DES DEUX MÔKMS.
pacifique et je ne comprenais rien à cette politesse. —Mais un gros
vieux marin me donna un coup de coudent me dit : Yeilà qui va
mal. En effet, après nous. avoir, laissé bien courir devant elle,
comme des souris devant un chat, l'aimable et beUefnégate arriva
sur noua à toutes, voiles et sans daigner .faire feu, neusheartade
sa proue comme on cheval du poitrail, nous brisa, pqus écrasa,
nous coula et passa joyeusement par-dessus, nous, laissant quet
ques canot» pocher les prisonniers desquels je fus, moi, dixième
sur deux cents hommes que nous étions au départ. La belle fré-
gate se nommait la Naïade, et pour ne pas perdre loabhudef ranr
çaise des jeux de mots , vous pensez bien que nous ne manquâmes
jamais de rappeler depuis la. Noyade.
J'avais pris un bain si violent, que Ton était sur le pomt da me
rejeter comme mort dans la mer , quand un officie* qui visitait
mon portefeuille^ trouva la lettre 'démon père que vous* veoez de
lire et la signature deiord Collingwood* II me* fit donner des «oins
plus attentifs; on me trouva quelques signes de vie, et quand je
repris connaissance, ce fut, non à bord de la gracieuse Naïade.
mais sur la Victoire (thb Victoky ). Je demandai qui commandait
cet autre navire. On me répondit laconiquement .lard GoUiBgwood.
Jocrusqu il était fils de celui qui avait connu mon père; maîsiquand
on me conduisit à lui , je fus détrompé. C'était le même homme.
Je ne pus contenir ma surprise quand il me dit , avec une bonté
toute paternelle, qu'il ne, s'attendait pas à être le gardien du fils
après Tavoir été du père, mais qu'il espérait qu'il ne s'en trouve-
rait pas plus mal; qu'il avait. assisté aux. derniers momeas de ce
vieillard, et qu'en apprenant mon nom, il avait .voukknïavoir à son
bord ; il me parlait le meilleur français, avec une douceur mélan-
colique dont l'expression ne m'est jamais, sortie de la mémoire. Il
m'offrit de rester à son bord sur parole de ne faire aucune tenta-;
tive d'évasion. J'en donnai ma parole d'honneur, sans hésiter, à
la manière des jeunes gens de dix-huit ans, et me trouvant beau?
coup mieux a bord de la Victoire que sur quelque ponton, Étonné
de ne rien voir qui justifiât les préventions qu'on nous donnait con-
tre les Anglais, je fis connaissance assea facilement avec Jes offi-
ciers du bâtiment , quo mon ignorance de la mer et dd leur langue
amusait beaucoup , et qui se divertirent à me faire connaître l'une
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XB CkPmSKB REîfMJD. 3K
• et l'autre, avec une politesse d'autant plus grande, que leur ami-
ral me traitait comme son fils. Cependant une grande tristesse me
prenait quand je voyais de loin les côtes blanches de la Norman-
die, et je me retirais pour ne pas pleurer. Je résistais à l'envie
que j'en avais, parce que j'étais jeune et courageux; mais ensuite,
dès que ma volonté ne surveillait plus mon cœur , dès que j'étais
couché et endormi , les larmes sortaient de mes yeux malgré moi
et trempaient mes joues et la toile de mou lit au- point de me ré-
veiller.
Un soir surtout , il y avait eu une prise nouvelle d'un brick fran-
çais; je l'avais vu périr de loin , sans que Ton pût sauver un seul
homme de l'équipage, et, malgré la gravité et la retenue des of-
ficiers, il m'avait bien fallu entendre les cris et les hourras des
matelots qui voyaient avec joie l'expédition s'évanouir et la mer
engloutir goutte à goutte celte avalanche qui menaçait d'écraser
Jenr patrie. Je m'étais retiré et caché tout le jour dans le réduit
que lord Collmgwood m'avait fait donner près de son apparte-
ment, comme pour mieux déclarer sa protection , et, quand la
suit fut venue , je montai seul sur le pont. J'avais senti l'ennemi
autour de moi plus que jamais, et je me mis à réfléchir sur ma
destinée si tôt arrêtée , avec une amertume plus grande. Il y avait
un mois , déjà que j'étais prisonnier de guerre et l'amiral Colling-
wood , qui , en public , me traitait avec tant de bienveillance , ne
m'avait parlé qu'un instant en particulier, le premier jour de mon
arrivée à son bord ; il était bon, mais froid, et, dans ses manières,
ainsi que dans celles des officiers anglais , il y avait un point où
tous les epanchemens s'arrêtaient, et où la politesse compassée se
présentait comme une barrière, sur tous les chemins. C'est à eeia
que se fait sentir la vie en pays étrangers. J'y pensais avec une
sorte de terreur en considérant l'abjection de ma position qui pou-
vait durer jusqu'à la fin de la guerre, et je voyais coaaœeinévitaWe
la sacrifice de ma jeunesse, anéantie dans la, honteuse inutilité du
prisonnier. La frégate marchait rapidement, toutes voHes dehors,
et je ne la sentais pas aller. J'avais appuyé mes deux mains à un câble
et mon front sur mes deux mains ,. et » ainsi penché, je regardais
dans l'eau de la mes. Ses profondeurs vertes et sombres me don naient
> aorte de vertige, et le silence de la mût n'était interrompu que
3.
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56 REVUE DES DEUX MONDES.
par des cris anglais. J'espérai un moment que le navire m'empor-
tait bien loin de la France et que je ne verrais plus , le lendemain,
ces côtes droites et blanches , coupées dans la bonne terre chérie
de mon pauvre pays. — Je pensais que je serais ainsi délivré du
désir perpétuel que me donnait cette vue, et que je n'aurais pas du
.moins ce supplice de ne pouvoir même songer à in échapper sans
déshonneur, supplice de Tantale où une soif avide de la patrie de-
vait me dévorer pour long-temps. J'étais accablé de ma solitude et
je souhaitais une prochaine occasion de me faire tuer. Je révais à
•composer ma mort habilement et à la manière grande et grave des
anciens. J'imaginais une fin héroïque et digne de celles qui avaient
été le sujet de tant de conversations de pages et d'enfans guer-
riers, l'objet de tant d'envie parmi mes compagnons. J'étais dans
ces rêves qui , à dix-huit ans , ressemblent plutôt a une continua-
tion d'action et de combat qu'à une sérieuse méditation , lorsque
je me sentis doucement tirer par le bras , et , en me retournant ,
je vis, debout derrière moi, le bon amiral Collingwood.
Il avait à la main sa lunette de nuit et il était vêtu de son grand
uniforme avec la rigide tenue anglaise. Il me mit une main sur
l'épaule d'une façon paternelle, et je remarquai un air de mélan-
colie profonde dans ses grands yeux noirs et sur son front. Ses
cheveux blancs , à demi poudrés , tombaient assez négligemment
sur ses oreilles , et il y avait , à travers le calme inaltérable de sa
voix et de ses manières, un fonds de tristesse profonde qui me
frappa ce soir-là surtout, et me donna pour lui, tout d'abord, plus
de respect et d'attention.
-— Vous êtes déjà triste , mon enfant , me dit-il. — J'ai quel-
ques petites choses à vous dire ; voulez* vous causer un peu avec
moi?
Je balbutiai quelques paroles vagues de reconnaissance et de po-
litesse qui n'avaient pas le sens commun probablement , car il ne
les écouta pas, et s'assit sur un banc, me tenant une main. J'étais
debout devant lui.
Vous n'êtes prisonnier que depuis un mois, reprit-il, et je le suis
depuis trente-trois ans. Oui , mon ami , je suis prisonnier de la
mer, elle me garde de tous côtés : toujours des flots et des flots; je
ne vois qu'eux, je n'entends qu'eux. Mes cheveux ont blanchi
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1E CAPITAINE RENAUD. 37
sous leur écume et mon dos s'est un peu voûté déjà sous leur hu-
midité. J'ai passé si peu de temps en Angleterre, que je ne la con-
nais que par la carte. La patrie est un être idéal que je n'ai fait
qu'entrevoir, mais que je sers en esclave et qui augmente pour moi
de rigueur, à mesure que je lui deviens plus nécessaire. C'est le
sort commun et c'est même ce que nous devons le plus souhaiter que
d'avoir de telles chaînes , mais elles sont quelquefois bien lourdes.
Il s'interrompit un instant, et nous nous tûmes tous deux, car je
n'aurais pas osé dire un mot, voyant bien qu'il allait poursuivre.
— J'ai bien réfléchi, me dit-il, et je me suis interrogé sur mon
devoir quand je vous ai eu à mon bord. J'aurais pu vous laisser
conduire en Angleterre, mais vous auriez pu y tomber dans une
misère dont je vous garantirai toujours, et dans un désespoir
dont j'espère aussi vous sauver; j'avais, pour votre père, une
amitié bien vraie, et je lui en donnerai ici une preuve : s'il me voit,
il sera content de moi , n'est-ce pas?
L'amiral se tut encore et me serra la main. 11 s'avança même
dans la nuit et me regarda attentivement pour voir ce que j'éprou-
vais à mesure qu'il me parlait. Mais j'étais trop interdit pour lui
répondre. Il poursuivit plus rapidement.
— J'ai déjà écrit à l'amirauté pour qu'au premier échange vous
fussiez renvoyé en France. Mais cela pourra être long, ajouta-t-il,
je ne vous le cache pas; car, outre que Bonaparte s'y prête mal,
on nous fait peu de prisonniers. — En attendant , je veux vous
dire que je vous verrais avec plaisir étudier la langue de vos enne-
mis, vous voyez que nous savons la vôtre. Si vous voulez, nous
travaillerons ensemble et je vous prêterai Shakspeare et le capi-
taine Gook. — Ne vous affligez pas, vous serez libre avant moi;
car, si l'empereur ne fait la paix, j'en ai pour toute ma vie.
Ce ton de bonté, par lequel il s'associait à moi et nous faisait
camarades dans sa prison flottante, me fit de la peine pour lui; je
sentis que , dans cette vie sacrifiée et isolée, il avait besoin de faire
du bien pour se consoler secrètement de la rudesse de sa mission
toujours guerroyante.
— Milord, lui dis-je, avant de m'enseigner les mots d'une lan-
£ae(nouvelie, apprenez-moi les pensées par lesquelles vous êtes
parvenu à ce calme parfait, à cette égalité d'à me qui ressemble à
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ISS REVUE DES DEUX MONDÉS.
«lu bonheur, et qui cache un éternel ennui.... PardonneMior ce
que je vais tous dire, maïs je crains que cette vertu ne soit qu'une
dissimulation perpétuelle.
— Vous vous trompez grandement , dit-il ; le sentiment du de-
voir finit par dominer tellement l'esprit, qu'il entre dans le carac-
tère et devient un de ses traits principaux, justement comme une
saine nourriture, perpétuellement reçue, peut changer la masse
du sang et devenir un des principes de notre constitution. J'ai
éprouvé plus que tout homme peut-être à quel point il est facile
d'arriver à s'oublier complètement. Mais on ne peut dépouiller
l'homme tout entier, et il y a des choses qui tiennent plus au coeur
que l'on ne voudrait.
Là, il s'interrompit et prit sa longue lunette. Il la plaça sur mon
épaule pour observer une lumière lointaine qui glissait à l'horizon
et, sachant à l'instant au mouvement ce que c'était : — Bateaux
pécheurs, — dit-il, et il se plaça près de moi, assis sur le bord
du navire. Je voyais qu'il avait depuis long-temps quelque chose à
me dire, qu'il n'abordait pas :
— Vous ne me pa riez jamais de votre père , me dit-il tout à coup -r
je suis étonné que vous ne m'interrogiez pas sur lui f 'sur ce qu'il
a souffert, sur ce qu'il a dit sur ses volontés.
Et comme la nuit était très claire, je vis encore que j'étais at-
tentivement observé par ses grands yeux noirs.
— Je craignais d'être indiscret, dis-je avec embarras
lime serra le bras, comme pour m'empécher de parler da-
vantage. %
— Ce n'est pas cela, dit-il , my chiid , ce n'est pas cela.
Et il secouait la tète avec doute et bonté.
— Tai trouvé peu d'occasions de vous parler, milord.
— Encore moins , interrompit-il, vous m'auriez parlé de cela
tous Içs jours si vous l'aviez voulu.
Je remarquai de l'agitation et un peu de reproche dans son accent»
C'était là ce qui lui tenait au cœur. Je m'avisai encore d'une autre
sotte réponse pour me justifier, car riengne rend aussi niais que
les mauvaises excuses.
— Mîlord, lui dis-je, le sentiment humiliant de la captivité ab-
sorbe plus que vous ne pouvez croire.— Et je me souviens que
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LE CAPITAINE REHAUD* 3B
je crus prendre,. en disant .cela, un air de dignité et uae. conte-
nance de Règulus. propres à lui en imposer.
— Ah 1 pauvre garçon ! pauvre enfant ! poor boy! me dit-il, vous;
n'êtes pas dans le vrai. Vbus ne descendez pas en vous-même*.
Cherchez bien, et vous trouverez une indifférence dont vous n êtes,
pas comptable, mais bien la destinée militaire de votre pauvre
père.
IL avait ouvert le chemin à la vérité, je la laissai partir.
— Il est certain , dis-je, que je ne connaissais pas mon père, je
Fai à peine vu à Malte, une fois.
— Voilà le vrai ! cria-t-il. Voilà- le cruel , mon. ami ! Mes deux,
filles diront un jour comme cela. Elle diront : Nous ne connaissons
pas notre pète! Sarah et Mary diront cela ! et cependant je les aime
avec un cœur ardeat et tendre > je les élève de loin , je les surveille
de mon vaisseau , je leur écris tous les jours , je dirige leurs lec-
tures , leurs travaux , je leur envoie des idées et des sentimeas, je
reçois en échange leurs confidences d'enfans ; je les gronde, je m'a-
paise , je me reconcilie avec elles; je) sais tout ce qu'elles font 1 je
sais quel jour elles ont été au temple avec de trop belles robes. Je
donne à leur mère de continuelles instructions pour elles; je pré-
vois d'avance qui les aimera , qui les demandera, qui les épousera;
leurs maris seront mes fils ; j'en fais des femmes pieuses et simples;
on ne peut pas être plus père que je ne le suis; eh bien! tout oela
n'est rien, parce qu'elles ne me voient pas.
Il dit ces derniers mots d'une voix émue au fond de laquelle
on sentait des larmes.. ... Après un moment de silence, jl con-
tinua :
— Oui , Sarah ne s'est jamais assise sur mes genoux que lors-
qu'elle avait deux ans» et. je n'ai tenu Mary dans mes bras que
lorsque ses yeux n'étaient pas ouverts encore. Oui , il est juste
4juc vous ayez été indifférent pour votre père et qu'elles le de-
viennent ua jour peur moi. On n'aime pas un invisible. — Qu'est-
ce pour elles que leur père? Une lettre de chaque jour. — Un con-
8eil plus ou moins froid. — On n'aime pas un conseil , on aime ua
être, i— et un être qu'on ne voit jamais n'est p?s , on ne l'aime
pas, — et quand il est mort» il n'est pas plus absent qu'il n'était
dcjjàt — et on ne le pleure pas.
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40 REVUE DES DEUX MONDES.
Il étonnait et il s'arrêta. — Ne voulant pas aller plus loin dans
ce sentiment de douleur, devant un étranger, il s'éloigna, il se pro-
mena quelque temps et marcha sur le pont de long en large. Je
fus d'abord très touché de cette vue, et ce fut un remords qu'il me
donna de n'avoir pas assez senti ce que vaut un père, et je dus à
cette soirée la première émotion bonne, naturelle, sainte, que moa
cœur ait éprouvée. A ces regrets profonds , à cette tristesse insur-
montable au milieu du plus brillant éclat militaire, je compris tout
ce que j'avais perdu en ne connaissant pas l'amour du foyer qui
pouvait laisser dans un grand cœur de si cuisans regrets ; je com-
pris tout ce qu'il y avait de factice dans notre éducation barbare
et brutale, dans notre besoin insatiable d'action étourdissante; je
vis, comme par une révélation soudaine du cœur, qu'il y avait une
vie adorable et regrettable dont j'avais été arraché violemment,
une vie véritable d'amour paternel, en échange de laquelle on nous
faisait une vie fausse toute composée de haines et de toutes sortes
de vanités puériles; je compris qu'il n'y avait qu'une chose plus
belle que la famille et à laquelle on pût saintement l'immoler, c'é-
tait l'autre famille , la patrie. Et tandis que le vieux brave s'éloi-
gnant de moi, pleurait parce qu'il était bon, je mis ma tête dans
mes deux mains et je pleurai de ce que j'avais été jusque-là si
mauvais.
Après quelques minutes, l'amiral revint à moi : — J'aie vous
dire, reprit-il d'un ton plus ferme, que nous ne tarderons pas à
nous rapprocher de la France. Je suis une éternelle sentinelle placée
devant vos ports. Je n'ai qu'un mot à ajouter, et j'ai voulu que ce
fût seul à seul; souvenez-vous que vous êtes ici sur votre parole,
et que je ne vous surveillerai point; mais, mon enfant, plus le
temps passera, plus l'épreuve sera forte. Vous êtes bien jeune en-
core: si la tentation devient trop grande pour que votre courage
y résiste, venez me trouver quand vous craindrez de succomber et
ne vous cachez pas de moi , je vous sauverai d'une action désho-
norante que, par malheur pour leurs noms, quelques officiers ont
commise. Souvenez-vous qu'il est permis de rompre une chaîne de
galérien , si l'on peut, mais non une parole d'honneur. — Et il me
quitta sur ces derniers mots en me serrant la main.
Je ne sais si vous avez remarqué, en vivant, monsieur, que les
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LE CAPITAINE RENAUD. 41
révolutions qui s'accomplissent dans notre ame dépendent souvent
-«Tune journée, d'une heure y d'une conversation mémorable et iin-
jprévue qui nous ébranle et jette en nous comme des germes tout
.nouveaux qui croissent lentement, dont le reste de nos actions est
«seulement la conséquence et le naturel développement. Telles fu-
irent pour moi la matinée de Fontainebleau et la nuit du vaisseau
-anglais. L'amiral Collingwood me laissa en proie à un combat nou-
veau. Ce qui n'était en moi qu'un ennui profond de la captivité et
une immense et juvénile impatience d'agir, devint un besoin effréné
<lela patrie; à voir quelle douleur minait à la longue un homme
toujours séparé delà terre maternelle, je me sentis une grande
Tiàtede connaître et d'adorer la mienne; je m'inventai des biens
passionnés qui ne m'attendaient pas en effet; je m'imaginai une
famille et me mis à rêver à des parens que j'avais à peine connus
et que je me reprochai de n'avoir pas assez chéris , tandis qu'ha-
"bitués à me compter pour rien , ils vivaient dans leur froideur et
leur égoïsme, parfaitement indifférens à mon existence aban-
donnée et manquée. Ainsi le bien même tourna au mal en moi;
ainsi le sage conseil que le brave amiral avait cru devoir me don-
ner, il me l'avait apporté tout entouré d'une émotion qui lui était
propre et qui parlait plus haut que lui ; sa voix troublée m'avait
plus touché que la sagesse de ses paroles; et tandis qu'il croyait
resserrer ma chaîne , il avait excité plus vivement en moi le désir
effréné de la rompre. — II en est ainsi presque toujours de tous
les conseils écrits ou parlés. L'expérience seule et le raisonnement
qui sort de nos propres réflexions, peuvent nous instruire. Voyez,
vous qui vous en mêlez, l'inutilité des belles-lettres. À quoi servez-
tous? qui convertissez-vous ? et de qui êtes-vous jamais compris ,
s'il vous platt? Vous faites presque toujours réussir la cause con-
traire à celle que vous plaidez. Regardez, il y en a un qui fait de
Clarisse le plus beau poème épique possible sur la vertu de la
femme ; — qu'arrive-tril? on prend le contre-pied et l'on se pas-
sionne pour Lovelace qu'elle écrase pourtant de sa splendeur vir-
ginale que le viol même n'a pas ternie ; pour Lovelace qui se traîne
en vain à genoux pour implorer la grâce de sa victime sainte, et ne
peut fléchir cette ame que la chute de son corps n'a pu souiller.
Tout tourne mal dans les enseignemens. Vous ne servez à rien
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3R ttttJE VÊS DEUX bOiUiBS*
qu'a remuer des vices qui, fiers de Ce que vous les peignez»
lient se mirer dans votre tableau et se trouver beaux.— 11 est vnâ
que cela vous est égU, mais mou simple et bon CoUingwood m'a-
vait pris vraiment en amitié, et ma conduite ne lui était pas indtffé»
rente. Aussi trouva«t-il d'abord beaucoup de plaisir à me voir livré
à des études sérieuses et constantes. Dans ma retenue habitoeOe
et mon silence il trouvait aussi quelque chose qui sympathisait
avec b gravité anglaise , et il prit l'habitude de s'ouvrir à moi dans
mainte occasion et de me confier des affaires qui n'étaient pas
sans importance. Au bout de quelque temps on me considéra
comme son secrétaire et son parent, et je pariais assez bien l'anglais
pour ne plus paraître trop étranger.
Cependant c'était une vie cruelle que je menais, et je trouvais
bien longues les journées mélancoliques de la mer. Noos ne ces-
sâmes, durant des années entières, de rôder autour de la France,
et sans cesse je voyais se dessiner i l'horizon les côtes de cette
terre que Grotius a nommée: — le plus beau royaume après celui
du ciel ; — puis nous retournions à la mer, et il n'y avait plus an-
tour de moi , pendant des mois entiers , que des brouillards et des
montagnes d'eau. Quand un navire passait près de nous ou loin
de nous, c'est qu'il était anglais ; aucun autre n'avait permission
de se livrer au vent , et l'Océan n'entendait plus une parole qui ne
fût anglaise. Les Anglais même en étaient attristés et se plaignaient
qu'à présent rOcéan fut devenu nn désert où ils se rencontraient
éternellement , et l'Europe une forteresse qui leur était fermée. —
Quelquefois ma prison de bois s'avançait si prés de la terre , que
je pouvais distinguer des hommes et des enlans qui marchaient
sur le rivage. Alors le cœur me battait violemment et une rage
intérieure me dévorait avec tant de violence , que j'allais tue cacher
i fond de cale , pour ne pas succomber au désir de me jeter i la
nage ; mais quand je revenais auprès de l'infatigable Collingwood,
j'avais honte de mes faiblesses d'entant ; ie ne pouvais me lasser
d'admirer comment à une tristesse si profonde il unissait un cou-
rage si agissant. Cet homme , qui depuis quarante ans ne connais-
sait que la guerre et la mer, ne cessait jamais de s'appliquer à leur
étude comme A une science inépuisable. Quand un navire était
las» il en montait un autre comme un cavalier impitoyable; 0 les
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LE CAPITAINE RENAUD. 45*
usait et les tuait sons loi. Il en fatigua sept avec moi. H passait le$
nuits tout habillé , assis sur ses canons , ne cessant de calculer Tàx%
de tenir son navire , immobile, ea sentinelle, au même point de la,
mer, sans être à l'ancre, à travers les vents et les orages; il exer-
çait sans cesse ses équipages et veillait sur eux et pour eux. Cet
homme riche n'avait joui d'aucune richesse ; et tandis qu'on le
nommait pair. d'Angleterre, il aimait sa soupière d'étain comme
un matelot ; puis , redescendu chez lui , il redevenait père de fa-
mille, et écrivait à ses filles de ne pas devenir de belles dames;
de lire, non des romans, mais l'histoire, des voyages , des essais
«t Shakspeare , tant qu'il leur plairait ( as often as they please ) ; il
écrivait : — Nous avons combattu le jour de la naissance de ma
petite Sarah, — après la bataille de Trafalgar, que j'eus la dou-
leur de lui voir gagner, et dont il avait tracé le plan avec son ami
Nelson, à qui il succéda. — Quelquefois il sentait sa santé s'affai-
blir, il demandait. grâce à l'Angleterre; mais l'inexorable lui ré-
pondait : Restez en mer, et lui envoyait une dignité ou une médaille
d'or par chaque belle action; sa poitrine en était surchargée. II:
écrivait encore : <r Depuis que j'ai quitté mon pays, je n'ai pas
passé dix jours dans un port; mes yeux s'affaiblissent; quand je
pourrai voir mes enfans, la mer m'aura rendu aveugle. Je gémis,
de ce que sur tant d'officiers il est si difficile de me trouver un
remplaçant supérieur en habileté, d L'Angleterre répondait : Vous
resterez en. mer, toujours en mer. Et il y resta jusqu'à sa mort.
Cette vie romaine m'en imposait et me touchait lorsque je l'avais
contemplée un jour seulement; je me prenais en grand mépris»
moi qui n'étais rien comme citoyen, rien comme père, ni comme
fils, ni comme frère, ni homme de famille, ni homme public, de
me plaindre quand celui-là ne se plaignait pas. Il ne s'était laissé
deviner qu'une fois malgré lui , et moi , enfant inutile, moi, fourmi
d'entre les fourmis , que foulait aux pieds le sultan de la France,
je me reprochais mon désir secret de retourner me K vrer au hasard
de ses caprices et de redevenir un des grains de cette poussière qu'il
pétrissait dans le sang, — La vue de ce vrai citoyen dévoué, non
comme je l'avais été à un homme, mais à la patrie et au devoir, me
fut une heureuse rencontre; car j'appris, à cette école sévère, quelle
est la véritable grandeur que nous devons désormais chercher
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44 ftttVtlË DES DEUX MONDES.
dans les armes, et combien, lorsqu'elle est ainsi comprise, elle
élève notre profession au-dessus de toutes les autres, et peut
laisser digne d'admiration la mémoire de quelques-uns de nous*
quel que soit l'avenir de la guerre et des armées. Jamais aucun:
homme ne posséda à un plus haut degré cette paix intérieure qui
naît du sentiment du devoir sacré , et la modeste insouciance d'un
soldat à qui il importe peu que son nom soit célébré, pourvu que
la chose publique prospère. Je le vis écrire un jour : — <r Mainte-
nir l'indépendance de mon pays est la première volonté de ma vie,
et j'aime mieux que mon corps soit ajouté au rempart de la patrie
que traîné dans une pompe inutile, à travers une foule oisive. —
Ha vie et mes forces sont dues à l'Angleterre. — Ne parlez pas de
ma blessure dernière, on croirait que je me glorifie de mes dan-
gers. » — Sa tristesse était profonde, mais pleine de grandeur;
elle n'empêchait pas son activité perpétuelle , et il me donna la
mesure de ce que doit être l'homme de guerre intelligent , exer-
çant, non en ambitieux, mais en artiste, l'art de la guerre, tout
en le jugeant de haut et en le méprisant maintes fois; comme ca
Montécuculli qui , Turenne étant tué, se retira, ne daignant plus,
engager la partie contre un joueur ordinaire. Mais j'étais trop-
jeune encore pour comprendre tous les mérites de ce caractère^
et ce qui me saisit le plus , fut l'ambition de tenir, dans mon pays»
un rang pareil au sien.. Lorsque je voyais les rois du midi lui de-
mander sa protection, et Napoléon même s'émouvoir de l'espoft*
que Collingwood était dans les mers de l'Inde , j'en venais jusqu'à
appeler de tous mes vœux l'occasion de m'èchapper, et je poussai
la hâte de l'ambition que je nourrissais toujours, jusqu'à être prêt,
à manquer à ma parole. Oui, j'en vins jusque-là.
Un jour, le vaisseau l'Océan, qui nous portait, vint relâcher à
Gibraltar. Je descendis à terre avec l'amiral , et en me promenant
seul par la ville, je rencontrai un officier du T*e de hussards , qui .
avait été fait prisonnier dans la campagne d'Espagne , et conduit
à Gibraltar avec quatre de ses camarades. Ils avaient la ville pour
prison, mais ils y étaient surveillés de près. J'avais connu cet
officier en France. Nous nous retrouvâmes avec plaisir, dans une
situation à peu près semblable. Il y avait si long-temps qu'un
français ne m'avait parlé français, que je le trouvais éloquent,
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IÉ CAPITAINE RENAUD. 45
Quoiqu'il fût parfaitement sot, et au bout d'un quart d'heure nous
nous ouvrîmes l'un à Vautre sur notre position. Il me dit tout de
suite franchement qu'il allait se sauver avec ses camarades , qu'ils
avaient trouvé une occasion excellente, et qu'il ne se le ferait pas
dire deux fois pour les suivre. II m'engagea fort à en faire autant.
Je lui répondis qu'il était bien heureux d'être gardé, mais que
moi, qui ne l'étais pas, je ne pouvais pas me sauver sans déshon-
neur, et que lui , ses compagnons et moi n'étions point dans le
même cas. Cela lui parut trop subtil.
— Ma foi I je ne suis pas casuiste, me dit-il, et si tu veux, je
t'enverrai à un évéque qui t'en dira son opinion. Mais à ta place,
je partirais. Je ne vois que deux choses, être libre et ne pas l'être.
Sais-tu bien que ton avancement est perdu depuis plus de cinq ans
que tu traînes dans ce sabot anglais? Les lieutenans du même
temps que toi sont déjà colonels.
Là-dessus ses compagnons survinrent et m'entraînèrent dans
une maison d'assez mauvaise mine, où ils buvaient du vin de
Xérès, et là ils me citèrent tant de capitaines devenus généraux,
et de sous-lieutenans vice-rois, que la tète m'en tourna, et je leur
promis de me trouver le surlendemain à minuit dans le même lieu.
Un petit canot devait nous y prendre, loué à d'honnêtes contre-
bandiers, qui nous conduiraient à bord d'un vaisseau français
chargé de mener des blessés de notre armée à Toulon. L'invention
me "parut admirable, et mes bons compagnons m'ayant fait boire
force rasades pour calmer les murmures de ma conscience, ter-
minèrent leurs discours par un argument victorieux , jurant sur
leur tête qu'on pourrait avoir, à la rigueur, quelques égards pour
un honnête homme qui vous avait bien traité, mais que tout les
confirmait dans la certitude qu'un Anglais n'était pas un homme.
Je revins assez pensif à bord de t Océan, et lorsque j'eus dormi
et que je vis clair dans ma position en m'é veillant, je me deman-
dai si mes compatriotes ne s'étaient point moqués de moi. Cepen-
dant le désir de la liberté et une ambition toujours poignante et
excitée depuis mon enfance me poussaient à l'évasion, malgré la
honte que j'éprouvais de fausser mon serment. Je passai un jour
entier près de l'amiral , sans oser le regarder en face, et je m'étu-
diai à le trouver petit. — Je parlai tout haut à table, avec arnn
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46 REVUE DES DEUX MONDES.
gapce, de la. grandeur de Napoléon; je m'exaltai, je vantai son
génie universel , qui devinait les lois en faisant les codes, et l'a-
venir en faisant. des évènemens. J'appuyai avec insolence sur la
supériorité de ce génie, comparé au médiocre talent des hommes
de tactique et de manœuvre.. J'espérais être contredit; mais,
contre mon attente, je trouvai dans les officiers anglais plus d'ad-
miration encore pour l'empereur que je ne pouvais en montrer
pour leur implacable ennemi. Lord Collihgwood surtout, sortant
de son silence triste et de ses méditations continuelles, le loua
dans des termes si justes ,. si énergiques, si précis, faisant consi-
dérer à la fois, à ses officiers, la grandeur des prévisions, de l'Em-
jtereur, la promptitude magique de son exécution, la fermeté de
ses ordres, la certitude de son jugement, sa pénétration dans les
négociations , sa justesse d'idées dans les conseils, ça grandeur
dans les batailles , son calme dans les dangers, sa constance dans
la préparation des entreprises, sa fierté dans l'attitude donnée à
la France, et enfin toutes les qualités qui composent le grand
homme, que je me demandai ce que l'histoire pourrait jamais
ajouter à cet éloge, et je, fus. attéré parce que j'avais cherché à
m'irriter contre lui, espérant lui entendre proférer des accusa-
tions injustes.
J'aurais voulu méchamment le mettre dans son tort, et qu'un
mot inconsidéré ou insultant de sa part servit de justification à la
déloyauté que je méditais. Mais il semblait qu'il prit à tâche, au
contraire, de redoubler de bontés, et son empressement, faisant
supposer aux autres que j'avais quelque nouveau chagrin dont il
était juste de me consoler, ils furent tous, pour moi, plus attenr
tifs et plus indulgens que jamais. J'en pris de l'humeur et je quit-
tai la table.
L'amiral me conduisit encore à Gibraltar, le lendemain, pour
mon malheur. Nous devions y passer huit jours. — Le soir de l'é-
vasion arriva. -— Ma tôte bouillonnait et je délibérais toujours. Je
me donnais de spécieux motifs et je m'étourdissais sur leur faus-
seté; il se livrait en moi un combat violent; mais tandis que
mon ame se tordait et se roulait sur elle-même, mon corps,
comme s'il eût été arbitre entre l'ambition et l'honneur, sui-
vait à lui tout seul le chemin de la fuite. J'avais fait, sans m'en
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apercevoir motahème, tua paquet de meé hardes, et j%Hais me
rendre, de la maison dé Gibraltar où nous étions, à celle du
rendez-vous, lorsque tout à coup je m'arrêtai <et je sentis' que
cela était impossible. —11 y a dans les actions honteuses quelque
chose d'empoisonné ; qui se fait sentir aux lèvres d'un homme de
cœur sitôt qu'il- touche les bords du vase de perdition. Il ne peut
même pas y goûter sans être prêt à en mourir. — Quand je vis ce
que j'allais faire ; et que j'allais manquer à ma parole , \\ me prit
une telle épouvante, que je crus que fêtais devenu fou. Je courus
sur le livageafemfenfiHSfde iamauson fatale coome d'un hôpital
éepestîfiètés^amsflsepmejreiounierpour la regarder. — Je me
jetai à la nage *et j'abordai dans la nuit l'Océan j notre vaisseau,
ma flottante prison. Je montai avec emportement, me cramponnant
i ses câbles, et quand je fus arrivé sur le pont, je saisis le grand
mât, je m'y attachai avec passion, .comme à un asile qui me. ga-
rantissait du déshonneur, et, aamème instant y le sentiment de la
grandeur de men sacrifice, me déchirant Je cœur, je tombai À
genoux > et , appuyant mon front sur les cercles de fer du grand
mât, je. me mis à fondreen larmes comme un enfant. — Le capi-
taine de l'Océan, me voyant dans cet état ,.me crut ou fit semblant
dame croire malade, et me fit porter dans, ma chambre. Je le
suppliai à grands cris demeure une sentinelle à ma porte pour
m'empôcher de sortir. On .m'enferma et je respirai , délivré enfin
du supplice d'être mon prppre geèlier. Le. lendemain, au jour, je
me vis en pleine, mer, et je jouis d'un peu de calme, en perdant
de vue. la terre , objet de toute tentation malheureuse dans ma si-
tuation* — J'y pensais avec plus, de résignation lorsque ma petite
porte s'ouvrit, et le bon amiral entra seul.
— Je viens vous dire adieu, commença-tril d'un air moins grave
que de coutume, vous parlez pour la France demain matin.
— Oh ! mon, Dieu, est-ce pour m'éprouver que vous m'annoncez
cda,milord?
— Ce serait un jetf bien cruel; mon enfant, repritnl, j'ai déjà eu
envers vous un assez grand tort. J'aurais dû vous laisser en prison
dans le Northumberland en pleine terre et vous rendre votre pa-
role. Tous auriez pu conspirer sans remords contre vos gardiens,
et user d'adresse» sans scrupule, pour vous échapper. Youa avez
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48 REVUE DES DEUX MONDES.
souffert davantage ayant plus de liberté; mais, grâce à Dieu ! vous
avez résisté hier à une occasion qui vous déshonorait. — C'eût été
échouer au port, car depuis quinze jours je négociais votre échange
que l'amiral Rosily vient de conclure. — J'ai tremblé pour vous
hier, car je savais le projet de vos camarades. Je les ai laissé s'é-
chapper à cause de vous , dans la crainte qu'en les arrêtant on ne
vous arrêtât. Et comment aurions-nous fait pour cacher cela? Vous
étiez perdu, mon enfant, et, croyez-moi, mal reçu des vieux braves
de Napoléon. Ils ont le droit d'être difficiles en honneur.
J'étais si troublé , que je ne savais comment le remercier ; il vit
mon embarras , et , se hâtant de couper les mauvaises phrases par
lesquelles j'essayais de balbutier que je le regrettais :
— Allons, allons, me dit-il, pas de ce que nous appelons:
french compliments : nous sommes contens l'un de l'autre, voilà
tout , et vous avez , je crois , un proverbe qui dit : Il n'y a pas de
belle prison. — Laissez-moi mourir dans la mienne , mon ami , je
m'y suis accoutumé, moi, il Ta bien fallu. Hais cela ne durera plus
bien long-temps , je sens mes jambes trembler sous moi et s'amai-
grir. Pour la quatrième fois j'ai demandé le repos à lord Mulgrave,
et il m'a encore refusé; il m'écrit qu'il ne sait comment me rem-
placer. Quand je serai mort, il faudra bien qu'il trouve quelqu'un
cependant , et il ne ferait pas mal de prendre ses précautions. *-
Je vais rester en sentinelle dans la Méditerranée ; mats vous , m?/
chiid , ne perdez pas de temps. Il y a là un sloop qui doit vous con-
duire. Je n'ai qu'une chose à vous recommander, c'est de vous dé-
vouer à un principe plutôt qu'à un homme. L'amour de votre pa-
trie en est un assez grand pour remplir tout un cœur et occuper
toute une intelligence.
— Hélas! dis-je, milord, il y a des temps où l'on ne peut pas
aisément savoir ce que veut la patrie. Je vais le demander à la
mienne.
Nous nous dîmes encore une fois adieu, et, le cœur serré, je
quittai ce digne homme, dont j'appris la mort peu de temps après.—
Il mourut en pleine mer, comme il avait vécu durant quarante-neuf
ans, sans se plaindre ni se glorifier et sans avoir revu ses deux
filles , seul et sombre comme un de ces vieux dogues d'Ossian qui
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LE CAPITAINE RENAUD. 49
gardent éternellement les côtes de l'Angleterre dans les flots et les
brouillards.
J'avais appris, à son école, tout ce que les exils de la guerre
peuvent foire souffrir et tout ce que le sentiment du devoir peut
dompter dans une grande ame, et, tout plein de cet exemple,
devenu plus grave par mes souffrances et le spectacle des siennes,
je vins à Paris me présenter, avec l'expérience de ma prison , au
maître tout puissant que j'avais quitté.
CHAPITRE VI.
HéMjpftlOU.
Ici le capitaine Renaud s'étant interrompu, je regardai l'heure
à ma montre. Il était deux heures après minuit. Il se leva et nous
marchâmes au milieu des grenadiers. Un silence profond régnait
partout Beaucoup s'étaient assis sur leurs sacs et s'y étaient en-
dormis. Nous nous plaçâmes à quelques pas de là , sur le parapet,
et il continua son récit après avoir allumé son cigare à la pipe
d'un soldat. Il n'y avait pas une maison qui donnât signe de
vie.
Dès que je fus arrivé â Paris, je voulus voir l'Empereur. J'en
eus occasion au spectacle de la cour où me conduisit un de mes
anciens camarades, devenu colonel. C'était là-bas, aux Tuileries.
Nous nous plaçâmes dans une petite loge en face de la loge impé-
riale, et nous attendîmes. Il n'y avait encore dans la salle que les
rois. Chacun d'eux, assis dans une loge aux premières , avait au-
tour de lui sa cour, et devant lui, aux galeries, ses aides-de-
camp et ses généraux familiers. Les rois de Westphalie, de Saxe
et de Wurtemberg , tous les princes de la confédération du Rhin,
étaient placés au même rang. Près d'eux, debout, parlant haut et
vite, Murât, roi de Naples, secouant ses cheveux noirs bouclés,
comme une crinière, et jetant des regards de lion. Plus haut, le
roi d'Espagne, et seul, à l'écart, l'ambassadeur de Russie, le
prince Kourakim, chargé d'épaulettes de diamans. Au parterre,
TOME iv. 4
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30 RHVtJE DES DEUX4 HDMDBS»
là foule'de? généraux , des ducs , des princes , ides colonels et des
sénateurs. Partout en haut, les bras nus et les épaules découvertes
des femmes dé la cour.
La loge que surmontait l'aigle étitit vide encore r* nous2 la re-
gardions sans cesse. Après peu de temps, les rois se levèrent et
se tinrent debout. L'Empereur entra seul dans sa loge, marchant
vite, se jeta vite sur son fauteuil et lorgna ertfece de lui, puis se
souvint que la salle entière était debout et attendait un regard,
secoua la tète deux fois, brusquement et de mauvaise grâce, se
retourna vite et laissa les reines et les rois s'asseoir. Ses cham-
bellans, habillés de rouge* étaient debeut derrière lui. Il leur par-
lait sans les regarder, et de temps à autre, étendant la main pour
recevoir une botte d'or que l'un-d'eu lui donnait et reprenait...
Crescentini chantait les Horaces, avec une voix de séraphin qui
sortait d'un visage étique et ridé. L'orchestre était doux, et fai-
ble, par ordre de l'empereur; voulant peut-rètre, comme les
Lacédémoniens, être. apaisé plutôt qu'excité par la musique. II
lorgna devant lui , et très souvent de mon côté. Je reconnus ses
grands yeux d'un gris vert, mais je n'aimai pas la graisse. jaune
qui avait englouti ses traits sévères. Il posa sa main gauche, sur
son œil. gauche pour mieux voir, selon sa coutume ; je sentis qu!il
m'avait reconnu. Il se retourna brusquement , ne regarda que la
scène, et sortit bientôt J'étais .déjà sur .son .passage. Il marchait
vite dans le corridor, et ses jambes grasses serrées dans des bas
de soie blanc, sa taille gonflée sous son habit vert, me le ren-
daient presque, méconnaissable. Il s'arrêta court .devant moi , et
parlant au colonel qui me présentait, au lieu de m'àdresser direc-
tement la parole :
— Pourquoine l!ai-je vu nulle part? Encore lieutenant 1
— Il était prisonnier depuis 1804.
— Pourquoi ne s'est-il pas échappé?
— l'étais sur parole , dis-je à demi-voix.
— Je .n'aime pas les prisonniers , dit-il ; on se fait tuer. — Il me
tourna le dos. Nous Testâmes immobiles, en haie, .et quand tonte
sa suite eut xlèfilè.:
— Mon cher , me dit le colonel, tu vois bien que tu es un imbé-
cile, tu. as perdu ton avancement, et on ne t'en sait pas plus de gré.
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LE CAPITAINE RENAUD. SI
CHAPITRE VIL
Lé corps* de -garde nuae.
—Est-il possible? dW*je en frappant du pied. Quand j'entends
de pareils récils , je m'applaudis de ce que l'officier est mort en
*&oi depuis plusieurs années. Il n'y reste plus* que l'écrivain soli-
taire et indépendant, qui regarde ce que va devenir sa liberté et
**e veut pas la défendre contre ses -anciens amis.
Et je crus trouver sur le visage dur capitaine Renaud des tra-
Qes d'indignation au souvenir de ce qu'il me racontait; maisil sou-
liait avec douceur et d'un air content.
— Gâtait tout simple1, reprit-O. Ce colonel était le plus brave-
homme du monde; mais il y a des gens qui sont, comme dit te
mot célèbre, des fanfarons de crime et de dureté. H voulait me'
maltraiter, parce que l'Empereur en avait donné l'exemple. Grosse*
flatterie de corps-de-garde.
Biais quel bonheur ce fut pour moi ! — Dès ce jour , je comment
çai à m* estimer intérieurement , à avoir confiance en moi , à sentir
mon caractère s'épurer, se former, se compléter, s'affermir. Dès
ce jour, je vis clairement que les évènemens ne sont rien* que
l'homme intérieur est tout; je me plaçai bien au-dessus de mes
juges. Enfin je sentis ma conscience, je résolus de mf appuyer
iniquement sur elle , de considérer les jugemens publiés , les rfr-
compenses éclatantes, les fortunes rapides, les réputations de
lmlletin , comme de ridicules forfanteries et un jeu de hasard qui
ne valait pas la peine qu'on s'en occupât.
J'allai vite à la guerre me plonger dans les rangs inconnus, l*hH>
Ganterie de ligne, l'infanterie de bataille, où les paysans de l'ar-
mée se faisaient fitucher par mille à la fois, aussi pareils, aussi
4gaux que les blés d'une grasse prairie de la Beauce* Je me cachai
là comme un chartreux dans son cloître; et du fond de^ cette foule
armée, marchant à pied comme les soldats > portant un sac et
mangeant leur pain , je fis les grandes guerres de l'empire tant
f que l'empire fut debout. — Ah ! si vous saviez comme je m&sen-
1 tis à Taise dans ces fatigues inou'es ! Comme j'aimais cette obecu-
\
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#2 RBVUE DES ftËUl MONDES.
rite ! et quelles joies sauvages me donnèrent les grandes batailles I
La beauté de la guerre est au milieu des soldats , dans la vie du
camp, dans la boue des marches et du bivouac. Je me vengeais
de Bonaparte en servant la patrie, sans rien tenir de Napoléon,
et quand il passait devant mon régiment , je me cachais de crainte
d'une faveur. L'expérience m'avait fait mesurer les dignités et
le pouvoir à leur juste valeur; je n'aspirais plus à rien qu'à pren-
dre de chaque conquête de nos armes la part d'orgueil qui de*
vait me revenir selon mon propre sentiment ; et je voulais être
citoyen , où il était encore permis de l'être , et à ma manière. Tan-
tôt mes services étaient inaperçus , tantôt élevés au-dessus de
leur mérite , et moi je ne cessais de les tenir dans l'ombre de tout
mon pouvoir, redoutant surtout que mon nom fût trop prononcé.
La foule était si grande de ceux qui suivaient une marche con-
traire, que l'obscurité me fut aisée, et je n'étais encore que lieu*
tenant de la garde impériale en 1814 , quand je reçus au front cette
blessure que vous voyez et qui , ce soir, me fait souffrir plus qu'à
l'ordinaire.
Ici le capitaine Renaud passa plusieurs fois sa main sur son front,
et, comme il semblait vouloir se taire , je le pressai de poursuivre
avec assez d'instance pour qu'il cédât.
Il appuya sa tète sur la pomme de sa canne de jonc*
— Voilà qui est singulier, dit-il, je n'ai jamais raconté tout
cela , et ce soir j'en ai envie. — Bah ! n'importe ! j'aime à m'y lais-
ser aller avec un ancien camarade. Que ce soit pour vous un
objet de réflexions sérieuses quand vous n'aurez rien de mieux à
faire. Il me semble que cela n'en est pas indigne. Vous me croirez,
bien faible ou bien fou; mais c'est égal. Jusqu'à l'événement,
assez ordinaire pour d'autres , que je vais vous dire et dont je re-
cule le récit malgré moi, parce qu'il me fait mal , mon amour de
la gloire des armes était devenu sage , grave , dévoué et parfaite-
ment pur, comme est le sentiment simple et unique du devoir;
mais, à dater de ce jour-là, d'autres idées vinrent assombrir
encore ma vie.
C'était en 1814 ; c'était le commencement de l'année et la fin
de cette sombre guerre où notre pauvre armée défendait l'empire
et l'Empereur, et où la France regardait le combat avec découra-
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tfc CAPlt AlKB RENAUD. 53
gement Soissons venait de se rendre au Prussien Bulow. Les ar-
mées de Silésie et du Nord y avaient fait leur jonction. Macdonald
avait quitté Troyes et abandonné le bassin de l'Yonne pour éta-
blir sa ligne de défense de Nogent à Montereau avec trente mille
hommes.
Nous devions attaquer Reims que l'Empereur voulait repren-
dre. Le temps était sombre et la pluie continuelle. Nous avions
perdu la veille un officier supérieur qui conduisait des prison-
niers. Les Russes l'avaient surpris et tué dans la nuit précédente,
et ils avaient délivré leurs camarades. Notre colonel, qui était ce
qu'on nomme un dur à cuire, voulut prendre sa revanche. Nous
étions près d'Épernai , et nous tournions les hauteurs qui l'envi-
ronnent. Le soir venait , et, après avoir occupé le jour entière
nous refaire, nous passions près d'un joli château blanc à tourel-
les, nommé Boursault, lorsque le colonel m'appela; il m'emmena à
part pendant qu'on formait les faisceaux , et me dit de sa vieille
voix enrouée :
—Vous voyez bien là-haut une grange sur cette colline coupée
à pic , là où se promène ce grand nigaud de factionnaire russe
avec son bonnet d'évêque?
—Oui , oui, dis-je, je vois parfaitement le grenadier et la
grange.
—Eh bien ! vous qui êtes un ancien, il faut que vous sachiez que
c'est là le point que les Russes ont pris avant-hier et qui occupe
le plus l'Empereur pour le quart d'heure. Il dit que c'est la clér
de Reims, et ça pourrait bien être. En tout cas, nous allons jouer
un tour à Woronsow. A onze heures du soir, vous prendrez deux
cents de vos lapins, vous surprendrez le corps-de-garde qu'ils
ont établi dans cette grange. Mais, de peur de donner l'alarme»
vous enlèverez ça à la baïonnette.
Il prit et m'offrit une prise de tabac, et, jetant le reste peu à
peu, comme je fais là , il me dit, en prononçant un mot à chaque
grain semé au vent :
— Vous sentez bien que je serai par là derrière vous avec ma
colonne.
— Vous n'aurez guère perdu que soixante hommes , vous au—
jrez les six pièces qu'ils ont placées là... vous les tournerez du
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84 RBVtf R MES DSDX MOtf D£9.
cAté de Heinis. Àoaxeiieures-. onze heures et demie,- 1& position
sera A nom. Et neo»% dormirons jusqu'à trois, heures pour nous,
repose* un peu»* de la.petite affaire de Craonne,. quj n'était pas*
comme on dit, piquée des vers-
— Ça suffit, lui dis-je, et je m'en allai, avec mon lieutenant en
second* préparer oa peu -nette soirée* L'essentiel, comme tous
voyez, était de ne, pça faire .de bruit.. Je passai l'inspection des
armes, et je fis enlever, avec le tire-bourre, les cartouches de
tontescelles qui étaient chargées.. Ensuite, je me promenai quel-
que tempe avec mes sergems , en. attendant l'heuse. A dix heures
et demie, je leur fis mettre leur capotte sur l'habit et le fusil ca-
ché so«3 la capotte , car, quelqye chose qu'on fasse, comme vous
voyez, ce soir, la baïonnette se voit toujours, et, quoiqu'il fit au-
trement sombre qu'à présent, je ne m'y fiai pas. J'avais bien ob-
servé les petits sentiers -bordés de baies qui*conduisaient au corps-
de-garde russe, et j'y fis monter les (dus déterminés gaillards que
j'aie jamais commandés. — Il y en a encore là , dans les rangs»
deux qui y étaient et s'en souviennent bien. — Ils avaient l'habi-
tude des Russes* et savaient comment les prendre. Les faction-
naires que nous rencontrâmes en montant disparurent sans bruit,
comme des roseaux que l'on couche par terre avec la main. Celui
qui était devant les armes demandait plus de soin. Il était immo-
bile , Vanne au pied , et le menton sur son fusil ; le pauvre diable
se balançait comme un homme qui s'endort de fatigue et va tom-
ber. Un de mes grenadiers le prit dans ses bras en le serrant &
l'étouffer, et deux autres, l'ayant bâillonné, le jetèrent dans les
broussailles. J'arrivai lentement , et jq ne pus me défendre, je l'a-
voue, d'une certaine émotion que je n'avais jamais éprouvée au
moment des autres combats : c'était la honte d'attaquer des
gens couchés. Je les voyais roulés dans leurs manteaux , éclairés
par une lanterne sourde , et le cœur me battit violemment. Mais
tout à coup , au moment d'agir, je craignis que ce ne fût une fai-
blesse qui ressemblât à celle des lâches, j'eus peur d'avoir senti
la peur une fois, et» prenant mon sabre caché sous mon bras,
j'entrai le premier, brusquement , donnant l'exemple à mes gre-
nadiers. Je leur fis ua geste qu'ils comprirent; ils se jetèrent d'a-
bord sur les armes, puis sur les hommes , comme des loups sur
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k 1B C*PH*AT*E' 1«*A*D. 35
tto troupeau. OM ce fat une bofcrtœtfe sourde et'horitirtèr la
baïonnette perçait, la crosse 'assommait, le genou étouffait, la
h main étranglait.1 Tous tes cris, à peine poussés , étaient éteints
sons les pieds de nos soldats, et nulle tête ne se soûlerait sans
recevoir' le «coup mortel.LEn entrant ; J'avais* frappé au hasard
un coup terrible, devant moi, sur quelque chose "de noir que j'a-
vais traversé d'outre en outre; «un rieux officier, un homme
grand et fort, la tête chargée de cheveux blancs, se leva de-
bout comme un fantôme, jeta un cri affreux en voyant ce que
j'irais fait, me 'frappa à la' figure ffun coup tfépée violent , et
tomba mon à l'instant sous les baïonnettes: Moi , je tombai assis
à coté de lui, étourdi du coup porté entre les yeux , et j'entendis
sous moi la voix mourante et tendre d'un enfant qui disait: Papal
Je compris alors mon œuvre, "et j'y regardai avec un empres-
sement frénétique. Je vis un de ces officiers de quatorze ans si
nombreux dans les armées russes qui nous envahirent à cette
époque, et quéTon traînait à cette terrible école. Ses longs che-
veux bouclés tombaient sur sa poitrine, aussi blonds, aussi
soyeux que ceux d'une femme , et sa tête s'était penchée comme
s'il n'eût fait que s'endormir une seconde fois. Ses lèvres roses,
épanouies comme celles d'un nouveau-né , semblaient encore
engraissées par le lait de la nourrice, et ses grands yeux bleus en-
trouverts avaient une beauté de forme candide, féminine et cares-
sante. Je le soulevai sur un bras , et sa joue tomba sur ma joue
ensanglantée, comme s'il allait cacher sa tète entre le menton et
l'épaule de sa mère pour se réchauffer. Il semblait se blottir sous
ma poitrine pour fuir ses meurtriers. La tendresse filiale , la con-
fiance et le repos d'un sommeil délifeieux reposaient sur sa figure
morte, et il paraissait me dire r'Dormons en paix.
— Était-ce là un ennemi? m'écriai-je. Et ce que Dieu a mis
de paternel dans les entrailles de tout homme , é'émut et tressaillit
en moi; je le serrais contre ma poitrine, lorsque je sentis que
j'appuyais sur moi la garde de mon sabre qui traversait son cœur
et qui avait tué cet ange endormi. Je voulus pencher ma tète sur
sa tête, mais mon sang le couvrit de larges taches; je sentis la
blessure de mon front, et je me souvins qu'elle m'avait été faite
par son père. Je regardais honteusement de côté, et je ne vis
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56 REVUE DBS DEUX MONDES.
qu'un amas de corps que mes grenadiers tiraient par les pieds et
jetaient dehors, ne leur prenant que des cartouches.
En ce moment le colonel entra suivi de la colonne dont j'enten-
dis le pas et les armes.
— Bravo 1 mon cher, me dit-il, vous avez enlevé ça lestement
Mais vous êtes blessé ?
— Regardez cela, dis-je, quelle différence y a-t-il entre moi
et un assassin?
— Eh! sacredié! mon cher, que voulez- vous? c'est le métier.
— C'est juste, répondis-je, et je me levai pour aller reprendre
mon commandement. L'enfant retomba dans les plis de son man-
teau dont je l'enveloppai, et sa petite main ornée de grosses bagues
laissa échapper une canne de jonc, qui tomba sur ma main, comme
s'il me l'eût donnée. Je la pris, je résolus, quels que fussent mes
périls à venir, de n'avoir plus d'autre arme, et je n'eus pas l'au-
dace de retirer de sa poitrine mon sabre d'égorgeur.
Je sortis à la hâte de cet antre qui puait le sang , et quand je
me trouvai au grand air, j'eus la force d'essuyer mon front rouge
et mouillé. Mes grenadiers étaient à leurs rangs, chacun essuyait
froidement sa baïonnette dans le gazon et raffermissait sa pierre
à feu dans la batterie. Mon sergent-major, suivi du fourrier, mar-
chait devant les rangs tenant sa liste à la main et la lisant à la
lueur d'un bout de chandelle planté dans le canon de son fusil
comme dans un flambeau; il faisait paisiblement l'appel. Je m'ap-
puyai assis contre un arbre, et le chirurgien-major vint me bander
le front Une large pluie de mars tombait sur ma tête et me faisait
quelque bien. Je ne pus m' empêcher de pousser un profond soupir:
— Je suis las de la guerre , dis-je au chirurgien.
— Et moi aussi, dit une voix grave que je connaissais.
Je soulevai le bandage de mes sourcils, et je vis, non pas Na-
poléon empereur, mais Bonaparte soldat. H était seul, triste, à
pied, debout devant moi , ses bottes enfoncées dans la boue , son
habit déchiré , son chapeau ruisselant la pluie par les bords; il
sentait ses derniers jours venus et regardait autour de lui ses
derniers soldats.
Il me considéra attentivement — Je t'ai vu quelque part, dit-il,
grognard.
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LE CAPITAINE RENAUD* 57
A ce dernier mot , je sentis qu'il ne me disait là qu'une phrase
banale, je savais que j'avais vieilli de visage plus que d'années,
et que fatigues, moustaches et blessures me déguisaient assez.
— le vous ai vu partout sans être vu , répondis-je.
— Veux-tu de l'avancement?
Je dis : — Il est bien tard.
Il croisa les bras un moment sans répondre, puis :
— Tu as raison , va , dans trois jours, toi et moi , nous quitte-
rons le service.
Il me tourna le dos et remonta sur son cheval tenu à quelques
pas. En ce moment notre tête de colonne avait attaqué et l'on nou9
lançait des obus. Il en tomba un devant le front de ma compagnie,
et quelques hommes se jetèrent en arrière par un premier mou-
rement dont ils eurent honte. Bonaparte s'avança seul sur l'obus
qui brûlait et fumait devant son cheval et lui fit flairer cette fumée.
Tout se tut et resta sans mouvement; l'obus éclata et n'atteignit
personne. Les grenadiers sentirent la leçon terrible qu'il leur
donnait, moi j'y sentis de plus quelque chose qui tenait du déses-
poir. La France lui manquait, et il avait douté un instant de ses
vieux braves. Je me trouvai trop vengé et lui trop puni de ses
fautes, par un si grand abandon. Je me levai avec effort, et,
m'approcbant de lui , je pris et serrai la main qu'il tendait à plu-
sieurs d'entre nous. Il ne me reconnut point, mais ce fut pour
moi une réconciliation tacite du plus obscur et du plus illustre
des hommes de notre siècle. — On battit la charge , et le lende-
main au jour, Reims fut repris par nous. Mais quelques jours
après, Paris l'était par d'autres.
Le capitaine Renaud se tut long-temps après ce récit et de-
meura la tête baissée, sans que je voulusse interrompre sa rêverie.
Je considérais ce brave homme avec vénération, et j'avais suivi
attentivement, tandis qu'il avait parlé, les transformations lentes
de cette ame bonne et simple , toujours repoussée dans ses dona-
tions expansives d'elle-même, toujours écrasée par un ascendant
invincible, mais parvenue à trouver le repos dans le plus humble
et le plus austère devoir. Sa vie inconnue me paraissait un specta-
cle intérieur aussi beau que la vie éclatante de quelque homme
d'action que ce fût. Chaque vague de la mer ajoute un voile
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Man€hAtitt*anxi»e««Sés dtona perle, .chaque flot travaille .leote-
înent^larondreptasparfa^
lanea su^eUe, lnûbisia une teime mystérieuse A demi dorée, 4
demi transparente» où. Ton .peut seulement deviner un rayon inté-
rieur qui part de son cœur ; c'était toafaàirfiû* ainsi que s'était
formé ce caractère dans de vastes boulevemmensret au- fond des
(dus sombres* et perpétuelles, épreuves. Je, savais .que jusque la
mort dei' Empereur, il avait regardé coHroie,un devoir de ne point
servir, respectant, malgré toutes les instances de se* amis» ce
ce qtfil nommait les xonvenaneesy et,, depuis; affranchi du lien
deseaaneieûiàa^fomesserÀ un, maître qai-ne le connaissait plus,
il était revenu commander, dansla^jarde royale, les restes de sa
vieille garde, et comme il ne parlait jamais de lui, on n'avait
point pensé à lui, et il navait.pa eu ^avancement. — U s'en sou-
ciait peu et il avait coutume dédire qu'à moins d'être général à
vingt-cinq ans, àgç où l'on peut mettre en œuvre sonimagination,
il.. valait mieux .demeurer simple capitaine pour vivre avec les
soldais en p^re de la famille, en prieur du couvent,
— Tenez, medil-il^après ce momemderepoi, regardez notre
vieux grenadier Poirier avec. ses yeux sombres et louches, sa
tête chauve et ses , .coups de sabre . sur la joue , lui que les maré-
chaux de France sarxitentà admirer .quand il leur présente les
armes à la. porta du roi; voyez Beccaria .avec son profil de vétéran
romani , Fréchnu avec saimouitache blanche ; voyez tout, ce pre-r
mier rang décoré , dont les bras portent trois chevrons; qifau-T
raient-ils dit, ce&.vieax moines de 4a vieille annéequi ne voulurent
jamais être autre chose que grenadiers-, si je leur avais manqué
c* matin, moi qui les commandais encore «ily a quinze jours? —
Si j'avais pris, depuis plusieurs années, des habitudes de foyer et
de rep^s, ou. un autre état, c'eàt été différent;, mais ici, je n'ai
en vérité que Je mérite qu'ils oat. D'arUeure voyez comme tout
est calme, ce soir à Paris f calme comme raiiv ayouta*t-il.en se le-?
vant ainsi quemoL Voici le jour qui- va venir j on ne recomraeor
cera pas. sans doute A casser les lanternes» et demain nous rein
trerons an quartier. Maisdansquelques jours je serai probablement
retiré dans an petit coin de lerrexjqe^ai quelque part en France,
où il y a une petite tourelle dans laquelle j'achèverai d'étudier
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■flolybe, Turenne, IWard et Vatbaa, pour ntfamuserilPresqœ
tans mes camarades oot&é tuéf àl^fliandôarniie^ou wut mortg
de^is,>et ily akmg-4empsquejene3cau» pins ,awc personne,
«tioni saraz par; qmel chemin je «ris airixé à haïr la guêtre,
tout emlaiaieant avec énergie.
JLà^dassn» il me secoua vramcnt teanametinc qnitta enme
dmnamlan» encore lelnmis&-eol qui fan manquait; si te mien n'é-
tait pe**ropro»illé^et si je le tnM»v«îs4tesnoL:PjHa.iliBefap«-
pela et me dit:
1-» Tenez , comme il n'est pas entièrement ènpessible: qne l'o*
fese encore fen sur nous de i quelque fenêtre, çaKlesvmoi, je
fous prie, ce portefeuille plein de vieille* Jetteras qui n'iatéve*»
sent, moi seul* et que vous brftferiez si* nonsme nom retrouvions
pins.
ILooqs est venu plusieurs de -nos anciens camarades y et wns
les avons priés de se retirer chez eux. Nous ne faisons point Ja
guerre civile, nous» — Nous sommes calmes comme des pompiers
dont le devoir est^d'éteindre l'inosiidie. On s'expliquera ensuite;
cela nenous regarde pas.
Et H»e quitta ea souriant
CHAPITRE VIII.
Une bille.
Qninse Joarsaptèscetle oonvenatien , qoe la révolution même
ae m'avait pointfoit omblter, je réfléchissais seul à Fbèroésme mo-
deste «t au, désintéressement , si rares Dons les doux. Je tâchais
l'oublier le sang pur>quivenaitde couler r et je relisais dans ^his-
toire d'Amérique comment, en 1783» l'armée angkhaméricatne
tonte victorieuse, ayant posé les armes et délivré la patrie, fut
prête à se réroker centre le cengrès, qui, trop pauvre ipour loi
payer sa solde, s'apprêtait à la licencier; Washington , généra-
lissime et. vainqueur, n'avait qtfunimot à dire ou un signe de tête
àfahrepourêtre dictatenri il fitee que lui seul avait le pouvoir
tfacnomniir, il licencia l'armée et. donna sa démission»*- Jbrafs
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60 REVUE DBS DEUX MONDES.
posé le livre et je comparais cette grandeur sereine à nos ambi-
tions inquiètes* J'étais triste et me rappelais toutes les âmes guer-
rières et pures, sans faux éclat et sans charlatanisme, qui n'ont
aimé le pouvoir et le commandement que pour le bien public ,
l'ont gardé sans orgueil , et n'ont su ni le tourner contre la patrie
ni le convertir en or; je songeais à tous les hommes qui ont fait la
«guerre avec l'intelligence de ce qu'elle vaut, je pensais au bon
Collingwood, si résigné, et enfin à l'obscur capitaine Renaud,
lorsque je vis entrer un homme de haute taille, vêtu d'une longue
capote bleue en assez mauvais état. A ses moustaches blanches,
aux cicatrices de son visage cuivré, je reconnus un des grena-
diers de sa compagnie; je lui demandai s'il était vivant encore, et
l'émotion de ce brave homme me fit voir qu'il était arrivé mal-
beur. Il s'assit, s'essuya le front; et quand il se fut remis, après
quelques soins et un peu de temps, il me dit ce qui était. ar-
rivé.
Pendant les deux jours du 28 et du 29 juillet , le capitaine Re-
naud n'avait fait autre chose que marcher en colonne le long des
rues, à la tête de ses grenadiers ; il se plaçait devant la première
section de sa colonne , et allait paisiblement au milieu d'une grêle
de pierres et des coups de fusil qui partaient des cafés, des bal-
cons et des fenêtres. Quand il s'arrêtait, c'était pour faire serrer
les rangs ouverts par ceux qui tombaient, et pour regarder si
ses guides de gauche se tenaient à leurs distances et à leurs chefs
de file. Il n'avait pas tiré son épée et marchait la canne à la main.
Ses ordres lui étaient d'abord parvenus exactement; mais soit
que les aides-de-camp fussent tués en route, soit que l'état-
major ne les eût pas envoyés, il fut laissé dans la nuit du 28 au 29,
sur la place de la Bastille , sans autre instruction que de se reti-
rer sur Saint-Cloud en détruisant les barricades sur son chemin.
Ce qu'il fit sans tirer un coup de fusil. Arrivé an pont d'Iéna, il
s'arrêta et fit faire l'appel de sa compagnie. Il lui manquait moins de
monde qu'à toutes celles de la garde qui avaient été détachées, et
ses hommes étaient aussi moins fatigués. Il avait eu l'art de les
fidre reposer i propos et à l'ombre, dans ces brûlantes journées,
et de leur trouver, dans les casernes abandonnées, la nourriture
que refusaient les maisons ennemies; la contenance de sa co-
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LE CAPITAINE RENAUD. 61
Jonne était telle, qu'il avait trouvé déserte chaque barricade et
n'avait eu que la peine de la faire démolir.
Il était donc debout, à la tête du pont d'Iéna , couvert de pous-
sière, et secouant ses pieds ; il regardait vers la barrière si rien
ne gênait la sortie de son détachement et désignait des éclaireurs
pour envoyer en avant. Il n'y avait personne, dans le Champ-de-
Vars, que deux maçons qui paraissaient dormir, couchés sur le
ventre, et un petit garçon d'environ quatorze ans qui marchait
pieds nus et jouait des castagnettes avec deux morceaux de
faïence cassée. Il les raclait de temps en temps sur le parapet du
pont, et vint ainsi en jouant jusqu'à la borne où se tenait Re-
naud. Le capitaine montrait en ce moment les hauteurs de Passy
avec sa canne. L'enfant s'approcha de lui , le regardant avec de
grands yeux étonnés, et tirant de sa veste un pistolet d'arçon , il
le prit des deux mains et le dirigea vers la poitrine du capitaine.
Celui-ci détourna le coup avec sa canne, et l'enfant ayant fait
feu, la balle porta dans le haut de la cuisse. Le capitaine tomba
assis sans dire mot, et regarda avec pitié ce singulier ennemi. Il
rit ce jeune garçon qui tenait toujours son arme des deux mains,
et demeurait tout effrayé de ce qu'il avait fait. Les grenadiers
étaient en ce moment appuyés tristement sur leurs fusils ; ils ne
daignèrent pas faire un geste contre ce petit drôle. Les uns sou-
levèrent leur capitaine, les autres se contentèrent de tenir cet
enfant par le bras et de l'amener à celui qu'il avait blessé. Il se
mit à fondre en larmes, et quand il vit le sang couler à flots de
la blessure de l'officier sur son pantalon blanc , effrayé de cette
boucherie, il s'évanouit On emporta en même temps l'homme et
f enfant dans une petite maison proche de Passy où tous deux
étaient encore. La colonne, conduite par le lieutenant, avait
poursuivi sa route pour Saint-Cloud, et quatre grenadiers,
après avoir quitté leurs uniformes, étaient restés dans cette mai-
son hospitalière à soigner leur vieux commandant. L'un (celui
-qui me parlait ) avait pris de l'ouvrage comme ouvrier armurier à
Paris, d'autres comme maîtres d'armes, et apportant leur jour-
née au capitaine, ils l'avaient empêché de manquer de soins jus-
qu'à ce jour. On l'avait amputé , mais la fièvre était ardente et
mauvaise ; et comme il craignait un redoublement dangereux , il
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f& RBTUE DEff'BECX HOITOÉS*
îtfenvoyait chercher! H n'y avait pas de temps à perdre. Je partis
sur-le-champ avec le digne soldat qui m'avait raconté ces détails
les yeux humides et la voix tremblante , mais sans murmure, sans
injure, sans accusation, répétant seulement t C'est an grand mal-
heur pour nous!
Le blessé avait été porté chez une petite marchande qui était
veuve et qui vivait seule dans une petite boutique, dans une rue
écartée du village , avec des enfans en bas Âge. Elle n'avait passa
la crainte, un seul moment, de se compromettre, et personne
n'avait eu l'idée de l'inquiéter à ce sujet. Les voisins, au contraire,
s'étaient empressés de l'aider dans les soins qu'elle prenait du
malade. Les officiers de santé qu'on avait appelés ne Tayaut pas
jugé transportable après l'opération, elle l'avait gardé, et sou-
vent elle avait passé la nuit près de son lit. Lorsque j'entrai , elle
vint au-devant de moi , avec un air de reconnaissance et de timi-
dité qui me firent peine. Je sentis combien d'embarras à la fois
elle avait cachés par bonté naturelle et par bienfaisance. Elle
était fort pâle , et ses yeux étaient rougis et fatigués. Elle -allait et
venait vers une arrière-boutique fort étroite que j'apercevais de
la porte, et je vis, à sa précipitation, qu'elle arrangait la petite
chambre du blessé, et mettait une sorte de coquetterie à ce qu'un
étranger la trouvât convenable. — Aussi, j'eus soin de ne. pas
marcher vite, et je lui donnai tout le temps dont elle eut besoin.
— Voyez , monsieur, il a bien souffert, allez 1 me dit-elle en ou-
vrant la porte.
.Le capitaine tteaaud était assi*<sur un petit ht à rideaux t&
serge , placé dans un coin de la chambre , et plusieurs traversins
soutenaient son corps. Il était d'une maigieur de squelette ,*t
les pommettes des joues d'un rouge ardent; la blessure de son
front était noire. Je vis qu'il n'irait pas loin / et son sourire me
ledit aussi. Il me tendit la main et me fit signe de m'asseotr.
Il y avait à sa droite un jeune garçon qui tenait un verre d'eau
gommée et le remuait avec la cuillère. Il se leva et m'apporta *a
chaise. Beaaud le prit, de son lit, par le bout de l'oreille el»e
dit doucement , d'une voix affaiblie :
'—Tenez, mon cher, je vous présente mon vainqueur.
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LK.CiPrOnrE.BKNAUD*., S3
Je haussai les, épaules, et le pauvre enfiwt,baiss* les yeux «n
rougissant ; —je vis une grosse .larme rouler, sua sa joue*
— Allons! allons I dit le capitaine en.p^ssaat sa. main dauMea
cheveux- Ce n'est pas sa faute- Pauvre garçon 1 Biavait rencootoé
deux hommes q\u* lui avaient fait boire 4a Teaurde- vie, rawûeat
p^yé, et lavaienteavoy è me. tirer, son coup dep^stolet. Ua;fak
cela comme il aurait jeta ,uue billeaucoin de la .borne..— N'est*
cepae, Jean?
El Jean se: mit à trembler,, et prit uae expression de douta» si
déclarante, qu'elle me toucha» Je Je regardai déplus. près; c'était
un fort bel enfant.
— C'était! bien une bille aussi» me dit la jeune marchande»
Voyez, monsieur, «r- Et elle me montra une petite bille d'agate,
grosse comme les plus fortes balles de plomb et avec laqaeUe,on
avait chargé le pistolet de calibre -quittait là,-
— Il n'en faut pas plus, que ça pour retrancher une jajnbe d'un
capitaine , me- dit Renaud. .
—Vous ne devez pas le faire parler beaucoup/ me dit timide*
ment ,1a marchande.
Renaud ne J'écoutai t pas :
— Oui r mon cher,- il ne me reste pas assez d&jambe pour y faire
tenir une jambe de bois.
Je lui serrai la. main sans répondre , humilia devoir que, pour
tuer un homme qui avait tant vu et tant souffert, dont la poitrine
était broniée par vingt; campagnes et dix blessures,, éprouvée à
la glace et au feu, passée à la baïonnette et à la lance» il n'avait
Muque le soubresaut d'une de,, ces .gipnonUleadefrruiaseaux.de
Pans qu'on nomme gamins*
Renaud répondit à ma pensée. Il pencha sa joue sur Jatm^
versin,etr me gerçante la mai ne
— Nous étions en guerre, me dit-il, il n'est pas plus assassin
«{yejene lefusà Reims, moi. Quand j'ai tué l'en&nt.russe» j'é-
tais peutr être aussi un .assassin* — Bans, la grande guerre d'JSat
pagne, les hommes qui..pçigpardaieat nos sentinelles ne se
croyaient pas des assassins, et» étant en guerre, uVne l'étaient
peut-être pas. Les catholiques et les huguenots s'assassinaient-ils
ou non? —De .combien d'assassinats, se compose une grande
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64 REYUE DES DEUX MONDES.
bataille? — Voilà an des points où notre raison se perd et ne sait
que dire. — C'est la guerre qui a tort et non pas nous. Je vous as-
sure que ce petit bonhomme est fort doux et fort gentil, il lit et
écrit déjà très bien. C'est un enfant trouvé. — Il était apprenti
menuisier. — Il n'a pas quitté ma chambre depuis quinze jours,
et il m'aime beaucoup, ce pauvre garçon. Il annonce des disposi-
tions pour le calcul; on peut en foire quelque chose.
Comme il parlait plus péniblement, et s'approchait de mon
oreille, je me penchai , et 0 me donna un petit papier plié qu'il
me pria de parcourir. J'entrevis un court testament par lequel il
laissait une sorte de métairie misérable qu'il avait, à la pauvre
marchande qui l'avait recueilli, et, après elle, à Jean qu'elle
devait foire élever, sous condition qu'il ne serait jamais militaire ;
il stipulait la somme de son remplacement, et donnait ce petit
bout de terre pour asile à ses quatre vieux grenadiers. 11 chan-
geait de tout cela un notaire de sa province. Quand j'eus le pa-
pier dans les mains, il parut plus tranquille et prêt à s'assoupir.
Puis il tressaillit, et, rouvrant les yeux, il me pria de prendre et
de garder sa canne de jonc. — Ensuite , il s'assoupit encore. Son
vieux soldat secoua la tête et lui prit une main. Je pris l'autre
que je sentis glacée. Il dit qu'il avait froid aux pieds , et Jean
coucha et appuya sa petite poitrine d'enfant sur le lit pour le
réchauffer. Alors le capitaine Renaud commença à tàter ses
draps avec les mains, disant qu'il ne les sentait plus, ce qui est
un signe fatal Sa voix était caverneuse. Il porta péniblement une
main à son front, regarda Jean attentivement, et dit encore :
— C'est singulier ! — Cet enfant-là ressemble à l'enfant russe!
Ensuite , il ferma les yeux , et me serrant la main avec une pré-
sence d'esprit renaissante :
— Voyez-vous ! me dit-il , voilà le cerveau qui se prend, c'est
la fin.
Son regard était différent et plus calme. Nous comprimes cette
lutte d'un esprit ferme qui se jugeait, contre la douleur qui ré-
garait, et ce spectacle, sur un grabat misérable, était pour mot
plein d'une majesté solennelle. Il rougit de nouveau et dit très
haut:
— Ils avaient quatorze ans...— Tous deux... — Qui sait si..*
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LB CAPITAINE RKfÀUV. ; 6$
Puis il tressaillit , il pâlit, et me regarda tranquillement et
avec attendrissement :
— Dites-moi !.. ne pourriez-Yons me tfertner la bouche? Je
crains de parler.... On s'affaiblit... Je voudrais ne plus parler...»
J'ai soif.
On lui donna quelques cuillerées, et il dit :
— J'ai fait mon devoir. Cette idée-là fait du bien.
Et il ajouta :
— Si le pays se trouve mieux de tout ce qui s'est fait, nous
n'avons rien à dire; mais vous verrez....
Ensuite il s'assoupit et dormit une demi-heure environ. Après
ce temps , une femme vint à la porte timidement , et fit signe que
le chirurgien était là ; je sortis sur la pointe du pied pour lui par-
ler, et, comme j'entrais avec lut dans le petit jardin, m'étant ar-
rêté auprès d'un puits pour l'interroger, nous entendîmes un
grand cri. Nous courûmes et nous vîmes un drap sur la tête de
cet honnête homme qui n'était plus...
Cle Alfred de Vigny.
M. de Vigny nous a autorisé à publier ce fragment du dernier livre
d'un volume divisé, comme Stello, en trois parties : les deux premières
sur la pesante servitude des armées en temps de paix, la troisième sur
leur grandeur. Dans cette triple composition (1), dont la forme, créée
par Fauteur, paraît être celle qu'il préfère à toutes, chaque livre ren-
ferme un épisode, chaque épisode est un roman complet qui, précédé
de considérations graves , prouve et appuie l'idée principale du livre ;
idée consolante pour l'homme de guerre , dans la rigueur de sa desti-
née , comme Siello le fut pour le poète.
Le troisième livre, dont nous avons cité la plus grande partie, est
consacré aux souvenirs de grandeur militaire , et adressé par M. de
Vigny aux officiers de la garde royale, ses anciens compagnons
d'armes.
« Vous que j'ai tant vus souffrir des langueurs et des dégoûts de la
(x) Servitude et Grandeur militaires, i vol. in-S°, qui paraîtra dans quelque»
jours chez Félix Bonnaire, rue «les Beaux- Arts, xo, et Victor Mageo, quai de*
Augustins, ai:
TOME IV. 5
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#5 RETftB BK6 MUX M0KMB6.
Servitude militaire, e*eat peur vous surtout que j'écris oe H vre. Aussi,
à côté de ces souvenirs où j*ai montré quelques- traite dô ce 4ju41 y a de
bon, et d'honnête dans. les armées, mais. où j'ai détaillé quelques-unes
des petitesses, pénibles de cette vie, je veux placer les souvenirs qui
peuvent relever nos fronts par la recherche et la considération de ses
grandeurs.
« La Grandeur guerrière, ou là beauté de la vie des armes, me
semble être de deux sortes. 11 y a celle dû commandement et celle de
l'obéissance. L'une tout extérieure, active, brillante, fière, égoïste,
capricieuse , sera , de jour en jour, plus rare et moins désirée , à mesure
que la civilisation deviendra plus pacifique; l'autre tout intérieure,
passive » obscure, modeste, dérouée, persévérante, sera chaque jour
plus honorée, «ar aujourd'hui que dépérit l'esprit des conquêtes» tout
ce qu'un, caractère élevé peut, apporter de grand dans le métier des
armes, me parait être moins encore dans la gloire, de combattre, (put
dans l'honneur de souffrir en silence et d'accomplir, avec constance,
des devoirs souvent odieux.
a Si le mois de juillet 1830 eut ses héros , il eut en vous ses martyrs,
ô mes braves compagnons! — Vous voilà tous à présent séparés et
dispersés. Beaucoup parmi vous se sont retirés en silence, après l'orage,
sous le toit de leur' famille; quelque pauvre qu'il fût, beaucoup l'ont
préféré à l'ombre d'un autre drapeau que le leur. D'autres ont voulu
chercher leurs fleurs de lis dans les bruyères de la Vendée,. et les ont
encore une fois arrosées de leur sang ; d'autres sont allés mourir pour
des rois étrangers; d'autres, encore saignans des blessures des trois
jours, n'ont point résisté aux tentations de l'épée. Ils l'ont reprise pour
la France , et lui ont encore conquis des citadelles. Partout même ha-
bitude de se donner corps et ame^méme besoin de se dévouer* même
désir de porter et d'exercer quelque part l'art de bien souffrir et de
bien mourir. Mais partout.se sont trouvés à plaindre ceux qui n'ont pas
eu à combattre là où ils se trouvaient jetés. Le combat est la vie de
l'armée. Où il commence, le rêve devient réalité, la science devient
gloire, et la Servitude service. La guerre. console par son éclat des
peines inouies que la léthargie de la paix cause aux esclaves de l'armée;
mais, je le répète, ce n'est pas dans les combats que sont ses plus pures
grandeurs. Je parlerai de vous souvent aux autres, mais je veux une
fois, avant de fermer ce livre , vous parler de vous-mêmes et d'une vie
et d'une mort qui eurent k mes jeux un grand caractère de force et de
candeur. *
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DIPLOMATES
EUROPÉENS.
US»
LE PRINCE DE^METTERNICH.
La monarchie autrichienne, telle qu'eue existe aujourd'hui, avec le
vaste amalgame de ses provinces, et ses grands ©Tas.qni détendent du
centre de l'Allemagne aux tanches daCattaro; cette monarchie, com-
posée de vieux états héréditaires et de récentes conquêtes , sorte d'échi-
quier de privilèges et d'immunités provinciales eons une unique pentfée
tf administration, est tout entière l'outrage du même homme d'état;
è lui la gloire, à kd seul aiiaBi la rapoimbititédeBon oeuvre* L'antique
constitution d'Allemagne a été détruite à la paix de Preàbourg, loin
du bizarre 'et fragile assemblage de la confédération du Rhin; la maison
d'Autriche a renoncé à la couronne impériale : ane> nouvelle existence
a oommencé'ponr elle. Abattue par d'innombrables revers, sous la ré-
publique et Napoléon, elle s'est rétorée arec d'autres conditions de
tie.politiqne et de puissance militaire. ^Depuis 1613, V Autriche staet
5.
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68 REVUE MB DEUX MONDES.
vue appelée à jouer un grand rôle dans les affaires de l'Europe, et
M. de Metternich a donné à sa politique un caractère de persévérance ,
ou plutôt d'immobilité , qui résulte sans doute d'une pensée fortement
conçue , et accomplie comme une mission.
J'irai vite sur les premières années de M. de Metternich , afin d'arri-
ver à la haute partie de pon système; je me dégagerai de toutes les
petites passions du jour, de tous les préjugés de nationalité, pour voir
l'homme d'état.
Clément- Wenzeslaus, comte de Metternich- Winneburg-Ochsen-
hausen , est né à Coblentz le 15 mai 1773 , d'une bonne maison alle-
mande; il reçut les prénoms de Clément- Wenzeslaus du prince de Po-
logne et de Lithuanie, duc de Saxe. A l'âge de quinze ans, il entra i
l'université de Strasbourg. L'effervescence des idées de liberté éclatait
de toutes parts en Europe. Dans cette vieille université se trouvaient
alors réunis, sous le célèbre professeur de Rock, deux jeunes hommes
que la fortune jeta depuis dans de hautes carrières : Loewestein et
Benjamin Constant; le comte de Loewestein, l'un de ces nobles Sué-
dois qui dominèrent ce mouvement aristocratique d'où sortit,ya cou-
ronne au front, un des fils de la révolution française; Benjamin Constant,
l'homme de l'esprit, des idées, de l'imagination, rêveur puissant au
milieu de ces têtes positives. Le comte de Metternich achevait sa phi-
losophie avec l'année 1790; ses études furent complétées en Allema-
gne. A vingt et un ans il visitait l'Angleterre, la Hollande; il vint enfin
habiter Vienne, où il épousa Marie-Éléonore de Kaunitz-Rietberg.
C'est à cette époque que M. de Metternich entra dans la diplomatie
active. Il avait assisté comme simple secrétaire au congrès de Rastadt;
puis il accompagna le comte de Stadion dans ses missions en Prusse et
à Saint-Pétersbourg ; il était auprès du czar lors de cette alliance de la
Russie et de l'Autriche , glorieusement détruite à Austerlitz par Napo-
léon. Le comte de Metternich participa k tous les traités de cette épo-
que; ses idées jusqu'alors paraissaient appartenir à l'école de M. de
Stadion, qui fut bientôt appelé au ministère des affaires étrangères.
Ce ministre songeait à M. de Metternich pour l'ambassade de Russie;
mais le traité de Presbourg ayant complètement modifié la situation
de l'Autriche en Europe, François II préféra l'envoyer A Paris.
X'ambanadeur arriva le 15 août 1806, au moment où le canon des
invalides annonçait la grande fête de Napoléon.
Le système et la situation politique que le comte de Metternich
représentait à Paris étaient compliqués et difficiles. La maison d'Au-
triche avait subi bien des revers depuis la première coalition contre la
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DIPLOMATES EUROPÉENS. 69"
France. Bonaparte lui avait arraché deux fois le Milanais; Moreau
l'avait refoulée sur le Rhin. Rentrée en lice par son alliance avec la
Russie, Austerlitz accabla cette nouvelle coalition, et le cabinet autri-
chien se décida à signer le traité de Presbourg.
C'est la politique de ce traité que M. de Metternich était chargé de
diriger à Paris. Cette convention , immense dans ses clauses, avait bou-
leversé tout le vieux système allemand qui remontait à la Bulle d'or.
D'abord le Wurtemberg et la Bavière cessaient d'être de simples élec-
torals, et devenaient des royaumes. La Bavière recevait, aux dépens de
FAutrichc, un territoire de plus de douze cents milles carrés, une po-
pulation de près de trois millions d'ames, et des revenus de plus de dix-
sept millions de florins. L'agrandissement du Wurtemberg, également
au préjudice de l'Autriche, quoique moins considérable sans doute,
s'élevait encore à près de cent cinquante milles carrés. Le duché de
Bade avait part à ces dépouilles. L'Autriche perdait l'état de Venise ,
leTyrol, les cinq villes du Danube, la Dalmatie vénitienne, les bouches
du Cattaro. L'acte de la confédération du Rhin déchira les derniers
débris du vieux manteau impérial, et François II renonça à cette
antique dignité, désormais un vain titre, à cette boule et à cette cou-
ronne d'or qui depuis six siècles n'étaient jamais sorties de la maison
d'Autriche.
Dans sa mission à Paris , M. de Metternich s'était profondément pé-
nétré de cette situation triste et pénible où se trouvait François II.
Après les grands revers de la maison d'Autriche , l'ambassadeur croyait
que le meilleur moyen de reconquérir un peu d'influence en Europe,
était de conserver l'alliance de Napoléon, ou pour mieux dire, une
exacte neutralité, qui put permettre à l'Autriche de se dessiner à son
profit dans une circonstance décisive. De nouveaux succès d'ailleurs
venaient de couronner les armes de Napoléon ; la Prusse, après avoir
trop hésité , s'était jetée tête baissée dans l'alliance de la Russie.
Vaincue à Jéna, la paix de Tilsitt avait encore une fois pacifié le monde
et posé les bases d'une trêve universelle. M. de Metternich reçut de
sa cour l'ordre de plaire avant tout à Napoléon, de se le rendre favo-
rable par une déférence respectueuse, qui pouvait bien s'adresser à un
grand homme. M. de Metternich parut souvent aux Tuileries. Repré-
sentant une vieille maison européenne, lui-môme d'une naissance dis-
tinguée, avec les manières de l'aristocratie, M. de Metternich réussit
dans sa mission. Certes, la cour de Napoléon ne le cédait à aucune cour
île l'Europe pour la gloire militaire, pour les capacités politiques et ad-
ministratives; mais il y régnait une étiquette, un ton tout à la fois solda-*
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79 * REVUE MS-MgSfttfOltDfiS.
tesque et drapé, an formulaire de cérémonies puériles, et l'homme «Té
bonne maison y jouissait d'one supériorité incontestable.
L'ambassadeur avait alors trente-trois ans; sa physionomie était noble
et distinguée ; il paraissait à toutes les fêtes de la cour, se faisait remar*
quer par l'élégance de ses équipages et par de grandes dépenses. Jeune,.
brillant, doué d'un esprit fin, d'une parole facile , M. de Metternlch
passait pour un homme à bonnes fortunes. On se l'arrachait à la cour; les
dames de l'intimité impériale, et les princesses même, sœurs de Napo-
léon, n'étaient pas tout «à-fait indifférentes aux hommages du noble
ambassadeur d'Autriche.
Dirai-je une de ces mille aventures qui retentirent alors dans les salons
de Paris? Napoléon avait pris en grand goût* les bals masqués; il en
commandait partout : chez le grave archi-chancelier, à l'opéra et même
chez le ministre de la police. L'étiquette du palais était gênante , corn-*
passée ; dans le bal masqué, on s'en débarrassait. La police, comme on
lèsent, présidait à ces fêtes; Foucbé, le ministre roué et moqueur, était
chargé non-seulement de veiller à la sûreté de l'empereur, mais encore
de ces petites malices que Napoléon faisait à ses courtisans, ou que
Fouclié lui-même inventait pour se donner le plaisir de rappeler à tous
«es dignitaires de l'empire qu'ils avaient un peu trop oublié leur origine
républicaine. Un jour il montrait au prince archi-chancelier, si aristo*
crate , si grand seigneur, la figure de Louis XVI en cire ; le lendemain
il faisait donner quelques leçons à des royalistes récalcitrans. Voici oe
que Ton racontait. Dans une de ces grandes réunions masquées, un do*
mino aborda très cavalièrement un général chargé d'un des grande
départemens militaires. « Sais-tu ce qui se passe chez toi , toi si souvent
appelé à veiller sur les autres? Écoute, retourne à ton hôtel; tu con-
nais le salon bleu et le secrétaire de ta femme , cherche et tu trouve-
ras, d Le pauvre général, idolâtre de sa femme, part comme un trait,
enfonce le secrétaire, et découvre un paquet de lettres parfumées, aux
armes d'Autriche , espèce de sachet d'amour, qu'une main indiscrète
venait violer Le monde de cette époque se rappelle la suite de
l'aventure, le départ précipité, et par ordre militaire, de la jeune et
spirituelle complice de la chancellerie allemande.
M. de Metternich aimait les femmes pour Jes plaisirs et les distrac*
lions qu'elles donnent; il se livrait à cette douce police politique, qui
passait par le cœur pour arriver aux secrets du cabinet. Ses formes
séduisantes lui avaient gagné aussi les bonnes grâces de Napoléon, qui
aimait à le distinguer dans la foule des ambassadeurs, à causer avec
lui, tout en lui reprochant d'être bien jeune pour représenter une
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dwlomajths ewkjpéws; TT
vieiio niaistm d'Europe* L'empereur n'avait jamahtâe patole* brns«fu«
pour Mi de Méfieraient II le regardait comme l'expression du systém*
fonçais en Autriche. Plus d'une fols ils avaient agité ensemble cas
questions de balance européenne qui occupaient l'esprit de Napoléonl
Mi de M etterriidi présentai l'alliance delà France et de l'Autriche
comme urne nécessité;, il rappelail ce traité de 1756; condu sous l*in>
flaence du duc deChoitèul, connue la bâte de la nouvelle position de
PEurope vls-.è*vfs do la Russie; La situation de l'Autriche réclamait
aiorfc impérieusement cette transaction diplomatique. Napoléon Tenait
départir pour l'entrevue tTBrfurt, Des promesses avaient été échangée*
entre lai et Alexandre; Dans ce* plans gigantesques, l'Autriche était
sacrifiée;. on ne l'ignorait pas à Viennes Les tentatives de M. de Met-
ternioh à Paris avaient donc été vaines. La guerre d'Espagne venait
d'éclater. N'était-ce pas un nouvel avertissement pour la maison d'Au-
triche?
U y avait alors dams la nation allemande un commencement de ré*
action contre les Français. La paix dé Presbourg, en posant partout
dawla confédération germanique les principes et presque l'administra»»
tien française, avait excité de vifs mécontentemens» Des contributions
de guerre considérables , les nombreuses vexations que des généraux et
dès-employés français s'étaient permises dans leur conquête, avaient
aliéné les esprits , et il fallait toute la sagesse des gouvememens pour
maintenir les peuples dans les voies de l'obéissance. A Vienne, l'esprit
anti-français se montrait à la cour, parmi là noblesse et dans les asso-
ciations secrètes pour la liberté de l'Allemagne. L'Angleterre encou-
ragea ces dispositions; elle promit des subsides à un cabinet obéré,
fille montrait de loin à l'Autriche la résistance de la Péninsule , et les
difficultés qu'elle créait à la puissance militaire de Napoléon, députe
Bayien surtout. Pourquoi ne profiterait-on pas de cette circonstance
pour secouer les conditions humiliantes de la paix de Presbourg? L'ar-
chiduc Charles n'était-il pas un aussi grand capitaine qtte Napoléon? On
voulait des subsides, eh bien ! on en aurait. L'Angleterre s'engageak à
entretenir l'armée autrichienne, si elle unissait ses efforts à la cause
commune» Cette opinion prévalut bientôt parmi la noblesse allemande,
et le comte de Stadion entra complètement' dans les idées anglaises*
Dimmenses levées se préparèrent silencieusement.
Mi de Metteruieh eut peur mission, à- cette époque, de couvrir par
drflaueuses promesses les préparatifs militaires que faisait l'Autriche;,
ses notes étaient pleine! de protestations de paix, de témoignages de
cotfaate. C'était son r(We; l'Autriche ne voulait engager la guerre
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72 REVUE DES DEUX MONDES.
qu'alors que Napoléon aérait complètement préoccupé de l'expédition
d'Espagne. Quand l'empereur et la garde furent partis de Paris pour
relever le trône de Joseph à Madrid, quand vint la triste capitu-
lation de Baylen, l'Autriche ne dissimula plus ses préparatifs de guerre;
elle commença ses hostilités contre les alliés de Napoléon , qui , & vol
d'aigle, arriva subitement à Paris pour se mettre à la tête des années
d'Allemagne. Il y trouva encore le comte de Metternich.
La guerre d'Autriche avait été une véritable surprise. Napoléon se
crut joué par M. de Metternich , et il ordonna au ministre de la police,
Fooché, de le faire enlever et conduire de brigade en brigade jusqu'à la
frontière. L'ordre était dur, brutal, contraire à toutes les convenances
diplomatiques. Fouché, avec cette habileté qui se réservait toujours
une transaction dans l'avenir, l'exécuta avec politesse; il se fit conduire
chez l'ambassadeur, lui dit les motifs de sa visite, et lui en exprima les
plus vifs regrets. Ces deux hommes politiques échangèrent, dans une
confidence mutuelle, quelques épanchemens sur les malheurs de la
guerre et la triste ambition de l'empereur. Les ordres de Napoléon fu-
rent adoucis par le ministre, et un seul capitaine de gendarmerie,
choisi par le maréchal Moncey, accompagna la chaise de poste de
l'ambassadeur jusqu'à la frontière.
Quand M. de Metternich toucha le territoire autrichien, la guerre
était violemment engagée. L'armée, sous l'archiduc Charles, combat-
tait avec vaillance pour la défense de la patrie et de son souverain. La
bataille d'Essling menaça la fortune de Napoléon; l'armée française fut
sur le point d'être coupée; le génie de Masséna, éclatant sur un champ
de bataille, la sauva. Preussich-Eylau, la capitulation de Baylen et la
bataille d'Essling, sur le Danube, nous semblent les trois points cul-
minans qui apprirent au monde que les armées de Napoléon n'étaient
plus invincibles; sous ce rapport, ces batailles eurent une influence
morale sur les affaires de l'Europe. Il fallut les merveilles de Wagram
pour rétablir le prestige du nom de Napoléon; le champ de bataille y
fut disputé, mais jamais résultat plus décisif. L'Autriche s'agenouilla
pour demander la paix.
M. de Metternich n'avait j^oint quitté le quartier-général de l'em-
pereur d'Autriche; il avait reçu de son souverain le titre de ministre
d'état, tandis que le comte de Stadion suivait l'armée du généralissime
prince Charles. La victoire avait alors prononcé entre la France et
w l'Autriche; il était impossible de résister à la fortune de Napoléon. Les
deux partis qui divisaient la cour de Vienne se dessinèrent plus forte-
ment; l'opinion de la paix, que représentaient le comte de Buhna et
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DIPLOMATES EUROPÉENS. 75
M. de Metternich, prévalut. Le comte de Stadion, qui jusqu'alors avait
dirigé les affaires sous l'influence des opinions belliqueuses et du système
anglais, fut obligé de se retirer du cabinet. Le ministère des affaires
étrangères devint vacant, et l'empereur François crut se rendre agréa-
ble à la France en indiquant pour ce poste le comte de Metternich.
La grande influence de Napoléon sur les destinées de l'Autriche était
incontestable alors; il venait d'écraser ses armées à Wagram. Mais dire
que l'homme de la destinée pouvait disposer du territoire allemand >
chasser une dynastie pour en appeler une autre, proclamer, comme le
Moniteur, que la maison de Lorraine avait cessé de régner, c'est un
non-sens démenti par l'esprit des populations allemandes. La monar-
chie autrichienne avait été vaincue dans la lutte sans doute; ses armées
avaient éprouvé d'affreux revers, mais il restait à l'empereur Fran-
çois le dévouement de ses peuples, le sentiment d'indignation qu'ils
éprouvaient à l'aspect de la domination française. Deux cent mille hom-
mes d'occupation eussent été nécessaires au-delà du Rhin, et dans la
situation où se trouvait la France , avec la guerre d'Espagne qui dévo-
rait ses armées, il eût été difficile de se maintenir dans une position
aussi hasardée sur le Danube.
On négocia donc à Schœnbrûn. M. de Metternich fut envoyé, ainsi
que le comte de Bubna, auprès de Napoléon, et les conférences s'en-
gagèrent pour traiter de la paix sur des bases stables et régulières. Na-
poléon se montrait implacable; la conduite incertaine de l'Autriche
f avait profondément irrité. Jamais conférences ne furent plus longues,
plus vives, plus disputées; le comte de Bubna et M. de Metternich
appliquèrent toutes les ressources de leur esprit à inspirer aux négocia-
teurs des sentimens de modération. Le comte de Bubna était un de ces
caractères que le grand empereur aimait avec prédilection; et quel que
pût être le souvenir qu'il conservait de la conduite de M. de Metternich
en 1806, Napoléon savait qu'au fond ce ministre était dans les intérêts
français, et qu'en favorisant son élévation auprès de l'empereur d'Au-
triche, il donnerait un appui et un représentant à son système. Ces
motifs, joints à l'attitude irritée de la population allemande, à ces mys-
térieuses menaces d'assassinat, à ces associations secrètes qui déjà s'agi-
taient pour l'indépendance, hâtèrent la conclusion du traité de Vienne.
Il y eut seulement encore de nouvelles cessions de territoires imposées,
d'énormes contributions de guerre : les Français usèrent de la victoire.
A son retour à Vienne, M. de Metternich prit officiellement le titre
de chancelier d'état et la direction des affaires étrangères. Il avait alors
trente-six ans. C'était un poids immense, et il est bon de constater
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6m* quelle position H trouva la monarchie autricMenuê. Les nonula*
taons étaient épuisées par Fnavasion et la guerre, letrésorsansreasour*
ees , accablé bous les contributions de la France. Le traité de Près-
bour$ avait privé cette monarchie de toute influence sur l'Alleniagne?
le traité de1 Vienne lui avait ôté (es derniers débris de sa puissance mé»
tidtaaale. A jes côtés était la confédération du Rhin, c'est-è«*fire
Napoléon ;. eu face d'elle la confédération helvétique,. c'est*à~tlire Ka~
notée»; au midi le royaume d'Italie, c'e*t«à-dire Napoléon. Toute ré»
sistance était impuissante , il fallait donc revenir encore «ne fois a natte
alliance' intime du traité* de 1756 , qui , à l'origine ,. avait fait-la: base 4e
1* politique de if . de Metteraùh.
Dès le retour de Napoléon à 'Farts, le cabinet autrichien, avait sa par
se» émissaires et par son nouvel ambassadeur, le prince de.SchwarV
senberg , que Napoléon avait résolu de divorcer avec Joséphine , et que
dès-lors sa pensée allait naturellement se porter vers une alliance avee
nue des grandes puissances de l'Europe. Si l'empereur choisissait parmi
les grandes duchesses russes, c'était la perte inévitable de la maison
d'Autriche, car au fond se trouvait là l'accomplissement de la pensée
d'Erfurt, c'est-à-dire la formation de deux grands empires, auteur
desquels viendraient graviter de petites souverainetés intermédiaires;
et c'est à ce t état d'avilissement que serait réduite la maison d'Autriche*
-Si au contraire on pouvait préparer le mariage de Napoléon avee noe
archiduchesse 9 cette antique maison trouverait dans L'empereur des
Français uni protecteur réel, et l'influence d'une jeune épouse pourrait
adoucir les rigueurs que la victoire avait imposées à la monarchie
autrichienne.
Alors arrivait à Vienne le comte Louis de Narboune, ne spirituel
courtisan qui , à son retour de Trioste à Paris , fut chargé de pressentir
M. de Mettarnieh sur ce projet de mariage, qui entrait si admirable-
ment dans les intérêts autrichiens. Nous ne parierons pas des actes of-
ficiels qui préparèrent l'hymen de 1810; ils sont connus. 11 «suffit de
bien établir ici que la pensée du nouveau chancelier d'état, en préparant
l'union d'une archiduchesse avec Napoléon, fut de reconquérir, par
une alliance de famille , ce que la guerre avait ôté à la maison d'Autre
che. Tous les actes subséquens, jusqu'à la retraite de Moscou, sont In
suite invariable de cette politique de l'alliance.
Ces actes se révélèrent bientôt. Au commencement de18tl, des
indices certains signalèrent au cabinet de Vienne que des mécanten-
temens allaient éclater entrai la France et la> Russie. Le comte Otto,,
ambassadeur de France à Vienne y s'ouvrit tont-à+iait à. M. deiletter»
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DIPLOMATES EUEÛPÉEflS. . 7$
nich* et, en vertu du principe de l'alliance, proposa une sorte de
Jigue offensive et défensive dans la guerre que Napoléon se proposait
de faire contre la Russie. Comme force active, l'empereur des Fran->
çaisne sollicitait qu'un corps d'auxiliaires détachés, de trente mille Au-
trichiens, lesquels devaient agir sur l'extrémité orientale de la Gallicie,
au moment où l'armée française 6e porterait sur la Vistule. Ce traité
stipulait l'intégralité des possessions austro-polonaises, l'éventualité
d'une -cession de l'IUyrie, et certains avantages territoriaux au profit
de l'Autriche, en cas de, succès contre la Russie. M. de Metternich,
voyait ainsi se réaliser les avantages de l'alliance française. Il ne s'en-
gageait point complètement dans la guerre; il prenait seulement une
position politique et militaire.
La campagne de 1812 commença. Le corps autrichien de trente mille
auxiliaire* fut porté sur. la Vistule. Il n'eut pas l'occasion de prendre
une part active dans la campagne; toutefois il contint l'armée russe sur
les derrières de Napoléon. M. de Metternich suivait avec une grande
anxiété les mouvemens d'invasion en Russie. La désastreuse retraite
des Français commença, et le corps du prince de Schwartzenberg se
vit placé de manière à se trouver immédiatement engagé avec les
Russes qui débordaient sur la Pologne,
Ici s'ouvre une nouvelle série de négociations. La retraite de Russie
avait été si malheureuse, qu'elle n'avait point laissé aux Français de
forces suffisantes, non-seulement pour tenir la ligne de la Vistule, mais
même celle de l'Oder. Si la Prusse et l'Autriche avaient maintenu
religieusement leur alliance avec Napoléon, elles devaient entrer im-
médiatement en ligne, et opposer leurs forces aux Russes qui débor-
daient déjà de tous côtés. La situation des deux auxiliaires était
difficile, car la nation allemande se déclarait avec une telle unanimité
contre les Français, qu'il eût été impossible aux cabinets de Berlin et
de Vienne de résister, sans se mettre en opposition complète avec les
peuples qu'ils gouvernaient; d'ailleurs, profondément humiliés par
Napoléon, n'était-il pas naturel qu'ils cherchassent dans les circonstan-
ces à reconquérir leur influence? La Prusse, la première engagée en
ligne, n'hésita point à défectionner sur les clauses de l'alliance; elle
Cassa immédiatement sous les drapeaux de la Russie. Cet exemple était
contagieux. M. de Metternich ne le suivit point; seulement une trêve
de fait s'établit entre les armées russes et autrichiennes. En même
temps, M. de Metternich se présenta aux yeux de la France comme
le médiateur pacifique qui devait préparer la paix sur des bases en rap-
port avec l'équilibre européen. Dans ses conférences avec le comte Otto^
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76 rêvcë dés Dfiut iioffDifc.
le chancelier d'Autriche exposa nettement que a la monarchie à la-
quelle il présidait ne s'écarterait point des principes de l'alliance avec
la France; mais la situation ayant changé de nature, et le territoire
autrichien pouvant devenir le théâtre des hostilités, le cabinet de
Vienne devait naturellement prendre une attitude plus dessinée, afin;
d'amener le terme d'une collision qui désormais allait le toucher si im-
médiatement. D
La mission du prince de Schwartzenberg, si admirateur de Napo-
léon, celle du comte de Bubna , furent dirigées dans le même sens. Ott
n'abdiquait pas l'alliance , mais le cabinet autrichien prétendait qu'elle
ne pouvait plus reposer sur les mêmes élémens; en un mot , qu'il devait
prendre une part plus décisive sur les évènemens qui allaient s'accomplir.
Le but de M. de Metternich dans cette nouvelle négociation était
de préparer une paix générale. Ce but n'était pas tout-à-fait désinté-
ressé, car par suite de la position que les évènemens lui avaient faite %
le cabinet de Vienne devait trouver des avantages territoriaux dans la
nouvelle circonscription qu'une pacification générale pouvait amener.
Le parti anglais grandissait à Vienne; lord Walpole était arrivé avec
des propositions de subsides, et des cessions de territoire* A mesure
que de nouveaux revers venaient affliger l'armée française, les popula-
tions allemandes se prononçaient avec plus de vivacité, et il faut bien le
dire ici, parce que c'est de l'histoire : les peuples étaient plus avancés que
les gouvernemens dans leur haine et leur répugnance contre le système
français. M. de Metternich persista dans sa ligne de médiation, par
la conviction qu'il en résulterait un avantage réel pour sa monarchie-
Ces négociations durèrent pendant tout l'hiver de 1812 à 1813. A
M. Otto avait succédé le comte Louis de Narbonne. Napoléon envoyait
à Vienne le représentant de l'alliance de famille; il espérait que la
présence de M. de Narbonne rappellerait qu'une archiduchesse régnait
sur l'empire français. Cette archiduchesse venait même, par un acte
du sénat et de l'empereur son mari , d'être officiellement établie ré-
gente pendant l'absence de Napoléon. Le gouvernement était ainsi
dans ses mains. N'était-ce pas une nouvelle garantie donnée à l'Au-
triche des sentimens personnels du gendre de François II?
Pendant ce temps, des levées considérables se faisaient sur tout le
territoire autrichien; l'armée devait être portée au complet de 300,000
hommes. M. de Metternich justifiait ces armemens par la position natu-
relle dans laquelle se trouvait l'Autriche. Quand les belligérans étaient
Si rapprochés du territoire d'un neutre, il était simple que ce neutre
prît des précautions pour préserver sa propre monarchie. Par cette
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MPLOXATES fctiftÛPfottS. 77
lactique , Y Autriche, de puissance secondaire et auxiliaire qu'elle était,
devenait puissance prépondérante; quel que fût le côté vers lequel elle
pencherait, elle avait droit d'exiger, comme indemnité, des avantagea
positifs. C'était un immense service rendu à la maison d'Autriche que
ce changement de position? Pour satisfaire le parti anglais, M. de
Metternich envoyait à Londres un de ses conseillers intimes, le baron
de Weissemberg, sous le prétexte officiel d'amener la pacification gé-
nérale, mais avec le but secret de pressentir le cabinet de Londres
sur les avantages qu'il pourrait faire à l'Autriche en subsides et en ter-
ritoire, au cas où celle-ci se prononcerait formellement pour la coali-
tion.
L'armée française, miraculeusement reconstituée, s'était portée sur
l'Elbe. Les merveilles de Lutzen et de Bautzen avaient trouvé l'Autri-
che l'arme au bras, non point encore prête , mais attendant quelques
mois pour prendre part aux évènemens qui se préparaient. C'était der-
rière les montagnes de la Bohême que se masquaient près de deux cent
mille Autrichiens. M. de Metternich donnait donc à sa monarchie l'at-
titude d'une médiation armée, et ce fut en cette qualité qu'il prépara
l'armistice de Plesswitz, définitivement réglé à Newmarck. L'Autriche
déclarait toujours que a le conflit armé embrassant quatre cents lieuea
de ses frontières, il était impossible qu'elle restât plus long-temps sans
se dessiner, sans entrer comme partie active dans le combat, si les befc-
ligérans ne se rapprochaient pas les uns des autres. »
L'Autriche , se posant aiusi comme médiatrice armée , serait-elle
acceptée par les belligérans? La Russie et la Prusse ne faisaient au-
cune objection, car elles avaient trop d'intérêts à ménager une puis-
sance qui pouvait amener en ligne deux cent mille hommes de bonnes
troupes. Après quelques observations aigres et peu mesurées, Na-
poléon accepta également cette médiation. D'abord une difficulté de
formes se présenta; et la forme cachait ici, il faut le croire, une diffi-
culté de fond. Il s'agissait de savoir si dans les négociations qui allaient
s'ouvrir , les plénipotentiaires s'aboucheraient directement les uns avec
les autres, ou bien si l'on suivrait les formes écrites du congrès de Tes-
chem, c'est-à-dire, si les belligérans remettraient chacun au média-
teur des mémoires sur' leurs prétentions réciproques, mémoires qui
seraient communiqués par ce médiateur à chacune des puissances
en litige. On voit par là le grand rôle que M. de Metternich avait
créé à l'Autriche. En s' abouchant les uns avec les autres, les plénipo-
tentiaires pouvaient traiter en dehors des intérêts autrichiens ; au con-
traire, en suivant les formes de la convention de Teschem, l'Autriche
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devenait Intermédiaire indispensable ,\ et pouvait ainsi stipuler pour
elW-méme tous lo&avaiitagçsrésultant d'une position aussi élevée.
Ici se présente une, question historique de la plus haute importance»
Napoléon voulait-il la paix,, après l'armistice de PlesswiU? Les alliés la
TOulalentrils également? L'Airtriche.offrait-ellesa médiation de bonne
foi». dans un but sincèrpde la paix, ou .comme un leurre seulement ,
pour mieux préparer, le développement de ses forces militaires? Ces
trais, questions doivent être examinées simultanément avec gravité.
Napoléon n'était point l'homme de la paix. Mais après les batailles
deLutzen et de Bautzen, après la perte de tant de ses compagnons de
gloire d'Italie, une sorte de douleur maladive s'empara de sa tête; il
se pouvait entrer du découragement dans cette ame puissante, mais
partout, autour de lui, on murmurait le nom.de paix, en France comme
sous la tente, aux veillées militaires comme le matin des batailles; on
se battait, mais non plus avec cette gaieté, cet enthousiasme, qui mar-
quaient les victoires d'AusterliU et de Jému Napoléon désirait donc lu
paix; .mais «en caractère de fer ne pouvait se plier aux circonstances.
Jusques alors l'empereur avait imposé des traités plutôt qu'il n'avait
négocié; il avait dit aux puissances vaincues : « Voilà des conditions,
aooef>tez~les; et s'il y a un adoucissement, c'est à ma générosité que
vous- le devei*jrlci la position n'était plus la même. Les puissances se
présentaient comme parties égales, avec des forces numériques aussi
considérables que «elles de la France, et moins démoralisées. Il s'agis-
sait de négocier.,, et, non plus d'imposer ou de recevoir des conditions.
Jele répète, oettejituation nouvelle n'était pas comprise par Tempe*
rieur Napoléon.
. De leur côté , . Las alliés avaient signé l'armistice de Newmarck , $ur-
. tout peur, suivre les négociations secrètes avec Bernadette , et décider
l'Autriche it entrer danat la ligue; elles désiraient moins la paix qu'elles
n'appelaient le temps nécessaire de rassembler de nombreuses forces,
afin de venir à bout de l'ennemi commun; elles caressaient l' Autri-
che,de toutes les manières ; elles acceptaient tout ce que M. de Met-
ternich proposait, tandis que Napoléon ne subissait cette médiation que
comme une dure nécessité.
Maintenant cette médiation de l'Autriche était-elle sincère? Né
caohanvelle pas le dessein de se rapprocher de la coalition? Ici nous nous
expliquons; si on veut- dire qu'elle était désintéressée, nous répondons
. que non; mais pour sincère ,. elle Fêtait. En effet , dans quelle position se
. trouvait l'Autriche? Puissance alors prépondérante, elle avait droit de
' tirer des circonstances tous ^avantages nouveaux qui en résultaient.
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Bfotpotmit faire «es conditions. Hl faut *e rappeler toutes tes -pertes
Utritoriategtpie Napoléon lui avait fait éprouver en Italie , sur hvHliin
et dan» le centre de l'Allemagne; ii'étah>11 pas naturel qiféfle profitât
A^w médiation armée, position admirable dans laquelle 'M. de'Met-
ternicnwvaitsu la placer? II est évident que si topait généreleldi avait
procuré les avantages qu'elle sonheitàit/PAutriefee ne se serait-pas
jetée dans la coalition. Sous ce point de vue, "elle était doue sincère.
Mais Napoléon refusait de lui accorder ces -avantages; "Y Autriche de-
vait chercher è reconquérir dans la guerre ce que le sort' der batailles
loi avait enlevé. C'était son droit. Depuis ce moment , on voit M. ne
Metternich développer dans ses notes ses principes sur T équilibre
mtropéen, qui tendait & amoindrir l'immense 'puissance de Napoléon,
au profit des états coalisés.
Ce fut sur ces bases que Rengagea la 'fameuse conversation entre
M* de Metternich et Napoléon , conversation qui, en laissant un profond
etndble dépit dans le cœur du miriistre autrichien, exerça une triste
influence sur les déterminations ultérieures de l'Autriche. Apres la
signature deTarmistice, Napoléon avait porté son quartier- général
i Dresde; Perapereur d'Autriche et sa légation s'étaient rendus à OH-
ehin, afin d'exercer, de cette situation nonveîle, une action plus
ihrecte sur les puissances belligérantes. Des notes successives de Napo-
léon et du duc deDaasano demandaient sans cessée Fempercur Fran-
çois H et à son cabinet qu'Us eussent à prendre une détermination
précise pour la signature ides préliminaires <Fun traité de paix. En-
suite de ces pressantes instances , M. de Ifetterhicn *e rendit ''à
Bmde auprès de Napoléon; il était porteur 'd'une lettre autographe
4e ton souverain en réponse aux ouvertures qui lui avaient été faites.
Cette -lettre était plutôt un ééhànge de sentimens d'affection du
beau-père au gendre, qu'une note de diplomatie. Dans le fait/M. de
Metternich seul était chargé délai négociation de cabinet. H trouva
Napoléon au palais de Dresde; quand on annonce M. de Metternich, il
se hâta de le recevoir, car U sentait toute l'importance de maintenir
Y aliénée autrichienne. *La conférence dura presque une demwjour-
née; l'empereur Napoléon était dans son costume mWtaire , il se
promenait à grande pas, ses yeux étaient animés; malgré 'otfa^ils
avaient quelque dwose de 'bienvehlant et 'de doux. Cependant 41 'on*
vrhvla conférence avec peu de mesure : c Metternich, 'votre cabinet
veut profiter de mes embarras* La grande question pour vous est de
savoir si vous pouvec ine rançonner sans' combattre , eu sTl faudra* vous
jeter déeulément.auTangde mosennerais/Bh bienl soyons; traitons.
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89 REVUE DES DEUX MONDES.
J'y consens. Que voulez- vous? » A cette brusque sortie, trop directe
et presque maladroite , M. de Metternich se borna à répondre que
' « le seul avantage que l'empereur son maître était jaloux d'acquérir,
c'était l'influence que communiqueraient aux cabinets de l'Europe
l'esprit de modération, le respect pour les droits et les possessions des
états indépendans. L'Autriche désirait établir un ordre de choses qui,
par une sage répartition de forces, placerait la garantie de la paix
sous régide d'une association d'états indépendans. x> Cette explication
diplomatique, quoique enveloppée de formes vagues, disait hautement
les desseins du cabinet de Vienne; son but avoué, c'était la destruction
de la prépondérance unique de l'empereur Napoléon. Le système de
M. de Metternich était de substituer à cette immense puissance une
balance européenne qui ftt entrer l'Autriche , la Prusse et la Russie
dans un état complet d'indépendance à l'égard de l'empire français.
En résumé, le cabinet de Vienne réclamait pour lui-même, non-seule-
ment rillyrie, que le traité de 1812 lui promettait comme une éven-
tualité, mais encore une frontière plus étendue vers l'Italie. Le pape
devait reprendre ses états, la Pologne subissait un nouveau partage;
l'Espagne devait être évacuée ainsi que la Hollande; enfin toute in-
fluence sur la confédération du Rhin et la médiation suisse devait
être abandonnée par Napoléon. Ces conditions étaient dures, mais
elles n'étaient pas au-delà de la situation. Le gigantesque empire fran-
çais avait englouti d'immenses territoires, et brisé l'ancien équilibre
européen; 1* Autriche voulait le rétablir en profitant des circonstances.
Napoléon reprit: a Metternich, vous voulez m'imposer de telles con-
ditions sans tirer l'épéel cette prétention m'outrage. Et c'est mon
beau-père qui accueille un tel projet! dans quelle attitude veut-il
donc me placer en présence du peuple français? Ah! Metternich,
combien l'Angleterre vous a-t-elle donné pour jouer ce rôle contre
moi? » A ces outrageantes paroles, M. de Metternich changea de cou-
leur; il ne répondit pas un mot; et comme Napoléon, dans la viva-
cité de ses gestes, avait laissé tomber son chapeau, le ministre d'Au-
triche ne se baissa pas pour le ramasser, comme il l'eût fait par éti-
quette en toute autre circonstance. Il y eut une demi-heure de silence.
Puis la conversation reprit d'une manière plus froide et plus calme, et
en congédiant M. de Metternich , l'empereur, lui prenant la main, lui
dit : a Au reste, rillyrie n'est pas mon dernier mot, et nous pourrons
faire de meilleures conditions* »
Un des grands défauts de Napoléon fut toujours de placer les hommes
trop au-dessous de lui, de telle manière qu'Une comprenait pas l'indô-
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DIPLOMATES EUROPÉENS. 81
(tendance des paroles et des actions. Ses habitudes de commandement
rendaient ses paroles vives, ses interpellations brusques, et quand elles
s'adressaient à un homme d'une position élevée , elles le blessaient
souvent. M. de Metternich en 1813 n'était plus l'ambassadeur de l'hum-
ble Autriche après le traité de Presbourg; il était alors à la tète
d'une puissante monarchie, et ses conseils pouvaient entratner le cabinet
de Vienne dans une alliance avec la France. C'était donc un négocia-
teur diplomatique qu'il fallait traiter avec ménagement, et non
point avec mépris ou colère.
M. de Metternich ne quitta point immédiatement le quartier-général
de Dresde; vivement sollicité pour la tenue d'un congrès, il consentit
aux conférences de Prague, tandis qu'une nouvelle convention d'armi-
stice prolongea la suspension d'armes jusqu'au 10 août. MM. de Caulain-
court, de Narbonne, et le duc de Bassano, durent représenter la France
au congrès de Prague; la Russie et la Prusse désignèrent MM. d'Anstett
et de Humboldt. La présidence du congrès venait de droit au repré-
sentant de la puissance médiatrice, c'est-à-dire à M. de Metternich. Na-
poléon éleva d'abord une difficulté d'étiquette; MM. de Humboldt et
d'Anstett n'étaient que des diplomates de second ordre, tandis que
MM. de Caulaincourt et de Bassano avaient le premier rang. Cette diffi-
culté se prolongea. Quand tous ces plénipotentiaires sont sur les lieux,
des objections de forme s'établissent sur tous les points; on discute sur
des préséances, sur de petites questions de détail; on veut savoir si l'on
traitera par écrit ou de vive voix; on fait de l'érudition diplomatique
sur les précédens congrès, sur les formes suivies à Aix-la-Chapelle ou
à Riswick, mais on n'aborde aucune question générale, aucun de ces
hauts points de prépondérance et de circonscription territoriale. II sem-
blait que chacune des parties voulait gagner du temps, et que toutes
se mettaient en mesure de recommencer les batailles. L'Autriche elle-
même prenait ses précautions, et dans l'impossibilité d'obtenir le traité
qu'elle imposait à la France, elle s'associait au congrès militaire de Tra-
chenberg, où le prince royal de Suède, Bernadotte, traçait le vaste
plan de campagne des alliés. Là, la Russie et la Prusse accueillaient
toutes les propositions de M. de Metternich sans difficultés; on sentait
l'importance d'obtenir la coopération de l'armée autrichienne; aucun
sacrifice n'était épargné. La Russie et la Prusse avaient montré plus
d'habileté que les diplomates chargés de représenter la France à Prague.
Napoléon n'ignorait point ce qui se passait sous les tentes des alliés.
Afin de détourner les mauvais résultats du congrès de Prague, il s'était
TOME IV. 6
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SB RBVTO DOS DBUX WMCMB.
eâresséttirectement àson beat^pèreTrençois II , en mvoquantTaHiawei
ëe famlUe. Il manda Trmpéretriœ Marie-Louise à Mayence, et profi-
tant d'un ou deux jours que lui laissait l'armistice, il s'y rendit lui-
même pour visiter la fille de l'empereur d'Autriche. Dans cette en-
trevue, il lui confirma tous les pouvoirs de la régence; son dessein étaii
de vivement frapper le cabinet devienne par les marques de confiance
qu'il donnait à Marie-Louise. La Franee allait être gouvernée par um
archiduchesse; et comment'!' Autriche pouvait- elle faire % guerre à nu
pays gouverné par la fille de son empereur? Les évènemens étaient
trop avancés pour que de tels actes pussent exercer encore de l'in-
fluence.
A Prague, les négociations expirantes prenaient ee caractère d'in-
certitude et de mauvaise humeur qui avait marqué leur origine. Au
moindre propos, on se fâche; à la moindre insinuation, on s'of-
fense. Tout se prolonge ainsi jusqu'au 5 août, quelques jours à peine
avant la fin de l'armistice. M. deMetternichseul paraissait bienveil-
lant pour tous , et conservait ce titre de médiateur intéressé que les
puissances1 lui avaient reconnu. Il repoussa tonte idée de bouleverse*
ment en France; et lorsque le général Moreau arriva sur le continent,
les premières paroles que le ministre autrichien prononçai fttVdeBas-
sano, furent celles-ci : <r L'Autriche n'est pour rien dans cett^Aigue;
elle n'approuvera jamais les menées du général Moreau. «TÉSfTf août,
C'est-à-dire trois jours avant la fin de l'armistice, M. de Hfètternich
omit son ultimatum ; il portait : « la dissolution du duché de Varsovie
qui serait partagé entre la Russie > la Prusse et l'Autriche ( Dan tzick à
la Prusse); le rétablissement des Villes de Hambourg, de Lubeck dans
leur indépendance; la reconstruction de la Prusse, avec une frontière
sur l'Elbe ; la cession faite à l'Autriche de toutes les provinces illy rien-
nés, y eompris Trieste; et la garantie réciproque que Fétat des puis-
sances, grandes et petites, tel qu'il se trouverait fixé par la paix, ne
pourrait plus être changé que d'un commun accord. »
Cet ultimatum exprimait la dernière pensée de l'alliance; dés ce mo-
ment M. de Metternich prit une nouvelle position ; il était désormais
moins médiateur que représentant d'une puissance belligérante unie
avec la Prusse et la Russie, mais plus portée cependant que ses alliés
a un arrangement pacifique. Napoléon, en réponse à cet ultimatum, re-
mit parTintermédiaire de M. de Caulaincourt une lettre dans laquelle 11
abandonnait quelques points, en modifiait quelques antres. Au total
l'ultimatum n'était pas pleinement -satisfait. Ce message se fit attendre,
il n'arriva que dans la nuit du 10 au 11. Le 10, l'Autriche avait fi Wlaré
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qu'elle entrait dans l'alliance, de la Russie et de la Prusse avec le désir
pourtant d'arriver à la paix générale.
Il faut se faire une juste idée delà position, où se plaçait alors
l'Autriche: elle s'était faite médiatrice entre les alliés et Napoléon;
elle avait voulu la paixsur des bases avantageuses pour elle, eteapa*
Mes de lui faire reconquérir la puissance, qu'elle avait perdue. Cette
paix, elle la désirait encore, mais en échangeant son caractère de
neutre contre celui de belligérant, parce qu'elle y trouvait -son pro~
fit, et l'espérance d'un meilleur lot dans les, chances du combat. C'est
ce qu'exprime à peu près le manifeste de l'Autriche, ouvrage de
IL de Metternich. C'est dans ce sens qu'il négocia depuis la rupture de
Prague jusqu'au congrès de ChAtiHon. Après la rupture, Mi de Can~
laincourt demeure auprès de M. de Metternich, renouvelle ses pro-
positions; M. de Metternich répond «r qu'il est prêt; à traiter, si Ton
veut admettre l'indépendance de la confédération germanique et
de la Suisse,. et reconstituer la Prusse sur. une vaste échelle. » Na-
poléon résiste encore;; il s'adresse, à M» de Bubna, persuadé qu'il
pourra exercer une influence heureuse sur l'empereur, son beau-père.
Le 14, il accepte les propositions du cabinet autrichien; sa réponse est
portée à Prague. Il était trop tard, et M. de Metternich déclara qull
était impossible désormais de traiter séparément , et qu'il fallait en réf-
érer à l'empereur Alexandre; la coalition était entière et consommée.
Le 15 août, les hostilités recommencent sur toute la ligne. Napoléon
n'A pas perdu tout espoir d'entraîner l'Autriche dans les intérêts de la
France; il propose de négocier pendant la guerre; M. de Metternich
répond qu'il va porter à la connaissance des alliés les propositions de
la France; mais pendant ce temps les armées autrichiennes s'ébran-
lent. C'était chose immense que l'adhésion de l'Autriche à la coalition;
deux cent raille Autrichiens- débouchaient de la Bohème, et pouvaient
tourner la ligne de l'armée française. Rappellerons-nous ici les prodi-
ges de Dresde et la triste défaite de Leipsick? A la fin de 1813, la
ligne de l'Elbe était perdue, celle du Rhin même compromise; toute
l'Allemagne était debout soulevée et l'Europe entière menaçante.
Napoléon seul avait à lutter contre cette formidable invasion.
Pour l'Autriche, la question allait changer de nature sur le Rhin. Tant
que Napoléon avait été campé avec ses armées dans l'Allemagne , le plus
pressant intérêt, à Vienne, était de secouer cette domination puissante.
Mais alors il n'y avait plus ni confédération du Rhin, ni dangers immi-
nens; le sol était couvert des débris du grand empire, et la Germanie
rendue à sa vieille indépendance ; les Français u$ avaient plus que quel-
6.
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84 KËVÔE DES DEUX MONDES.
que* fortéf esàes qu'un siège plus ou moins long allait rendre a leur ari*
cienne souveraineté. Le péril pour la maison d'Autriche ne viendrait
plus de la France, mais de la Russie: on avait appris aux Russes le
chemin du midi de l'Europe, ils s'en souviendraient. La France, avec
une certaine constitution de forces, une certaine étendue territoriale,
était nécessaire à l'équilibre européen. L'Autriche débarrassée de
ses dangers en Allemagne, en Italie , pouvait sans crainte prêter aide
et secours à l'empire français menacé, et c'est sans doute cette considé-
ration qui favorisa l'ouverture des négociations avec M. de Saint-Aignan
au commencement de 1814.
A cette époque un principe fatal pour Napoléon <9 avait été admis,
c'est que les puissances alliées ne traiteraient pas les unes sans les autres.
L'arrivée de lord Castelreagh sur le continent favorisa cette tendance
vers un but commun. Cependant combien les faits étaient peu en
harmonie avec ces touchans manifestes d'union et d'indivisibilité qui
formaient le thème obligé de tous leurs actes et de toutes leurs procla-
mations? Les premiers succès au-delà du Rhin firent naître entre les
alliés deux sortes de questions : question territoriale qui se rattachait à
la nouvelle circonscription de l'Europe; question morale sur la forme
de gouvernement qu'on devrait donner à la France au cas où les ar-
mées alliées occuperaient Paris. Il est évident que, sur ces deux point? ,.
l'Autriche et l'Angleterre n'avaient pas les mêmes intérêts que la
Prusse et la Russie.
Sur le premier point, les conquêtes des armées alliées étaient inr-
menses. La Russie occupait la Pologne, la Prusse la Saxe, l'Autriche
une grande portion de l'Italie. L'empereur Alexandre prétendait ériger
la Pologne en une sorte de souveraineté sous son protectorat, ici il
blessait les intérêts autrichiens. La Prusse attaquait également ces in-
térêts en voulant s'arrondir par la Saxe. Dès le début de la campagne ,
ces dissidences s'étaient produites, et ce que l'histoire ne sait pas assez,
c'est que le lendemain même de la déclaration de l'Autriche à Prague ,.
il y eut déjà bien des aigreurs et des récriminations à l'occasion du
choix du généralissime ; après de vifs débats le prince de Schwart-
zenberg fut nommé à ce poste, qu'ambitionnait l'empereur Alexan-
dre. Sur la question de gouvernement en France, les opinions sem-
blaient aussi divisées. D'abord il était impossible de supposer que l'Au-
triche adhérât à un projet de changement dans la dynastie, lorsqu'une
archiduchesse gouvernait l'empire français. L'empereur Alexandre
avait des engagemens particuliers avec Bernadotte. L'Angleterre seule
appelait la maison de Bourbon ; mais elle n'en faisait pas une condition
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blPLOMATES ÈURôrfENS. 85
dément impérative, qu'elle subordonnât à cette question morale tout
débat sur des intérêts plus personnels.
Ce fut dans ces circonstances et sous l'empire de ces préoccupa-
tions que s'ouvrit le congres de GhAtillon. Il y eut encore dans cette
réunion désir évident de la part de l'Autriche de conclure un traité
sur des bases d'équilibre européen. Mais M. de Metternich dut s'a-
percevoir que la position de l'Autriche n'était plus la même qu'à l'o-
rigine de la campagne. Dans cette phase nouvelle, en effet, tout le
pouvoir moral était passé à l'empereur Alexandre; il décidait de la
paix et de la guerre; il était devenu l'arbitre des destinées de la coali-
tion. L'Autriche et la Prusse ne paraissaient plus être que des auxi-
liaires utiles; l'ascendant et la popularité appartenaient tout entiers au
czar. Le traité militaire de Ghaumont qui fixa les contingens de troupes
pour la coalition fut l'œuvre de l'Angleterre et de lord Gastelreagh.
On n'y décidait aucune question de dynastie, seulement les puissances
déclaraient qu'elles ne mettraient pasl'épée dans le fourreau avant d'a-
voir réduit la France à ses limites de 1792.
A mesure que les évènemens de la guerre portaient les alliés vers
Paris, les convenances ne permettaient plus à l'empereur d'Autri-
che et au cabinet que présidait M. de Metternich d'assister à des
opérations militaires qui avaient pour but la prise de la capitale où
régnait l'archiduchesse. L'empereur François II et son ministre s'ar-
rêtèrent donc à Dijon , tandis que la pointe hardie de la grande armée
de Schwartzenberg livrait Paris à l'alliance. Il allait se passer là des
évènemens d'une nature grave.
L'impulsion donnée par M. de Talleyrand à l'opinion publique
emportait les corps politiques vers un changement. Il n'y a pas d'intri-
gues qui puissent détruire une dynastie. Quand les temps sont fini*
pour elle, elle s'en va. Or, il eût été bien difficile avec les fatigues de
guerre, les engagemens pris à Ghaumont, et le mouvement des esprit?,
de maintenir Napoléon ou la régence de l'archiduchesse. Était-il pos-
sible de supposer que le chef couronné du grand empire se fût abaissé
à une petite royauté circonscrite même en-deçà des limites du RhinJ?
La régence était aussi impraticable; c'était sans doute le triomphe
complet du régime autrichien; mais l'épée de Napoléon, que fût-elle
devenue sous la régence? se serait-elle tranquillement remise dans le
fourreau? Les évènemens de Paris furent indépendans de la volonté de
M. de Metternich ; il n'y assista pas. L'empereur Alexandre conquit
alors une si haute prépondérance, qu'aucun cabinet, quel qu'il fût, n'au-
rait pu lutter avec lui.
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8» MTOB MN)HX MÔÏDES.
Quand le traité de Paris eut déterminé» avec le rétablissement 4a
l'ordre, la paix générale, la restauration desBourbootetlaxûccoa^
scription- territoriale delà France, l'Autriche dut faire un retour sur
elle-même, et envisager avecsangrfreidla position qu'elle s'était faite.
Et c'est ici que la pensée de M. de Metterniohse montée forte et toute
d'avenir.
La Prusse, dans la longue lutte qui venait de s'accomplir, avait prêté
un apppi trop puissant à la coalition pour qu'elle ne dût pas prétendre
à une compensation territoriale qui la rendrait maîtresse d'une partie
de l'Allemagne : l'influence au nord devait lui appartenir. L'empereur
François pouvait-il reprendre la. vieille couronne impériale abdiquée
par le traité de Presbourg? On l'y invitait, car il y avait tut engoue»»
ment ppur toutes les antiques coutumes. M» deAfetternich aperçut la uu
véritable jouet d'enfant, un titre sans influence réelle. La Prusse d'ail»
leurs avait pris un tel ascendant, sur l'Allemagne qu'il eût été blessaat
pour elle de voir un empereur germanique à côté de son royaume qui
comprenait' un bon tiers des populations allemandes. Avec un grand
instinct de la situation, M.4e Mettenucbsentit que désormais l'Autriche,
en se réservant une haute direction sur l' Allemagne, devait tendre à
devenir une souveraineté toute méridionale , ayant sa tète en Gallicie ,
son extrémité en Dalmatie, puis embrassant ce royaume lombarde*
vénitien, une de ses richesses et le plus beau «de ses joyaux. Préoccupé
de cette nouvelle destinée de la maison d'Autriche, M. de Metternkh
porta cette idée dans le congrès de Vienne* alors qu'il s'agit de fixer sur
des bases générales le nouvel établissement de l'Europe.
A ce congrès où présida en quelque eorte M. de Metternich* des
intérêts d'une nature diverse vinrent s'agiter et briser, la coalition.
L'empereur François avait fait des sacrifices de famille,, en aban-
donnant la cause de Marie- Louise; l'Autriche avait prêté un secours si
actif à la coalition, que, pour rendre hommage à cette conduite ,1'Eu*
rope fixa la tenue d'uu congrès à Vienne. C'est là que durent se ren-
dre les souverains, les ambassadeurs, qui allaient, aumilieu des fêtes,
des distractions et des galas, reconstruire l'Europe sur de nouvelles
bases. On semait de plaisirs et de fleurs ces longues 'conférences où
se décidait le sort des nations. Jamais le prince de Metternich ne fut
plus brillant qu'à cette époque; il avait atteint sa quarante-unième
année , et il voyait s'accomplir l'œuvre de ses soucis et de ses pensées*
Vienne offrait le plus riche spectacle. Les souverains y étaient réunis,
et avec eux , vingt-deux chefs de maisons princières, avec leur famille,
leur cour et leur suite nombreuse; les intrigues d'amour le disputaient
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WlOMÀTBSŒlIItOPéOTS. fg
•«'séances*?}!* «trieuses ** congrès. Sont 4» 411e l'Europe rfoaflfci
<ttit dfbomuKS distingués, diplomates, arables,, t'étaient rendus. a
Vienne; ie' soir,, on se rassemblait au théMw^Jucws <^rel^«^ù lej^u
s* prolongeait bien ewHttians lûiottil, on flUteher achevait d&*e ruU
aer, on le gr»uë-duc Constantin perdait quelques miluens; de roubles
dans deux ou trois soirées. On cita bien desegelantews diplea^ique*,
et de <es conquêtes flatteuses qui dé -à, en diKR, levaient bercé à .Paris
ktetrtejeimeexistenc* peutkjué du prince de McUerntohvAe due de
Wellington toUmême «e laissait distraire de ^Migtaire» féceolesipar
devantes aaoouvs. Quelles brillantes soirées que «elles de la^y Cas-
tefeeagh, itasme diplomate, enati «ctive qne.'le chef du ministère an-
glais dans toutes les négociations qui se imttachaient au cabinet bri-
tannique!
&a plus touchante' un ton paraissait régnsr, à Vienne, dans les actes
extérieurs; lest trois souverains de Husrie,, de Prusse et pTAutricbe
se «entraient ensemble, se pressant la main, »e donnant des témoi-
gnages, d tune mutuelle confiance, et cependant les divisions Je* pins
grares s'élevaient,- dans le congrès, snr; le ïejnaniement de UEurqpe.
lavquadrupèeanianoede l'Angleterre, de. la 'Prusse,, de l'Autriche jet
delà Ru»ie, telle que Farait stipulée le traité feChauinont,' ne pou-
vait être ooasidérée queneomme un traité offensif et tout militaire,
destiné à renverseriez pouvoir» de l'empereur Napoléon. GeUe aWajKse
était au* fond hétérogène,; eftétaibplutât umpAan de bataille , un traité de
Absides et de stipulations militaires , qu'une conrentiop régulière peur
favenir* Dès que le but commun fut Atteint, c'eat-fà-direle reaverae-
ment de Napoléon, les puissances reprirent leurs intérêts nature)*,
leur situation hostile les une* cuvera leaaetres. La Prusse deva&seTtp-
procher de la Russie, et s'éloigner de 1* Autriche dansk.ojleatiflu delà
Saxe at. de! la suprématie aucinande; l'Angleterre s'opposer) à la Russie
enee qui concernait la Pologne; et la iFranee ^quoique si fortement
•ecouée par une récente invasion et le changement de jlynastie, denajt
chercher, dans un rapprochement avec l'Autriche et l'Angleterre, à
reprendre queiqe* ♦crédit sur le «ontinent^ soit en ce qui touchait la
Saxe, soit pour la question polonaise. Il finit rendre cette justice a
Lotis X#III et à Jtf.de TaDeyrand, qu'ils comprirent parfaitement
cotte sltmtfrnJLouisXVIII s'intér*^
si Étiole è la cause de Napoléon. Dès tforiginedu congrès, il jyicuutanc
des conférences a part -entre lord iGastelreagb,; M. dCiMetternich et
K. dtiTeJleyrand, pour aviser aux danses d'un Unité d'alliance qui put
donner un contrepoids à l'immense ascendant que la Russie avait pris
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88 BEVUE DES DEUX MONDES.
par l'invasion en France et les évènemens de 1814. Ce traité fut tenu
secret avec une si profonde attention, que la Russie n'en sut pas un
mot; il stipulait une convention de subsides, rengagement d'un certain
nombre d'hommes toujours prêts pour une éventualité de guerre, au
cas où la Russie et la Prusse chercheraient à briser l'équilibre établi
dans les intérêts européens.
C'est à cette intelligence parfaite de la France et de l'Autriche,
dans la question de la Saxe, que Ton dut le rétablissement d'une vieille
et fidèle dynastie que la Prusse voulait engloutir. L'Angleterre avait
fait, sur ce point, des concessions au cabinet de Saint-Pétersbourg, car
elle pensait que la constitution de la Prusse, dans des proportions ter-
ritoriales très étendues, était nécessaire comme une barrière toujours
opposée aux invasions de la Russie. Sous ce point de vue, elle se trom-
pait peut-être, et depuis, l'intime alliance de la Russie et de la Prusse
l'a prouvé. Mais alors c'était la pensée du cabinet anglais; M. de Met-
ternich dut la combattre , il le fit dans une série de notes opposées à
celles de MM. de Hardenberg et de Humboldt. Restait la question
polonaise , et sur celle-ci , l'Autriche se trouvait complètement d'accord
avec l'Angleterre. Le cabinet de Vienne, en effet, voyait avec une
extrême jalousie la constitution d'un royaume de Pologne ; au fond de
la bienveillance d'Alexandre pour les Polonais, se trouvait une idée
politique. En constituant un royaume de Pologne , en rappelant les
souvenirs de la patrie dans ces nobles cœurs, l'empereur Alexandre
savait bien que, tôt ou tard, il réunirait à cette nation, placée sous
nos protectorat , la portion de la Pologne échue à l'Autriche et à la
Prusse par le traité de partage. M. de Metternich vit le danger, et
s'opposa de toutes ses forces à rétablissement d'une Pologne russe.
L'Angleterre, de son côté, demandait que ce royaume fût constitué,
non point comme un accessoire de la Russie , mais comme une bar-
rière d'avenir contre ses envahissemens. C'était une illusion sans doute ,
car Alexandre occupant le territoire polonais, il était difficile de le
lui arracher. ,
Ce fut au milieu de tous ces différends, tandis que les discussions se
prolongeaient sur la rédaction de l'acte final, qu'on apprit le débar-
quement de Napoléon au golfe Juan. C'était pendant une soirée de
fête chez la princesse de Taxis; on jouait un tableau historique, je crois
que c'était Marguerite de Flandres. Cette nouvelle d'abord ne bour-
donna qu'aux oreilles ; on n'y ajouta aucune foi ; mais le lendemain
elle fut officiellement confirmée par un courrier de l'ambassade anglaise.
Il faut alors juger toute l'anxiété de M. de Metternich; il avait trop
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DIPLOMATES EUHOPÉEH9. 80
connu le caractère de Napoléon pour ne pas savoir qu'il devait avoir
des intelligences dans l'armée; l'empereur des Français allait-il se
jeter sur le royaume d'Italie , bouleverser les récentes conquêtes de
l'Autriche, ou bien envahir la France, et recommencer cette lutte
générale qui avait agité FEurope pendant vingt ans?
L'Italie surtout inquiétait M. de Metternich ; de graves évènemens
avaient éclaté. Dès le commencement de 1813, après que le roi Joa-
chim Murât eut abandonné le commandement de l'armée française
dans la déplorable retraite de Moscou, ce prince s'était vu entouré ,
caressé par l'Angleterre; on loi rappela l'exemple de Bernadotte, la
possibilité pour mi de devenir roi de toute l'Italie. Lorsque Napoléon
brutalisait son beau-frère, dans ses lettres à la reine Caroline, le ca-
binet anglais flattait, par les plus douces espérances, l'imagination de
Murât, pauvre tête politique. Des subsides étaient promis, la solde
d'une armée , tout enfin ce qui pouvait flatter la vanité du militaire
le plus théâtral de l'époque impériale. Il y avait d'ailleurs, pour ces
nobles parvenus de la gloire, un invincible prestige dans les bonnes
manières des vieilles royautés à leur égard. A la fin de 1813 , Murât
était déjà dans la coalition; il entra en ligne avec une armée napo-
litaine, occupa les états romains, insinuant partout ses desseins sur
l'Italie, faisant un appel aux patriotes. Un traité secret, garanti par
l'Autriche, lui assurait Naples. Quand Murât sut qu'un congrès se te-
nait à Vienne, il y députa le duc de Serra Capriola pour s'y faire
représenter, invoquant ses traités de garantie et d'assurance de la part
de l'Angleterre et de l'Autriche. L'envoyé ne fut point admis, car
déjà se formait une intrigue toute anglaise et bourbonienne, pour ré-
tablir la vieille dynastie de Sicile sur le trône de Naples. Cette
intrigue était conduite par le prince de Talleyrand, qui trouvait ici
un moyen de plaire à Louis XVIII, le roi de France lui ayant recom-
mandé surtout les intérêts de sa race au congrès de Vienne; en outre,
M. de Talleyrand , prince de Bénévent, espérait trouver auprès de la
branche des Bourbons de Sicile un riche dédommagement à sa prin-
cipauté qui lui paraissait fort compromise. L'Autriche, retenue par
ses engagemens avec Murât, ne secondait que faiblement la négocia-
tion bourbonienne; mais à la fin, la tendance vers le rétablissement
de l'ancien ordre de choses fut tellement vive, qu'on chercha des cri-
mes dans les rapports secrets de Murât et de son ancien empereur relé-
gué à l'Ae d'Elbe, et Fon conclut qu'il y avait là infraction aux con-
stations stipulées par l'Angleterre et l'Autriche. Au moment où
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46 RftVIXÉ JMJS DKI M0MM6.
Napoléon se portait sur le golfe Juan, Murât, inquiet sur Us rése-»
Union* dà cÉbtaefc de Vienne irisait de giwte prépara** militait***
et>s*tnbiair appeler les hcBtfKtési &eeennéerautwchie»iie8^«iwsna
blàleateH»iiMwe dan» le royaume lombert^véï&ienl aUendart l'orose
au bras les événement qtri srprépareienCv
Ils étaient immenses, ces événement ! Ntfpoléetit av«& bien jugé
le situation des puissance* lesf unes vis>à«vis' de* autres* Oh assoie
mène qu'if fat instruit par un de se» agent secrets, employé' aux
Afraftret»Etrangères, dn traité confidentiel et de garantie entre M* de
Metteraich , lord- Castelreegu et M» deTallej rand contre: la Russie. H
refrénait en quelque -sorte pour le- mettre à'exécotionç il prenait l*Bu««
rope divisée, etdierchai ta profiter de cet* état de choses: pour aster**
sa couronne* Mais Ja grandeur de ce nom -inspirai? tant' de terreur, il
jetait tant d'étonnement et d'effroi >ni miueu'ck* vieilles seuverataethl
européennes, que Ton se réunît en toute hâte pour prendre des raesOK
res communes; M. de Talleymnd, le duo de Dalbérg, sfagitfrtn* ave*
une indicible activité; ils soHiettèrent unTapprodhenienfr général odn*
tre celui qu'ils appellent refraemicommon, le perturba tetir de r<B»»
rope:- L'esprit mystique d'Alexandre se prêtait à des idées d*a*lianoe
chrétienne et de croisade européenne, et M; de Metteroich» d'après
le refle qu'il avait adopté lors la rupture de 1818* ne pouvant pas se
départir des stipulations militaires conclues à Chanmont» Ce traité fut
renouvelé, et pour me servir de rerpressk>aufBcielkdes<5haiicelter*esj
Napoléon fut mis au ban de l'Europe.
Sur sa route si rapidement parcourue du golfe Joanè Paris, Nape»
Montavtft répandu la nouvelle quHl était d'accord avec l'Autriche et
V Angleterre pour retourner en France. Il n'en était rien; Napoléon
étâitseulement bien informé de la situation diplomatique ; il savait qné
eesdeuxpuissances seséparaient plus que jamais -dé la-Russè* Une de sas
premières démarches fût donc de chercher à se mettre en rapport
avec M. de Mettemich. En*mémeteoip9t qu'il écrivait directement' 4
Mfcrie*-Leuise, il envoyait, par rinteTmédiMre de quelques agent se*»
crets, des- lettre» conidentiefles* d'amis intime» de* ministre , et mente
d'une princesse do sang impérial qui avait eu de tendres rapports avec
M. de Mètternieh. Poisil commudiqee à Alexandre copie du tréiléde
k triple alliance contre la Russie. Ces démarches firent peu d'effet;
lés agens furent arrêtés sur la frontière» 1/ Autriche étak trop avancée
dans la coalition; déjà même ses annéess^étatentimiseseriinouvenlaat
du côté de l'Italie cotitreMùrat et les Napolitains; legésératBUmski
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. WUKATIS c EUlOPmTO.
o^fm^^^fQO^é^atM^jBOWSCtBtM^ roi deNapies, que <
tes troupes hésitantes et débandées, JLa dernière des dynasties napo»
léoniannesaveit cessé, de régner.
<A Vienne, et aQusJes yeux «esae, de M. de Metteniich, on 4*ntait
alçrt l'qn}èvement de cet ejrfantrroidont, le bereeau avait été pleoé dan»
J*, vieille eajûule du «onde. Napoléon avait prends le roi*de JUnmen
champ t de mai; il ne put accomplir son engagement; la poMee de M. de
Ifotteirinh déjoua ses projeta, et le ministre même, avec cette po-
litesse qui le caractérise, reoeadniait la Étie-deson empereur et le roi
de Hameau palais* de Sotanferun, sens, me escorte des plus âdèle*
serviteurs de la maison d'Autriche; en ro^me temps U entretenait quo^
que» rapports iuMmcsavec Foncué, qui avait envoyé deaagen* secrets k
Vienne tafin de pressentir M. detlfeuernich sur une* régence et Je?ei
de Rome.
Je n'ai point À parler de la campagne de 1915 et de Waterloo* L'An-
taîebe parut àpetnecntttgneauries bords du fthin,ofcetle eutàeem-
iM&tre fiapp et Leoourbe; sas armées se répandirent dans le midi 4e la
Fiance ;, elles occupèrent la Provence, le Languedoc, jusqu'à fAuveiw
pie; Jenrs têtes de colonnes étaient à Lyon et .k Dijon. Dans le fatal
traité de Pans, l'Autriche et la Prusse se concertèrent pour 'représen-
ter les intér&B<aUen)anda.'Jaa»aî8 ces intérêts ne détalent montrés pin*
hastile* à ,1a nation: française. Les efforts gigantesques que l'Europe
avait faits eentre Napoléon avaient profondément irrité Jes population*
germaniques; et alors la Prusse, l'Autriche et les états de* riws dn
Unn demandaient l'Alsace et u e* portion de la Lorraine, J'ai' eu en
ma possession .une carte, dressée en 1815, où l'Alsace était plaoéesons
le titre de Gtnuaain dans la configuration de l'Allemagne; l'Angleterre
voulait que la première ligne de ^forteresses du enté de la Belgique
nous lit aussi enlevée, et que nous eussions comme unique rempart
de non frontières la ligne de:L*en, de Mézières et d'Arras. C'était une
terrible réaction, contre la France, une triste punition infligée à cet
esprit de gloire et de eonquétes qui nous avait saisis pendant trente
années. Nous avons dit nftUeurt (1) à quelle. intervention on dut de
nir modifier ces prétentions altières desnations germaniques.
•Les intérêts allemands , en effet , paraissaient surtout préoccuper les
doux cenn de Beriiniet de Yienpe, qui se disputaient la prépondérance.
On a vu que M. de Mettemieh «avait détourné François Iide reprendre
(x) Voyez URtmê tks dma Mamtks du itr mars *BS5, Diuohaw* aven*
tima, Fosse &x Bemeo.
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02 RfiVtJfi DBS DEUX IfOftltéS.
la vieille couronne des empereurs d'Allemagne. Cependant quelle or-
ganisation intérieure et extérieure allait-on établir pour formuler une
constitution générale de la Germanie? Comment restituer à l'empereur
François l'influence allemande que Napoléon lui avait enlevée? L'Alle-
magne s'était levée en poussant ce double cri : Unité et liberté ! L'unité,
comment l'établir avec des souverainetés si diverses, si variées en
forces et en hommes, conservant encore le principe féodal au milieu de
l'Europe civilisée? La liberté, c'était un mot vague; comment l'appli-
quer à tant de systèmes de gouvernement différens, à tant de localités
ai distinctes dans leurs intérêts? Le système de la confédération du
Rhin avait été établi dans la pensée unique d'agrandir toutes les petites
souverainetés allemandes, et de les faire entrer dans un système hostile
à l'Autriche et à la Prusse. Alors , au contraire , c'étaient l'Autri-
che et la Prusse, grandes puissances prépondérantes, qui devaient
absorber toute l'influence, et régner, par un protectorat plus ou moins
direct, sur l'ensemble de la confédération, la Prusse au nord, et l'Au-
triche au midi. Il fallait, lorsque la patrie allemande serait menacée,
que toutes les populations pussent être appelées sous les armes et servir
communément avec la Prusse et l'Autriche. L'unité allemande était
donc ici établie comme barrière contre la Russie et la France, et ap-
posant également aux invasions de l'une et de l'autre. M. de Metternich
avait renoncé au vieux manteau de pourpre pour son empereur; il loi
fit assurer l'autorité plus réelle de la présidence de la diète; on donna
à la Prusse et à l'Autriche un nombre de voix en rapport avec leur
importance. Ces deux puissances restèrent mattresses des délibérations
de la diète et des mouvemens militaires. Sans doute il y eut bien quel-
ques injustices commises, quelques bizarreries dans la répartition des
états et des contingens; on vit des souverainetés agrandies parce qu'elles
étaient protégées par l'empereur Alexandre, et quelquefois même par
M. de Metternich. Mais quelles sont les opérations humaines où l'égalité
la plus parfaite préside? Et si l'on demande maintenant quel doit être
le résultat de cette confédération, nous répondrons qu'il est à craindre
pour l'Autriche que la Prusse ne prenne successivement et de plus en
plus une importance allemande* La Prusse est trop singulièrement con-
struite pour qu'elle ne cherche pas à s'étendre et à s'agglomérer. Elle
le fera, ou matériellement par la conquête, ou moralement; et c'est
avec grande raison que M. de Metternich porte toute sa sollicitude vers
le midi de l'Europe : c'est là que l'Autriche doit trouver une indem-
nité pour la perte de son influence dans l'Allemagne centrale.
Les évènemens de 1811 et de 1815 avaient considérablement agrandi
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DIPLOMATES EUROPÉENS. 05
les possessions autrichiennes en Italie. C'était pour elle un véritable
pays de conquête; elle devait naturellement établir dans le royaume
lombardo- vénitien une surveillance armée, une constitution de police,
capable de préserver les provinces réunies à l'empire autrichien. Toute
i'habileté de M. de Metternich consista à adoucir successivement cette
police, à mesure que le vainqueur fut plus complètement accepté.
La conquête dut se maintenir, comme celles de Napoléon, par l'occu-
pation militaire la moins pesante possible. Les Italiens, peuple chaud
et enthousiaste, avaient chassé les Français dans les jours de malheur;
les Autrichiens devaient éviter une pareille catastrophe, et se tenir sur
leur garde.
Cette double répression, base du système de M. de Metternich en
Allemagne et en Italie, entraîna un mouvement de réaction, car la li-
berté, cette grande puissance de l'a me, ne se laisse point ainsi oppri-
mer sans tenter quelque coup de désespoir. Les mystérieuses sociétés
ne s'étaient point dissoutes en Allemagne; elles s'organisaient dans les
universités, parmi les étudians; l'influence de la poésie, des écrits po-
litiques, tout favorisait" ce généreux mouvement des esprits qui appelait
au secours de l'unité allemande les efforts et le courage de tout ce
qui portait un cœur patriote. Cette unité allemande, si vivement saluée
par la jeune génération, n'était, à vrai dire , qu'une sorte de républi-
que fédérative, où tous les états libres eux-mêmes entreraient par la
pratique de la vertu , et tendraient au bonheur du genre humain. Les
vieilles souverainetés allemandes durent réprimer ces associations, qui
éclatèrent par l'assassinat de Kotzebuë.
M. de Metternich venait de parcourir l'Italie, lorsque les écoles se
dessinèrent par ce sanglant attentat. Il était comblé des faveurs de son
souverain, il portait le titre de prince, de riches dotations avaient triplé
sa fortune, des décorations de presque tous les ordres brillaient sur sa
poitrine. L'état de fermentation de l'Allemagne n'avait point échappé à
sa pénétration, et c'est à son instigation que s'ouvrit ce congres de
Carlsbad, où furent prises des mesures soupçonneuses et violentes
contre l'organisation des écoles en Allemagne. Le régime des universi-
tés, la répression des écrits, la police politique, rien ne fut négligé;
c'était une bataille régulière des gouvernemeus contre le mouvement
qui agitait les têtes ardentes.
Notons bien ce quantième de 1820. Au midi la révolution d'Espagne
et les cortès, la proclamation d'un régime plus libéral que celui de l'An-
gleterre même; à Naples, et par un retentissement presque magique,
la constitution également proclamée. De Naples le cri de liberté se fait
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84 MYUE BE8 DTOX M0JW8.
entendre dans le Piémont , et le roi est renversé de-son trône; à Faritf,
des émeutes tellement violentes, cpie le gouvernement était menacé
chaque soir d'un revirement politique. On eût dit quecette année HâO
tonnait le premier anneau de cet immense mauvement de juillet qui
éclata dixans plus tard., L'Autrickeétait particulièrement entamée par
ces efforts populaires; Naples et le Piémont embrassaient pari leur ex*
trécnité les ( possession autrichiennes tn Italie. Les peuples s'étaient
montrés, les rois se réveillèrent ensuite. Il y eut des congrès à Trop-
pau , à Leybach , et M. de Metternieh , sans hésiter, provoqua des me-
sures répressives contre l'esprit, révolutionnaire. La conviction de M. do
Metternieh fut tellement profonde, qu'il s'opposa à toute espèce de re-
tard; il ne demanda que l'appui moral de. la Prusse et de la Russie,
déclarant qu'une année autrichienne aliait marcher sur ^Italie , pour
occuper Napks et le Piémont* L'empereur Alexandre, alors tout agité
de la peur des sociétés secrètes et des complots européens, prêta ia
main à M. de Metternieh. Il n'y eut qu'une opposition à l'égard du
Piémont, et sait-on d'où elle vint, cette opposition, tant l'histoire a été
défigurée? Elle vint de Louis XVIII, et des notes de M. de Richelieu
et de M. Pasquier. L'esprit révolutionnaire menaçait ia France; il
éclatait par des conspirations, et la France déclarait à M. de Metter-
nieh que si les armées allemandes entraient dans. le Piémont, l'occupa-
tion ne saurait être d'une longue durée, car la .France ne pourrait
souffrir les Autrichiens sur les Alpes.
Dans cette lutte, pour nous servir de l'expression: favorite de M..B*»
gnon, les cabinets eurent le dessus sur les peuples. Naples fut conquise
en quelques marches, et le Piémont occupé par l'armée autrichienne.
Le mouvement de répression étant ainsi donné, partout se développa un
système combiné dans la pensée d'une suspension delà liberté politique,
La guerre fut ouvertement déclarée & ces constitutions, si solennelle-
ment promises et si parcimonieusement octroyées. M. de Metternieh
assista au. congrès de Vérone, congrès qui nous parait la dernière ex-
pression des terreurs absolutistes à l'égard de l'esprit révolutionnaire.
La France fut chargée de réprimer les certes espagnoles , comme M» de
Metternieh avait été l'exécuteur armé des volontés de l'alliance contre
Naples et le Piémont. Ici, les royautés réussirent encore, et la révolu-
tion fut matériellement comprimée.
Tous les actes de cabinet, toutes ces proclamations qui suivirent la
tenue d'un congrès, étaient spécialement l'œuvre de èL de Metternieh.
lie chancelier d'Autriche possède une remarquable facilité d'expres-
sions, un goût pur, une manière noble de dire sa pensée dans ses
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DfPLOUATCS EUBOPÉflKfr. 98
«oies môme de diplomatie», où le sens est presque toujours caché seus
*lbs phrases techniques, et pour ainsi dire matérielles.' C'est à M*, de
3Ketternioh que l'on doit surtout cette élévation d'idées qui en appelle
toujours à la postérité: des passions et des préjugés contemporains^ Le
défont même de M. de Metternioh est de trop se laisser dominer par
^ette broderie tout élégante dont il aime à orner les moindres actes
«le son cabinet ; il en est le faiseur le plus actif; il a surpassé de beau *>
4*up la rédaction de M. de Gentz, qui eut, dans son. temps, une si
grande renommée d'écrivain diplomatique. Ceux qui virent Mi de
Jtfettemich en 1825, lorsque la triste maladie de sa femme l'appela à
Saris, furent surpris do trouver en lui presque delà vanité littéraire.
3f . de Metternich connaissait tous nos bons auteurs, jugeait les contem-
porains avec une sagacité remarquable. On ne pouvait concevoir que
l'homme politique eût pu conserver le loisir d'étudier les plus futiles
productions de la littérature contemporaine.
Les affaires s'asseyaient en Europe. Dès 1827 , M. de Metternich
s'était inquiété desmouvemens de la Russie à l'égard de la Porte Otto*
nane. Là était un des dangers les plus pressans pour l'influence autri»
ehienne. Si les projets des Russes se réalisaient, le cabinet de Vienne
se voyait arracher sa prépondérance , presque aussi vieille que celle de
la France sur la Porte Ottomane. A cette époque, M. de Metternich
fit sonder le ministère français; on l'écouta à peine, car les négocia*
fions les plus étranges s'étaient ouvertes entre les trois cabinets de
Saint-Pétersbourg, . de Londres et de Paris sur la question des Grecs,
Xt ici il est bon d'expliquer ces refus que fit M. de Metternich d'inter-
venir dans les- transactions qui amenèrent le traité du mois de juillet
1327.
Là cause des Grecs avait pris,. dès l'année 1824, une consistance et
TO: caractère européen; Chaque époque a sa politique de sentiment, et
*& s'était pris d*un fanatisme classique pour les Grecs. Sans doute il y
«voit quelque chose de puissant dans cet héroïsme qui secouait le joug
«les barbares, mais, au fond, les déclamations chrétiennes de la Russie,
«es notes vives et pressantes pour le? Grecs, étaient encore moins l'ex-
pression d'une sympathie religieuse que les actes d'une politique habile
trai abaissait la Porte Ottomane pour la réduire ensuite à la qualité de
Tassale. La Russie s'adressa donc à Charles X , lui parla de la croix; elle
Ht agir en Angleterre le comité grec; c'est sous l'influence de ces
préoccupations philantropiques que le traité du mois de juillet 1827 et
la bataille de Navarin vinrent sérieusement préoccuper M. de Met*
ternioh; il devinait toute la portée de cette politique imprévoyante. Le
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96 REVUE DES DEUX MONDES.
combat de Navarin détruisait la prépondérance de la Porte, il la tuait
politiquement au profit de la Russie, et cette bataille fut le prélude de
la campagne de 1828 aux Balkans. La Russie était parvenue à pousser à
la tête des affaires étrangères en France M. de La Ferronays, homme
loyal , mais russe d'affection et d'habitudes. M. de Metternich ne put
donc entraîner la France dans un système de con édération et de ligue
armée contre le czar. Il fut plus heureux en Angleterre auprès du duc
de Wellington, qui, reconnaissant les fautes de Canning, appela le
combat de Navarin un événement malheureux. L'Angleterre était ainsi
revenue à la parfaite intelligence de ses intérêts positifs.
On se demande comment, à cette époque, M. de Metternich ne se
décida pas pour la guerre , comment il ne prit point parti pour la Porte
Ottomane. C'est ici une suite de la pensée fixe du chancelier autrichien.
Il a tout gagné par la paix; les conquêtes de l'Autriche sont dues aux
opinions pacifiques, à cette espèce de médiation armée qui arrive tou-
jours à point nommé pour conquérir quelques avantages. Une guerre
eût compromis la situation générale de l'Europe. Rapproché de l'An-
gleterre, et de concert avec elle, le cabinet autrichien arrêta la vic-
toire. C'était quelque chose dans le mouvement russe de 1829, mais ce
n'était pas assez.
Pendant ce temps, les évènemens marchaient en France vers une
crise inévitable. Le ministère de M. de Polignac se forma. Sous le
simple point de vue diplomatique, c'était un avantage pour l'Autriche,
car l'on sortait du système russe pour entrer dans les idées anglaises ,
à l'égard de Saint-Pétersbourg et de Constantinople. Toutefois un esprit
aussi pénétrant que M. de Metternich ne pouvait voir sans inquiétude
la lutte engagée entre les pouvoirs politiques, dans un pays comme la
France. On a dit que M. de Metternich avait conseillé les coups d'état.
C'est mal connaître l'esprit de modération et la capacité du premier
ministre autrichien; un coup d'état n'est jamais entré dans la pensée
de M. de Metternich ; c'est un parti trop dessiné, trop bruyant. Quand
une situation difficile arrive , il ne la prend pas de face, il la tourne; et
quand on le voit décidé dans une résolution ferme et forte, c'est que les
esprits y sont déterminés et qu'il n'y a plus rien à craindre pour son
exécution. M. de Metternich connaissait trop la légèreté du prince
de Polignac, le peu de fermeté de Charles X, pour ignorer qu'ils
n'étaient pas capables de mener à fin une entreprise aussi périlleuse. Il
existe aux Affaires-Étrangères une dépêche de M. de Rayneval, am-
bassadeur à Vienne, qui détaille une conversation qu'il a eue avec le
prince de Metternich, précisément sur ces coups d'état; on en parlait
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DJPLOMATE8 EUROPÉENS. 97
beaucoup A Vienne, et plus d'une instruction adressée A l'ambassadeur
autrichien, M. Appony, combat énergiquement le système suivi par
M. de Pob'gnac.
Alors éclata la révolution de juillet. Cet événement était immense ;
jamais l'Europe ne s'était trouvée dans on pareil danger» car quelles
idées faisaient irruption? N'était-ce pas l'esprit des sociétés secrètes ,
le républicanisme triomphant avec plus d'énergie encore, non plus
dans un pays de second ordre, mais dans cette France qui, depuis
quarante ans, semait le trouble et donnait l'impulsion à l'Europe
continentale? L'esprit de propagande avait pour chef cette tète vieil-
lie, opiniâtre, de M. de Lafayette; on allait encore faire un appel
è l'indépendance des peuples comme aux jours de 93 ; quelques Fran-
çais, et ce drapeau tricolore promené partout, pouvaient être la cause
d'une conflagration générale. Que faire? Un ministre jeune, ardent,
sans expérience, se serait précipité peut-être dans la guerre. Ce fut un
grand bonheur pour les amis de la paix en Europe qu'il y eût en Prusse
on roi sage et tempéré par l'âge, et en Autriche un ministre qui avait
vu tant d'orages sans en être effrayé. Un des traits saillans du carac-
tère de M. de Metternich, c'est de n'être prévenu d'avance ni contre
on homme , ni contre un événement, de sorte qu'il les juge tous avec
nne certaine supériorité. Il attendit donc la révolution l'arme au bras ;
seulement l'Autriche se tint prête , et des mesures militaires, jointes au
renouvellement des alliances politiques, préparèrent une barrière à
toutes les invasions de l'esprit révolutionnaire. Cette modération fut
poussée si loin, que dés qu'un gouvernement régulier fut établi en
France, M. de Metternich se hâta de le reconnaître sans affection
comme sans haine, et par ce seul motif, qu'un gouvernement régulier
est toujours un fait protecteur de l'ordre et de la paix publique.
Depuis cette époque , M. de Metternich a paru suivre trois règles de
conduite qui dominent toute sa position politique : 1° se rapprocher, pour
h répression de tout troubla européen, de la Prusse et de la Russie;
renouveler en conséquence les conventions militaires posées à Chau-
mont en 1814, et à Vienne en 1815 ; ce sera sans doute le but du nou-
veau coafrès de Toeplitx; 2° combattre l'esprit de propagande sou»
quelque fom» qu'il se présente; et ici la tâche était laborieuse , car la
révolution de juillet n'avait pas seulement semé des principes, dange-
reux pour les monarchies en Europe; elle avait fait plus encore, elle
avait envoyé son argent, ses émissaires, son drapeau, ses espérances
partout. Et c'est parce que M. Casimir Périer fut le premier qui osa
arrêter ces éclats de la révolution de juillet, que M. de Metternich a
TOMB iv. 7
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98 revote dm mot mww»,
cons rté pour cet homme énergi que une estime qu'à! «sprint à toote
occasion, dans ses conversations comme dans «es tetttefe 3» L'esprit de
propagande s'étant partout répandu, M. de Metternich aeemtilattéces-
site d'agrandir noiHKfulement Pétat militaire de rÀntrfche, vais en-
core ses rigoureux moyens de police. Partout l'eéminiftwrtiOD est
devenue plus sévère parée qu'elle était plue menacée. La liberté a élé
confondue avec l'esprit révolutionnaire- -dansée système absete de ré-
pression.
L'administration de M; de Metternich paraît préoccupée de ce sen-
timent profondément éprouvé, que si la liberté civile est nécessaire à
tons, la liberté politique n'est bonne qu*àq»elquefr«as , en tant qu'elle
nebtesse point l'esprit et la durée des gouvernesaem Protection ktim-
teUtgence, mais à l'intelligence sérieuse, qui ne s'évapore pas en pam-
phlets; leprogrés sans-doute* niais le progressa» turbulence. La maison
d'Autriche a peur du bruit, eMe craint qu'on parie d'elle, elle «* Tiae
ni à l'éclat ni à la liberté brurente; «Me ressemble beaooonp à ce» pMK
fesseurs allemands qui amoncellent de l'érnditm et de lasejenoe des»
quelques coins poudreux des universités, et ne publient leurs «livres
qu'à de rares exemplaires à l'usage de quelques savant»
La vie intime de Mi de Metternich * été traversée par' plus d'un
malheur domestique; le deuil a frappé sa maison; les distractions d'un
monde agité n'ont pu toujours consoler sa douleur. Affable dans la vie
privée, il aime à se reposer des teignes de son vaste ministère. Un
homme d'esprit a remarqué qn*il passait une grande partie de sa vie
en conversations. Cest le faible des hommes qui ont tant vu, de Caire
de l'histoire dans ces causeries de coin da fen , recueillies avec avidité.
Et qui n'a entendu M. de Talleyrendf M. de Metternich ades mémoires
longs, curieux, tout remplis de pièces justificatiTes, car.il se -crois en
face de la postérité* Son entreprise .est grande, es comme je l'a*
dit en commençant, il en portera la gloire et éa responsabilité. Quand
on songe à l'état de L'Autriche après la paix de Preahourg et qu'en»
la voit plus puissante qu'elle. n?a jamais été, et que tout cela est
l'œuvre d'un seul ministre qui a gouverné l'empire pendant vingt~ciiiq
ans, on peut bieu deviner quelquetHins des jugemens delà postérité.
Noua sommes environnés , nous» de ruines d'hommes et de choses; gou-
vernement, ministère, administration, tout tombe. Et lorsque dalumt
de ces ruines, nous contemplons quelques-unes de ees figures inono*
biles au milieu des ravages da temps, il nous semble que ce* figures
n'appartiennent pointé notre époque; nous nous reportante Richelieu,
à cçs jwustres qui eurent un système et «qui l'acooraplireut juaqulaa
/
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bout. Un système, bon on mauvais, c'est quelque chose, et chez nous
qpel est l'homme d'état qui a un système? ,
Parvenu aujourd'hui à sa soixante-deuxième année, le prince de
Metternich a conservé la même conviction, la même foi en ses idées;
c'est l'homme politique «qui s'est laissé le moins impressionner par les
évènemens fiigitiis et les caractères de circonstances; cette impas-
sibilité imprime à ses plans une supériorité froide et réfléchie qui le fait
passer à travers les révolutions les plus violentes, le ministre n'étant
préoccupé que de la manière de les réprimer le plus paisiblement pos-
sible. Le prince de Metternich possède un art particulier de fasciner
ceux qui Técoutent; j'ai vu les hommes les plus prévenus contre lui être
entraînés malgré eux à ses idées politiques et revenir d'une mission tout
remplis des principes du chancelier autrichien; demandez au maréchal
Maison et à M. de Saint-Aulaire le prestige de conversation exercé
sur eux par M. de Metternich. Dans ses intimités, ce n'est plus le même
homme; le chancelier aime la plaisanterie, le calembour, la mystifi-
cation, le mauvais roman et la toute petite littérature.
Il ne dédaigne point au besoin de venir en aide à celle-ci, et les sujets
fournis par M. de Metternich à la grande dame dont une fatale indis-
crétion causa jadis la mésaventure, ne sont ni les moins intéressans,
ni les moins spirituels. Nous proposons le suivant comme un modèle k
tous les nouvellistes et romanciers. Une égale passion faisait battre le
cœur de deux jeunes amoureux; Roméo et Juliette ne sont point uni-
quement une fantaisie de l'artiste, un produit de l'imagination de
Shakspeare; cette liaison qui pouvait faire leur bonheur, causa tous
leurs maux, l'opposition des amilles sépara ceux qui devaient être éter-
nellement unis, la raison du jeune homme n'y résista pas, il. devint
fou; un même sort attendait sou amante. Les deux infortunés furent
transportés dans le même hospice; là ils purent se voir tous les jours,
et un nouvel attachement se forma entre ces deux amans, qui s'igno-
raient l'un l'autre, et dont rieo ne pouvait amener la reconnaissance.
M. de Metternich, visitant un jour le lieu de leur retraite, s'informa
auprès de la jeune fille , pourquoi elle ne se mariait pas avec ce com-
pagnon d'infortune qu'elle semblait tant aimer ; elle lui répondit que
son choix était arrêté avant de connaître ce dernier, et que celui qu'elle
devait épouser était encore plus aimable.
M. de Metternich vient de perdre François II , cet empereur qui
était associé à toutes ses pensées sur la maison d'Autriche, prince mo-
deste, et qui s'abandonnait de confiance au premier ministre de son
cabinet. L'empereur Ferdinand, qui lui succède, a vécu dans un monde
7.
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100 REVUE DES DEUX MONDES.
trop à part /pour qu'il puisse apprécier les services et comprendre la
portée d'un système; mais il est plus timide encore que son père. Sans
avoir la vieille affection de François II pour M. de Metternich , il s'est
habitué à le voir à la tète des affaires , à le craindre même dans ses réso-
lutions. D'ailleurs le prince de Metternich s'identifiantà la dette publi-
que et à l'aristocratie, est tellement inhérent à l'œuvre de la monarchie
autrichienne , qu'une révolution complète pourrait seule le renverser
de son poste éminent. Cette révolution ne serait pas seulement dans les
hommes, mais encore dans les choses, et l'esprit pacifique et conser-
vateur du gouvernement autrichien s'y oppose. Ce n'est pas à Vienne
que l'on aime à tenter les expériences et les épreuves.
M. P.
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VOYAGE
EN
NORWÉGE.
Nous partîmes le 12 août de Christiania, pour visiter l'intérieur
de la Norwège: notre principal but était de voir la haute mon-
tagne de Gousta, et la grande cataracte de Riukan-Fossen (1).
J'avais pour compagnons de voyage un jeune peintre allemand,
et un officier danois qui devait nous servir d'interprète, la
bogue norvégienne étant absolument la même que la langue
danoise. Nous avions chacun notre petite voiture : c'est un long
brancard surmonté d'un siège arrondi, ressemblant assez à un
fauteuil de bureau. Cette voiture, originale dans sa simplicité,
tst plus commode et plus douce qu'on ne le croirait; la longueur
(t) Fosse* 9 chute d'eau; àVukan , brouillard.
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>•••••
102 REVUE DES DEUX MONDES.
des brancards , combinée avec leur élasticité , émousse le contre-
coup des cailloux ; et sa grande légèreté la rend propre à franchir
les pentes rapides* On envoie quelques heures à l'avance un
forbuden ou courrier, pour commander les chevaux; le maître
de poste a la liste des habitans de sa paroisse; chaque paysan
est obligé d'en fournir à tour de rôle, pour un prix fixé par le
gouvernement. Comme ces chevaux sont errans dans les mon-
tagnes, et souvent à dé grandes distances, le voyageur atten-
drait plusieurs heures, s'il ne se faisait précéder d'un forbuden.
Tous les chevaux norwégiens, même ceux de labour, sont propres
au service de la poste ; en arrivant au relai , on les voit de loin qui
vous attendent attachés en pleki air. Leur maître, qui les accom-
pagne toujours, les attelle en une demi-minute, vous remettes
rênes, s'assied d'un saut derrière vous, et vous partes comme le
vent, courant au grand trot à la montée , et descendant au galop
des pcntespresqueaussi inclinées^uecelles desmontagnes russes.
Nous côtoyâmes pencknt quelque Oimps le galfo de Christiania.
Le paysage des environs de cette ville est vraiment enchanteur; la
mer s'avance dans les terres en festons gracieux , et l'absence pres-
que totale de marée la fait ressembler à un grand lac couronné de
verdure et de maisons de plaisance: les frênes et les tilleuls do-
mestiques s'élèvent à côté du sauvage sapin , qui encadre les mon-
agnes de son feuillage noirâtre. Tout l'imprévu du paysage al-
pestre, les lacs, les rochers, les torrens, toute l'âpreté de la nature
du nord se marie aux teintes plus douces de la civilisation , aux
vastes pelouses parsemées de bestiaux, aux maisons élégantes, à
la mer couverte de navires. Après des pentes longues et rapides,
nous franchîmes le bassin de Christiania, et nous arrivâmes à la
montagne du Paradis, connue sous ce nom dans toute la Norwège,
à cause de ses beaux points de vue. On a sous ses pieds la longue
vallée de Lier; rien de plus riant que les accidens de terrain, qui
forment d'une haute montagne des milliers de petits coteaux*
placés les uns au-dessus des autres comme les blocs d'un glacier.
Il n'y a point en Norwège de village proprement dit; nous nous
trouvions dans un hameau de deux lieues carrées, dont les
maisons étaient à cent pas les unes des autres , à demi cachées
dans des bouquets de frênes et se mirant dans les eaux du golfe
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YOTÀCfr Êlt HOMTÉGE. iOS
déitamtanen» Si h vbfle noir étendu sut* ce bea* tableau têt été
m «muent dééblré parte soleil tffulie , A rfy aurait rien de plu*
magique dam la vallée de Sarneu, riert 4e plus riant sur 1m bot*
dtr tac de Zurich: tel qui? est, le paysage de la vallée du Mlcadis
l'eniportesur tous ceux de l'Angleterre et de l'Ecosse. Noua des-
cetrtffmes rafrtdementdansla baie de Drammen , rivale ea beauté
de celle de Christiania, et bordée comme elle de maisons de cam~
psfgte , oirneus éprouvâmes d'une manfète aussi agréable* qa*ii*<-
prêvue l'hospitalité nonréglenfte. Nous fhnes la rencontre d'un
jeune homme qiri donnait le bras à une jeune personne; notre oft-
cier de Copenhague le* avait connus autrefois ; il n'en fallut pas
davantage pour que nous fassions tous les trois invités à demeu-
rer, et l'invitation était si pressante , qu'elle rendait u* refus
presque impossible.-
Ennivclm d'œil nos toitures furent dételées , etronpritpos-*
session de nous- Noue entrâmes dans une jolie maison dont le
vaste escalier, couvert de pots de leurs, était presque baigné
par les eaux du golfe* Eu Norwège , les maisons sont construites
eu fortes planches de pin; l'absence de cham et de plfttre rend
leur intérieuf cfune grande propreté. Le premier étage de celle-ci
était , pour plus de solidité , fkk de troncs équarris, joints dans les
angles par d'énormes chevilles , et calfeutrés exactement avec de
la mousse bien sèche : cette charpente est éternelle , et ne coûte
presque -rien à cause du voisinage des forêts , qui pressent de tous
côtés les habitations. Les meubles,1 quoique fort simples , ont deux
ou trois foi» plus de valeur que la maison ; ils viennent &rdteaire-
meatde Copenhague ou de Londres. La femffte <te M. H. peut
passer peur un des meilleurs types des classes aisées de Norvège r
iWenr quatre à* cinq- mois d'un boa* pays et d'un beau ciel, de
courtes nuits et de longs jours; ils en jouissent avec dèftces tomme
(feu bien précaire, et ahnem la nature comme un ami tprf'peuf
leur échapper à chaque instant L'été fini, le Worwêgien rentre
dans la vie domestique, pins intime que chès nous, et resserre
phsétrotteriient son cerele de famille. La neige une fois bien prise,
vient la saison des plaisirs; les dîners, les bats wmufeçou, Isa i
srtrées de musique, les parties de traîneaux, se succèdent sans
untoiftaptibii.
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404 REVUE WM DEUX MONDES.
Nous nous séparâmes de la famille H. avec plus de peine qu'on
n'en éprouve souvent à quitter des amis de dix ans. Drammen»
que nous rencontrâmes â un quart de lieue , est une ville considé-
rable que le commerce enrichit. Son port est plus fréquenté peut-
être que celui de Christiana ; une grande rivière s'y jette et y amène
les produits de l'intérieur. Le fleuve divise la ville en deux parties ;
l'une est occupée par les négocians, l'autre par les propriétaires ;
mais la distinction de quartier n'influe pas sur les relations
sociales : les maisons y sont propres et riantes, les rues horri-
blement pavées. A l'entrée de la nuit, c'est-à-dire à dix heures
du soir, nous sommes arrivés à Hogsund, petite ville voisine
d'une chute d'eau que nous avons visitée le lendemain. Cette
cascade n'est élevée que de quarante pieds, et ne mérite l'atten-
tion que par la masse d'eau qui se précipite : on y prend beau-
coup de saumons. Sur les rochers qui dominent des deux côtés
la cascade sont construits de forts échafaudages, et de grands
filets pendent au milieu même de la chute. Le saumon ne peut
vivre l'hiver dans l'eau douce, ni l'été dans l'eau salée; pendant
cette saison , son instinct le porte à remonter : il s'élance de
toute sa force, et tombe dans les filets. Quand la journée est
chaude et le temps clair, ils risquent plus volontiers leur ascen-
sion. On leur voit faire des efforts désespérés pour gravir la
montagne liquide; ils restent un moment suspendus à moitié
chemin, et brillent au soleil comme des lingots d'argent. Ce pre-
mier succès est commun à tous; ensuite leurs fortunes varient. Les
uns, par un effort musculaire d'une vivacité incroyable, fran-
chissent le second étage ; les autres rencontrent la poche du filet
où ils doivent demeurer ; le plus grand nombre retombe an fond
de r abîme : fatigués, mais non découragés, ils recommencent
bientôt leur saut périlleux. Quoique la journée fût peu avancée,
nous en vîmes trente dans la cabane du pécheur; ils étaient
longs de deux à quatre pieds, et pesaient de six à vingt-cinq
livres. Ces pêcheries très multipliées sont un des grands revenus
du pays; le poisson, légèrement fumé et salé, s'exporte dans tout
le nord. Dans les rivières barrées par des chutes infranchissables
et que les Anglais nomment short riven , la quantité de saumons
est prodigieuse. Dans[la rivière de Drammen , non plut que dans
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VOYAGE BN NORWÈGE. 105
le Min , ils ne mordent pointa l'hameçon , singularité restée jus-
qu'ici sans explication. Les rivières de Norwège offrent un ca-
ractère distinct de celles du reste de l'Europe; elles tiennent des
fleuves par leurs dimensions, des ruisseaux par leur pureté, des
torrens par leur rapidité ; la masse d'eau verte qu'elles précipi-
tent, en creusant des gouffres incommensurables, en fait un ob-
jet d'admiration pour le voyageur. Il faut, pour fournir aux abimes
de saphirs liquides qu'on voit en Norwège, les milliers de lacs où
ils s'épurent, l'immense neige des hivers et le soleil des pâles
étés; joignons-y la mousse des forêts, qui retient l'eau comme
une éponge et la rend en toute saison. Nous traversâmes le fleuve
sur un bateau plat, et nous continuâmes notre voyage sur
une route étroite, mais bien entretenue. Le paysage, parsemé de
lacs et de montagnes, est partout varié : près de Kongsberg , on
rencontre une rivière aussi considérable que celle de Drammcn.
Le pont qui la traverse est renforcé près de ses pile» par d'énor-
mes blocs entassés, destinés à rompre l'effort des glaces et des
planches de sapin que le fleuve charrie par milliers- Kongsberg
n'est qu'un grand village, quoiqu'il porte le titre de ville : les mines
d'argent, source de sa prospérité, en sont à une lieue ; l'ouver-
ture du puits principal est au sommet d'une colline. On a com-
mencé à creuser perpendiculairement; puis, arrivé à huit cents
pieds de profondeur, on a tiré une galerie horizontale; les mesu-
res ont été si bien prises, que la galerie presque droite aboutit
à mi-côte de la colline; on y entre de plain pied. Après un trajet
d'environ treize cents mètres, on a au-dessus de soi le puits pri-
mitif, haut de huit cents pieds, et au-dessous un autre puits de
même profondeur, dans lequel on pénètre par trente échelles
d'environ trente pieds chacune. La descente est pénible et diffi-
cile; la plupart des curieux ne font que la moitié du voyage. Il y
a cinq ou six étages d'excavations superposées; les paniers mon-
tent et redescendent par le moyen de poulies. Cette mine fournit
tout l'argent du pays, où l'on ne se sert guère que de papier-
monnaie; on en a tiré des morceaux d'argent natif pesant quarante
livres; elle a occupé jusqu'à deux mille ouvriers : à présent on y en
compte à peine cinq cents. Quand nous l'avons visitée, la veine
-était très abondante; on en ayait retiré la semaine précédente
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|06 BJtVUB *U8 DEUX «OUDBS.
quatre cents, marcs d'argent. Le métal Apuré agi fondu et fmppé
£ Kengsberg même, ce qui épargne les frais de transport; les
quatre ceat mille francs que la Norvège envoie chaque année en
Suède pour la liste civile du roi , vont directement de Kopgsbsrg
.à Stockholm* Au-delà de- Kengsberg, il nous fallut renoncer aux
routes et aux voitures ; nous louâmesquatre chevaux ; trois d'entre
etfxy sellés asaea grossièrement, devaient nous servir de montures;
le quatrième portait notre bagage* Nos provisions consistaient en
eau-de-vie , viandes froides et pain de seigle parsemé de cumin
pour le conserver plus long-temps. Tout ce que nous pouvions
espérer en roule, c'était du beurre salé et de la galette d'orge; le
lait même devait nous manquer, le bétail habitant les «montagnes
Après avoir remonté quelque temps la vallée de Kongsberg,
nous tournâmes brusquement à l'ouest, et nous nous enfonçâmes
dans les immenses forêts de l'intérieur du pays. Un sentiment de
crainte et de tristesse s'empare du voyageur en entrant dans ces
vastes déserts ; c'est une sensation analogue à ceHe quel'on éprouve
dans le grand champ des morts à Scutari ; mais ici elle est pins
forte et plus durable» Un voile sombre s'étend sur tous les objets;
un dôme impénétrable vous dérobe le ciel; plus de traces humai-
nes; les sentiers, à peine distincts, semblent ceux des botes sau-
vages; la terre, couverte d'un épais réseau de myrtils et de mousse
ne rend aucun bruit; la solitude et le silence vous saisissent au
cœur. Telle serait sans doute la majesté des forêts vierges de l'A-
mérique, si les mille voix dont elles sont animées se taisaient, et si
leur soleil se retirait d'elles. Des arbres gigantesques s'élèvent de
tous côtés , non avec le luxe varié de la nature tropicale , mais dans
l'Apre uniformité de la latitude Scandinave : c'est l'épiçia > hérissé
de branches noires et pendantes ; le pin sylvestre, jetant jusqpfau
eiel son tronc lisse et rougeâtre, surmonté de vastes bras ver-
doyons; le bouleau, dont la tête gracieuse est soutenue par une
colonne de marbre blanc; ces trois arbres régnent sans partage
dans les forêts de Norvège. A leurs pieds, une autre forêt de
.plantes basses et rampantes est couverte de baies.de toute couleur ;
le grand coq de bruyère s'en échappe avec le bruit de Ja foudre ,
et se perd comme une flèche dansTomJare des sapins; le qoqu^ir
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VOYAGE W NOUWÉfcE. I0f
piéttoedeueewent pour «'éloigner de voas; h gelinotte rappelle
ses petits de son cri monotone; quelquefois un lièvre blanc tra-
verw le sentier d'un seul bond, et un écureuil brun fait crier
sow sadent wctaede pin dont il extrait la graine; puis tout
rentre dans le silence. Cependant le chemin s'alonge, la solitude
se déroule devant vous > la grandeur du spectacle vous fatigue;
le poids des forêts vous accable et vous étouffe ; vous demandez
de l'air, du soleil ; vous voulez voir autour de vous. Mais voici une
petite rivière; elle coule noire et silencieuse sans regarder le ciel;
c'est une tributaire du vaste torrent dont le vent commence à
nous apporter la voix.
Vers le soir, le voile des forêts se déchira pour nn moment;
nous nous trouvâmes au bord d'un grand lac, et en face des Alpes
scaatfnaves qui s'élevaient à dix ou douze lieues de nous. De
hantes montagnes nues et jaunâtres formaient au-dessus des plans
inférieurs une longue couronne dentelée, de laquelle s'élançait
brusquement le Gousta-Field (1), vaste cône sillonné de neige, qui
la déminait tout entière de sa tète chenue. A 7 heures du soir
no» arrivâmes à Tindos, situé à l'extrémité du grand lac de
TincL Là le paysage changea entièrement de face, et nous prî-
mes une autre marche. Nous fîmes venir un petit bateau avec
trois rameurs ; la poupe fut jonchée de feuilles de bouleau , et
nous glissâmes rapidement sur les eaux vertes du lac , mollement
étendus sur ce lit odorant La barque prit terre à Sanden, petit
hameau situé sur la rive gauche au milieu de pâturages escarpés,
tous parsemés de framboisiers et de sorbiers des oiseaux. Plus
nous remontions, plus les montagnes grandissaient : leurs som-
mets se dépouillaient de végétation , tandis que leurs flancs con-
servaient une robe épaisse de verdure. La nappe d'eau qui nous
entourait prenait de plus en plus un caractère de grandeur et de
majesté. Nous laissâmes à gauche la cascade de Varbeck, assez
semblable au Staubach; à droite , deux larges vallées qui s'éle-
vaient devant nous dans l'éloignement comme des gouffres sans
fond; leurs pentes méridionales étaient couvertes de prairies.
(x) Field, montagne élevée et nue.
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406 REVUE DES DfiBX MONDIS.
Nous passâmes rapidement devant Gousta-Thal (1)» principal bot
de notre voyage; nous devions y revenir; et poussés par les brafc
robustes de nos jeunes rameurs, nous atteignîmes l'extrémité du
lac où débouchent trois grands, torrens parallèles /sillonnant trois
profondes vallées. Notre but était de faire une visite au pasteur
de Tind , pour lequel nous avions une lettre,
La vie de ces pasteurs de campagne offre une belle tradition dès-
mœurs patriarcales. Us habitent quelquefois à dix lieues les uns des
autres, et à quarante de la ville la plus proche. Pendant six mois,.
ils sont comme en prison dans leurs montagnes; la neige, qui, dan»
les plaines, raccourcit les distances, n'est pour eux qu'un obstacle
de plus. Quand elle tombe dans l'automne, ou fond dans le prin-
temps, ce n'est qu'avec les plus grands dangers qu'ils vont prê-
cher dans leurs annexes , éloignées de cinq ou six lieues. Trente
ou quarante chevaux, et autant d'hommes qui s'attachent à leur
suite, sont employés à frayer le passage: les lacs sont leurs
meilleures routes; lorsqu'ils sont gelés , ils glissent rapidement
sur leur surface. Quelquefois, dans le cœur de l'été , ils font un
voyage à la ville la plus prochaine; c'est une grande partie de
plaisir, quand ils peuvent y mener leurs femmes et leurs filles. Là
ils font leur provision de tout ce qu'ils doivent consommer dans
l'année, de sel, de sucre, de thé, de café, de saumon fumé,,
d'eau-de-vie , etc. Es se procurent des livres , la collection des
journaux de l'année précédente; ils voient leurs vieux amis de
collège ; enfin ils font une visite au monde , puis retournent avec
leurs provisions de corps et d'esprit s'enterrer pour plusieurs
années dans leurs montagnes.
Les pasteurs vivent presque tous dans l'aisance ; ils lèvent une
dtme sur les productions de la terre , mais n'ont jamais recours
aux lois pour l'obtenir. Leur revenu se monte à mille à douze
cents species , quatre à cinq mille francs ; somme plus que suffi-
sante dans un pays pauvre; véritable médiocrité dorée, néces-
saire à la considération.
Après trois jours passés chez le pasteur de Tind, au milieu dot
(i)îW, vallée.
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VOYAGE EH HO&WÉGE. 100
r hospitalité la plus cordiale, nous nous séparâmes de son excel-
lente famille, et poursuivîmes notre route vers la montagne de
Gousta. Sur les bords du lac de Tind , nous trouvâmes , grâce aux
soins du, ministre , un bateau monté de quatre rameurs : le lit de
feuilles de bouleau fraîchement cueillies était tout prêt à nous
recevoir.
Le lac de Tind est un des phis beaux de la Norvège, de
cette beauté grande et sévère qu'on trouve rarement dans les
hautes terres d'Ecosse, pour lesquelles leur poète a fait plus que
la nature. Le soleil abaissé du nord projette jusqu'au milieu des
eaux l'ombre noire des hautes montagnes; de profondes vallées,
qui s'ouvrent de tous côtés comme des gouffres, sont noyées dans
la vapeur ; les flots silencieux et sans mouvement s'enfoncent dans
des golfes sans nom, et se cachent au milieu des forêts dont ils
baignent le pied : c'est un spectacle rempli de magnificence et de
poésie. Nos bateliers jouissaient eux-mêmes de notre admiration ;
ils laissaient tomber leurs rames, et, tandis que l'esquif demeu-
rait immobile, ils nous désignaient de la voix et du geste les
lieux qu'ils jugeaient les plus remarquables : c'étaient presque
toujours ceux qui nous offraient le moins d'intérêt , un pâturage
pour leurs troupeaux, un tlot pour la pèche , un port pour leurs
bateaux. La conversation une fois engagée , ils voulurent savoir
nos noms et notre patrie , le but et le motif de notre voyage , les
pays que nous avions visités. Quand l'officier danois leur dit
qu'il était de Copenhague , ils prirent un air de respect. Copen-
hague est toujours pour eux la grande ville , la cité d'or et d'ar-
gent ; c'est la capitale de la Norwège ; à peine savent-ils le nom
de Stockholm. Quelques vieux soldats, qui sont allés à Copenhague
dans leur jeunesse , jouissent par cela seul d'une grande consi-
dération. Le plus jeune des bateliers, enfant de dix-sept ans,
nous demanda , après avoir long-temps hésité, s'il était vrai qu'on
pût apercevoir, Copenhague du sommet de Gousta-Field; il ne
pensait pas qu'on le pût voir à l'œil; mais cela, disait-il, devait
être facile avec des lunettes comme, en savent faire les Anglais.
Ses compagnons attendaient notre réponse avec anxiété, et il
n'aurait tenu qu'à nous de confirmer à jamais cette croyance dans
le pays ; nous nous rejetâmes sur les brouillards de la mer, et ils
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110 REVUE BBS'DftO* MOîfDW;
furent parfaitement satisfttits^Quandtfssurent quef Uâk Français,
ils ouvrirent de grands yew \ j'étais te premier qui flttvttnr sur le
lae du Tind y et teut de snfte ils me demandèrent si favais servi
sons Napoléon. CTeat trae^uestkmqtt'en pays étranger oti adresse
aux Français,que4 quesoH leur êge. Pour le commun des hommes,
qui sent et ne réfléchit pas , Napoléon est un être de tous les
temps et de tousses lieux ; c'est la personnification de ta France;
un Français qui ne s'est pas battu sous lui est une anomalie; Ce-
pendant te vent d'est s'était élevé; là voile avait succédé à la
rame , et nous courions rapidement sur Tonde à peine agitée. En
nous couchant sur le bord de la barque , nous voyions fuir sons
nous les longues herbes qui tapissaient le fond à1 quarante pieds
de profondeur ; la truite, alarmée de notre approche, s'en échap-
pait comme une flèche , et se* réfugiait dans une1 touffe plus
épaisse; les hallebrands plongeaient en nous voyant venir, et»
passant sous notre bateau comme des points noirs , remontaient
sur l'eau derrière nous. Bientôt nous vîmes* s'ouvrir à notre
droite Westfiord. C'est l'entrée de la vallée de Geusta; nous tou-
chions au but de notre excursion» Nous- descendîmes sur une
plage bien cultivée et couverte de maisons ; et , laissant à gauche
la grande rivière de Moan-Elv, nous remontâmes la vallée à
pied. Elle est tout- à -fait alpestre, et ressemble dans quel-
ques endroits, à s'y méprendre, à celles de Suisse. La par-*
tie plate est couverte de prairies; la1 route que nous sui-
vions la sillonne à peine, et n'a point de traces visibles. Les
montagnes des deux* côtés sont abruptes , bien boisées, hautes
de trois à quatre mille pieds. La rivière est large, limpide,
tantôt tranquille et tantôt broyante ; des habitations nombreuses
sont semées dans toute la vallée; leur désordre est riant et pit-
toresque. Si ces maisons se détachaient sur le fond Ai tableau
comme les blanches cabanes de FOberland , Westfiord n'aurait
rien à envier à Unterseen, rien, si ce n'est les glaciers. Elle est
belle pourtant, cette montagne de Goustaqui nous apparut tout A
coup au détour de la vallée t mes compagnons de voyage en furent
ravis. Elle s'étevait brusquement, et sans^fage», du M même du
torrent, à une hauteur de six mille pieds. La vue ta suivait sans ob-
tacle depuis sa base, revêtue de sapins, jusqu'au point où, duni*»
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jimte* w notariés» III
; <pardeg»éft> ils da*enaieot des *rbncs nains, y«k &i-
taian*pleeeau£ arbunteereboagas. An»dessus vouât la bruyère,
puis la mousse 4es renaea» te tonte. nette végéiatioadèç^^
sente, *Nfevait,fee6aeataptd* la montagne, rocher, gris, ail-
looaÀ de- vaste» ravine: la neige en remplissait les flancs, et, pla-
cée à de» distantes presqne régulières, pendait comme des fes-
tons éfelfmssans bot la tètecbeaw dn .géant. Nous laissâmes à
aatseganabe la casoede de Be«ta»,belle par la coupe des ro-
chers qui fencadrent, maie pan abondante* Nous nons arrêtâ-
mes devant an ébeuiement qui avait mi» la montagne à ou dans
ua* largeur de cinq A « cents pieds; la couche detew-e, peu
épaisse, avait glissement àeoupenr la $eote inclinée; le rocher
jaune et luisant semblait une vaste «éoharpe jetée sur la verdure.
Jtoos passâmes la nuit à Ingotosnd; c'est une réunion de ca-
bales semées eà et là sur la pekmse; chacun se disputa à qui
aoae logerait, et ce ti empressement ne 4anait*ea rien de l'avidité.
Dans la masoa que nous .choisîmes, nous fîmes autant tfheu-
rens qu'il y avait d'babiians* I^sbommes, les femmes, les pe-
tits enfens s'empressent autour de vans, tâchant de deviner ce
qui peut vous plaire oa vous être utile; ils feraient une liane
pour vous apporter une épingle. Ceet un grand plaisir pour eux
de voir des étrangers, et suftant.de les questionner. Je n'ai point
vude peuple plus beau. Ils sont grandi , svekes et blonds; leurs
traite sont réguliers et nobles ; les hommes ont le caractère de la
ioeee et de faisante; les femmes, une ^pression particulière de
doucear et de modestie. JLenrs yeux biens, leurs teints rotës,
leurs cheveux bouclésyJetir air de bonheur et de santé en font les
plus jolies petite» cimes qu'il soit possible de voir. L'analogie est
frappante entre ces payaanaet oeux du Hasli, quoique leur affinité
dereoe,tdoat quekjuae autauis ont parlé, me paraisse peu pro-
bable. JLe titoe de (paysan n'est point, loi «lui d'une classe ia£é-
rieuiie^ il me rappelle point des idées de bassesse et de mauvaise
édncatiea; il veatidiieseulement propriétaire. JU terre 4s Nor-
vège appartient anx paysans : dans cette beuaaaee centrée on-ne
troavo ni prolétaineai riche; la riehesse et la pauvreté ne sont
qte odatov**, et vieansatdu pins ownwins de terrain xjueohacun
possède. L'msttwtkm est génitale, <m plutôt wiiweelle. Tant
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112 REVUE DES DEUX MORDES.
enfant apprend à lire de ses pareils; les pasteurs ne le confirment
qu'à cette condition. J'ai vu souvent les frères aînés remplir ce
* devoir paternel, et faire épeler leurs jeunes frères avec une at-
* tention et une gravité exemplaires des deux côtés: Dans chaque
maison on trouve utoe petite bibliothèque de trente ou quarante
" volumes, placés sur un rayon élevé, ou dans une armoire dont le
père a la clé. La moitié sont des livres de religion ; la Bible, reliée
en cuir noir, avec un fermoir d'argent, y occupe la première place.
Les autres livres sont quelques relations de voyages, quelque vieille
histoire du Danemarck , ou quelque description de l'Islande et de
la terre verte (Groenland) : les marges de ces volumes précieux
sont toutes noires , mais soigneusement préservées. Dans les lon-
gues soirées d'hiver ils lisent haut, à tour de rôle , pendant que le
reste de la famille , occupé à des ouvrages manuels, est assis sur
les bancs qui entourent la chambre, et que le grand poêle en
pierres taillées est presque rouge, tant il est rempli d'éclats de
sapins. Us font eux-mêmes tous leurs meubles en bois de pin ou
de bouleau; leurs chaises sont des sections de troncs d'arbres,
laissées intactes jusqu'à deux pieds de terre , et évidées au-dessus
pour former le dossier ; les dimensions de ces sièges économiques
varient suivant les âges. Les plats , les assiettes, les écuelles, sont
en bois de frêne; ils les sculptent avec beaucoup de goût, et les
peignent de diverses couleurs. Ils en font aussi en terre cuite, avec
de jolis dessins. Ils aiment les sentences morales, et en gravent
sur la plupart de leurs meubles. Par exemple, j'ai lu sur une coupe
destinée à recevoir du lait : Bois et remercie Dieu ; autour d'un
grand plat de bois : Mange avec ton ami , lame manger ton ennemi ;
sur le seuil d'une porte, ces paroles du psalmiste : Si te Seigneur
ne garde point la maison , celui qui la garde veille en vain ; et sur un
ciel de lit : V homme sème, Dieu fait prospérer la moisson. Leur mai-
son d'habitation est divisée en deux pièces; l'une sert de cuisine
et d'office. Dans un angle s'élève une cheminée à manteau élevé;
on y place le bois perpendiculairement ; la marmite de gruau pend
au-dessus par une chaîne. L'autre appartement est échauffé par
un poêle; c'est la chambre à coucher. Partout sont des fenêtres
doubles, condamnées pendant l'hiver. Cet usage, qui semble d'a-
bord malsain , n'a point d'inconvèniens ; le feu renouvelle l'air snf-
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YOTAGE EN HOHWÉGE. 113
fisamment A côté de l'habitation vient la grange; elle s'élève sur
des poteaux isolés, interrompus à trois pieds de terre par des
pierres surplombantes. Les é tables, la laiterie forment aussi des
bâtimens distincts ; mais le lieu le plus intéressant est le magasin ,
construit aussi sur pilotis. Là sont renfermées toutes les richesses
de la famille: les couvertures depeau de mouton doublées d'étoffe,
des lits de rechange, des habits delaineou de fil pour quatre ou cinq
générations, toute la garde-robe des dimanches» du l£nge en quan-
tité prodigieuse, des provisions de bouche à nourrir un village.
Les paysans de cette province centrale, les Telemarken , ont un
costume national et pittoresque ; ils portent une veste coupée à peu
près comme celle tfe nos lanciers, avec des passepoils de diverses
couleurs, un gilet écarlate, des culottes noires à liserés rouges,
des bas de laine à coins d'or ou] d'argent , des souliers à larges
rubans, et sur leurs cheveux longs une calotte ronde à côtes de
melon, semblable pour la forme à celle que portaient les Grecs
avant leur indépendance. Les jeunes filles ont un grand luxe de
toilette. A la demande de notre peintre , l'une d'elles se revêtit de
ses habits de noce , soigneusement serrés dans le magasin, en at-
tendant le jour de son mariage. Elle portait trois robes étagées
Tune au-dessus de l'autre, de manière à montrer les garnitures de
chacune. Celle du dessous était de laine rouge brodée en noir;
l'autre de laine noire brodée en argent; la troisième d'étoffé verte
brochée en or. Trois ou quatre colliers, des pendans d'oreilles,
des bracelets, des ornemens d'estomac rappelaient la statue de
Kotre-Dame-de-Lorette. Ce qui complétait la ressemblance, c'é-
taient deux bourrelets qu'elle portait au-dessous des bras, et qui
lui venaient jusqu'aux hanches. Elle était ainsi toute d'une pièce,
et semblable à une pyramide; une taille fine aurait été pour elle
une disgrâce. Ses bas rouges étaient brodés en soie blanche, et un
grand bonnet de dentelle couvrait ses longues tresses blondes :
elle avait sans doute médité et préparé longuement cette parure»
qui devait charmer son fiancé.
Les saisons sont ici plus régulières que dans les climats tempé-
rés. Au milieu de mai les neiges commencent à fondre, et la terre,
qu'elles avaient préservée de la gelée, parait aussi verte qu'au
milieu de l'été. L'herbe pousse avec vigueur, et mûrit 4 la fin de
tomb xv. 8
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JJ4 WBVUE JfcgS PEUX MÛNPES.
juillet. C'est un fourrage court et fin* d'une javepr exquise et <pgn
parfum délicieux, semblable à celui des prairieadas Hautes~Àlpçs»
Tons les prés des vallées sont destinés à être fauchés; Je Mtailva
paître dans les montagnes, à mesure.que la neige les abandonne*
L'herbe qui croît entre les rochers et la feuille des bouleaux naips
lui fournissent une nourriture abondante et productive en lajt.
Bans tous les fields, il y a des huttes en troncs de sapins», asset sem-
blables aux chalets , et qui ont la. même destination. Le bètaU de
toute la paroisse voisine paît à l'entour, et vient y laisser son lait,
qui se transforme en caillé , en beurre et en fromage. Ces chalets
ou laiteries s'appellent cèdre*. Les blés commencent à pousser 4u
milieu de juin ; en un mois ils s'élèvent de trois pieds et montent
en épis. Une de leurs plus importantes récoltes est celle des .feuilles
d'arbre. Le tremble, l'aulne et le bouleau leur fournissent une
.abondante moisson. Dès le milieu d'août, les femmes et les en£ans
se mettent à l'ouvrage; les uns grimpent sur les. arbres, et, pas-
sant leurs mains sur les branches dans le sens opposé aux feuilles,
font pleuvoir de tous côtés les seuls fruits que leur accorde leur
climat; les autres en emplissent de grands sacs , qu'ils vont vider
sur les greniers. Ils entassent ces feuilles sans leur donner le temps
de sécher; le fourrage lui-même est rentré dans un état d'humi-
dité complète. Pour profiter de la récolte des feuilles , le paysan
détruit autant que possible, dans son voisinage, les pins et les
sapins. Pour défricher une forêt, on abat sans distinction tous les
arbres, en les coupant à deux ou trois pieds de terre. Ils restent
une année couchés sur le sol, puis on y met le feu. La cendre du
bois, des feuilles et de la mousse, enrichit la terre, qui, dès la
seconde année, est toute revêtue d'une herbe épaisse. Les troncs
de pins périssent promptement et ne donnent pas de rejetons;
mais les bouleaux envahissent à l'instant le terrain. Le cultivateur
se borne à les éclaircir, pour favoriser l'herbe étendue à leurs
pieds, et les respecte en faveur de leur utilité. Le bouleau donne
le meilleur bois de chauffage du pays; son écorce sert à couvrir
les maisons. Lorsqu'on a recouvert de lattes les chevrons qui
forment le toit, on lève sur le tronc des bouleaux des lanières
d' écorce de dix à douze pieds de long sur un pied de large, et
on les étend sur la toiture. Cette couverture est imperméable à
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von©* Eir iwfrtr*c«.
«m* commodes et solide». ^^ *"* *" châa**
Le bmit de nom arrivée «'étant répanda dans h «ému
grtnde partie delà population dTwjohu^rf ,'àJTl Tte8UBe
* notre porta, «É^h«J2w£ï^ *■»«*»•
França». M*, j'en. fc«^l^!"?*^
mentsnrDhisMnMfi».». ""^"o» <» lire do désappointe-
sur Napoléon : sil éta,t vrai que .es généranx eussent tone le
TJT^ ^ ° avaieBt *»* Wt enfe™<* N*Poléon dans
»epr»on crevée à cent pied, dans le roc, et ne SZt Z
wunr fanaient le bruit de sa mort, ceqni, an r«ta, étaTb^
^^rn°!LrWaie,,t MUleiDent «"^^ fe *"* *»
c^egrande renommée avait retemi fort et loin, puisque avait
P^q»o.q«e confusément, dana te, Alpe. «utiles de *
Wge. Non. non. mime, en nn^che vers k fleuve , et «ùvlmes
par .ntervaUes la voix lointaine, quoique nous en fuadonsTde^
lieues. Lanvièreavaitle plus grand caractère: tantôt elle s'épa,^
cùait en vastes nappe9 vertes, d'une profondeur uicomroensu^
nie, tantôt elle courait sur des blocs de rochers qui ladôchT
8.
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416 ftÊYUB DES DMJX HORDES.
raient en longues franges d'argent; quelquefois elle se creusait
dans le roc des gouffres silencieux, où l'eau noire restait immo-
bile et semblait dormir; ailleurs, elle tournoyait toute couvert»
d'écume , et mugissait à travers les masses qui s'opposaient à sa*
passage. Bientôt je fus forcé de renoncer à la suivre; ses rives
devinrent inaccessibles, et s'élevèrent comme une haute muraille
qu'un lézard n'aurait pu escalader. Je pris sur les flancs de la col*
line un rapide sentier pour rejoindre mes compagnons, qui mar-
chaient devant moi. A mesure que je montais , la scène s'étendait ,
etles montagnes grandissaient autour de moi. Les pics décharnés
s'élevaient et paraissaient de tous côtés, comme pour servir de
cadre à la fraîche vallée. Gousta-Field les dominait tous, avec sa
neige éternelle. La route étroite et accidentée serpentait gracieu-
sement à travers les jardins, les pelouses vertes, les champs de
lin et d'orge, les maisons peintes, et coupait à chaque instant de
rapides ruisseaux , qui passaient perdus dans la verdure avec leur
bruit et leur écume. Une petite rivière descendait du sommet
même de la montagne, et d'une hauteur de deux mille pieds. Elle
formait non une seule chute, mais une centaine de cascades, de
quinze à vingt pieds chacune ,' qui , se brisant sans cessg et sans
repos sur leurs degrés de roc, paraissaient de loin comme une
seule cascade , immobile au milieu de la verdure. Quiconque a vu
les chutes artificielles de Caserte peut se faire une idée de celles-
ci, avec la différence d'échelle et de nature, et la distance qui
règne entre les ouvrages de Dieu et ceux des hommes. Cette ri-
vière, nommée Varroe-Elv, est un affluent du fleuve que nous
apercevions au-dessous de nous comme une ligne éblouissante.
Celui-ci se nomme Moan-Elv, c'est-à-dire eau de la lune. 11 doit
son nom à la cataracte qui lui donne naissance, et vers laquelle
nous nous dirigions. Elle semble effectivement tomber du ciel, et
cette idée est la première qui ait dû frapper les habitans de la
vallée, qui ne connaissaient pas les lacs supérieurs d'où elle sort»
Lé sentier, qui se glissait en zig-zags sur la pente de la montagne»
devint à peine visible. Quelques traces irrégulières montaient et
descendaient tour à tour au milieu de la bruyère et des sapins ra-
bougris. J'entendais depuis long-temps un bruit sourd et continu»
qui me faisait deviner l'approche, mais non le lieu dé la cataracte. .
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votàge Eii Hoawfe*. 117
Le tonnerre des eaux, répercuté par leaéçbos, résonnait comme
incertain, et m'arrivait de tous ctyés; j'étais comme entouré de
ce son formidable, semblable à celui des orages des, tropiques,
quand ils s'allument à la fois aux quatre points de l'horizon»
Ainsi préparé au grand spectacle (pie j'allais voir, je craignais
qu'il ne fût au-dessous de mon attente; mais.il passa de bien loin
toutes mes prévisions. Un mur de rochers me dérobait la cataracte;
le rideau disparut, et j'embrassai d'un coup d'œil la plus magni-
fique scène qui se fût jamais présentée aux regards du voyageur.
Devant moi s'ouvrait pn gouffre d'environ mille pieds de profon-
deur; les parois étaient coupées à pic , quelquefois surplombantes ,
noires comme de l'encre , et brillantes d'une humidité continuelle ;
elles s'abaissaient. irrégulièrement,. saccadées et brisées en énor-
mes q-evasses, depuis leur sommet, inondé de lumière, jusqu'au
fond, noyé dans l'ombre et la vapeur. La longueur du précipice
pouvait être de quinze cents pieds, et sa largeur de douze cents.
En face de nous, deux immenses sillons étaient excavé&dans.la
muraille .gigantesque : de celui qui se trouvait, le plus à gauche
descendait la rivière, ou plutôt le fleuve, qui , perdant pied, tout
à coup, et rencontrant le vide, tombait perpendiculairement de
sept cents pieds de haut, en une masse prodigieuse d'écume. La
pression de l'air était si forte , que la vapeur, chassée hors de
cette première crevasse , ne pouvait remonter à côté , comme c'est
l'ordinaire dans les cascades; elle était refoulée jusqu'à l'autre
enfoncement; et là, se trouvant en liberté, elle mpntait comme
une vaste colonne de fumée blanche, et remplissant la profondeur
du, rocher, s'élevait beaucoup plus haut que la chute elle-même.
Il y avait donc deux cataractes, l'une descendante, l'autre ascen-
dante; la première tranchait, par sa blancheur éclatante, sur le»
noires parois de basalte qui la bordaient; l'autre, non moins
blanche, mais plus indécise, les cachait, ou les laissait voir, sui-
vant que le tourhillon éternel, qui régnait dans cette caverne,
l'agitait plus ou moins violemment Tantôt elle s'élançait jusqu'aux
nuages en brillans arcs-en-ciel ; tantôt, refoulée par le vent, elle
voilait comme un brouillard l'horrible aspect du gouffre. Dans le
fond régnait un enfer d'eau, un indicible chaos d'écume. LA
molécules liquides qui remplissaient ce grand bassin n'avaient
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11$ REVU» !
pas un? instant de repos; toute cette tnmm <étai€ incessamment
soatevée par la masse qst venait <fcnèaut, et, toforièedans toutes
les* directions, boaittoonaft autour de-sesrivtes,<x)BHne une mer
en #ureorqui m pourrait trouver dfcsuei Ayant afrist mu volume
doublé parrain qu'elle recevait», n'étant déjà plusdeFècume, et
n'étant pas eneere de Teau , elle se précipitait presque aussi viee
quelacascade eMe-méme par ans étroite fissure de rochers, et
courait prèed*)w»e demi-heure, comme éperchie de sa chute, sans
reprendre la belle couleur verte qui lui est naturelle. Le volume
des eaux, était comparable à -celui du Rhin à Sehafibuse, et
nous étions dans la saison la» plus sèche de Vannée. Qu'on se
représentai si on le peut, d'après mes faiblee paroles, ce
magnifique spectacle; <fu' on réunisse oe qu'on a jamais ru
de plus horrible aux yeux, de plus effrayant pour les sens, de
plus étourdissant pour la pensée, et on n'aura qu'âne idée bien
imparfaite de cette grande cataracte , qu'on nomme Rtokan-Fossm
(cliute de brouillard); elle payait à eUe sentie voyage de Norvège.
Aucun autre pays n'en peut produire de semblables; il leur faut
les Alpes suisses sous la latitude Scandinave, Toutes les cascatelles
de l'Europe ne méritent pas qu'on» en parle auprès de celle-ci. La
chute de Laufen l'égale en volume; mais elle ne tombe que de
soixante pieds; et en Norvège elle n'aurait pas même un nom.
Le Niagara, d'une immense étendue, est peu élevé; les cascades
du Gotha près de Gottembeurg , de la Glommen prés de Chris-
tiania, ne sont que de grands rapides. Une seule cataracte de
Norvège est comparable à celle-ci : c'est celle de Yoring^Fossen ,
dans la province de Bergen. En côtoyant avec précaution les bords
du précipice, pour le voir sous différons aspects, nous trouvâmes
une petite plate-forme de rocher qui* suspendue au-dessus de
l'abîme, semblait un balcon naturel destiné à recevoir des spec-
tateurs. La corniche n'avait pas plus de quatre pieds de large :
nous nous couchâmes l'un après Vautre sur la pierre polie. Nos
guides, placés derrière nous, nous retenaient par le pied. En
penchant la tête hors de l'ouverture, nous nous- trouvâmes sur-
plomber sur le gouffre. Quiconque n'a pas eu de vertige dans cette
position , peut s'en croire préservé pour jamais ; pour mot , je n'ai
rien vu d'aussi horrible que cette grande chaudière en ébuHition >
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\
TOTAGE BU HOEW&GB. 4J9
qui, dans sa colère éternelle, fouettait et dévorait jes parois de
granit» Le. cratère d'un volcan plein de laves n'en donne qu'une
idée imparfaite; c!est une image vivante de l'enfer, c'est-à-dire
wd'un tourment et d'une rage inextinguibles. Tout corps précipité
dans cette fournaise, serait broyé en atomes et réduit en molécu-
les impalpables, comme la toile ou la laine sous les marteaux d'une
.papeterie. Pour arriver» en longeant l'abîme, jusqu'au sommet
élevé d'où l'eau se précipite , on suit un sentier très dangereux f
que je ne conseille à personne de prendre, l'ayant essayé moi-
même; le peintre irf y suivit, l'officier demeura au bord. A peine
eûmes-nous fait cent pas, qu'il fallut ôter nos chaussures, et nous
accrocher, avec les doigta de nos pieds , dans des fissures de roc
qui n'avaient que quelques pouces de large. En même temps que
nous nous tenions cramponnés avec les mains à quelques rares
touffes de bruyère, et c'était notre seul point d'appui sur une
paroi glissante, inclinée de quarante-cinq degrés, je songeai à
ma mère, et me repentis d'être allé si avant; mais le danger était
trop grand pour se retournée il fallut aller jusqu'à un passage plus
facile, et là, pensant en avoir assez fait pour notre gloire, nous
revînmes sur nos pas , et touchâmes le terrain plat avec la joie du
nautonnier échappé à la tempête. Ce sentier s'appelle le Chemin de
Marie. Il a sa légende , comme la plupart des passages dangereux
des Alpes. Une jeune fille de Gousta-Thal était fiancée à un pâtre
des vallées supérieures ; les amans étaient obligés , pour se voir, de
passer par ce sentier périlleux ; et pour que leur danger fût égal ,
ainsi que leur amour, chacun à son tour devait le franchir pour
aller au rendez-r-vous. Marie,. après avoir attendu long-temps le
jeune berger, prit le parti d'aller le chercher au-delà du sentier,
quoique ce ne fût pas son jour. Arrivée à F endroit le plus difficile,
elle vit son amant face à face avec un ours , qui , cramponné au
rocher avec ses griffes , était déterminé à ne pas céder le passage.
Ces trois personnages seregardèrent quelque temps, sansrbonget*,
avec f anxiété de gens qui sentent que leur vie ne tient qu'à un fil.
L'ours se décida le premier; il ayança lourdement une patte, puis
une autre, et s'approcha du jeune homme, pensant le renverser •
par sa masse; celui-ci tira son couteau, et Raccrochant d'une flfein
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120 REVUE DES DEUX MONDES.
à une touffe de myrtil , de l'autre il frappa son ennemi. L'ours ,
blessé, fit un bond qui aurait dû le précipiter dans l'abîme ses
griffes labourèrent le roc, et y restèrent enfoncées. Il se releva,
mais pour s'élancer du côté où se tenait Marie. En vain l'infortunée
voulut fuir, en vain elle se colla au rocher, et poussa de grands
cris pour arrêter l'animal furieux; Tours la balaya de son
passage, comme il aurait fait une paille. J'ai grande honte de
dire que le jeune homme ne songea point à la suivre : il agit beau-
coup mieux. Il tua Tours, il en vendit la peau, et fit dire avec
l'argent des messes pour Tame de sa fiancée , car c'était avant la
réforme.
La cataracte de Riukan-Fossen s'échappe d'un grand lac, situé
sur un plateau supérieur. En remontant jusqu'au sommet des
fields, ou trouve ainsi dix étages de lacs, qui dégorgent les uns
dans les autres par des cascades , et dont les plus élevés sont à cinq
ou six mille pieds au-dessus de l'Océan. Les forêts ont cessé bien
avant d'arriver là; on ne trouve plus que de la mousse de rennes
et de la neige. Tous ces lacs fourmillent de truites. Pour expliquer
la présence de ces poissons au-dessus de ces cataractes, il faut
admettre que toutes les parties de la terre et des eaux ont été
peuplées simultanément. Il n'y a point de communication possible
entre les bassins inférieurs et ceux d'en haut. Le lac d'où sort
Riukan-Fossen est à trois mille pieds au-dessus de la mer; son as-
pect est sombre et monotone; il est bordé de quelques maisons»
et sillonné de bateaux , qui ont grand soin de ne jamais approcher
de l'embouchure. A un quart de lieue au-dessus de la cataracte,
le courant est si violent, qu'il est impossible de lui résister. Toute
embarcation qui dériverait jusque-là serait infailliblement perdue;
car le rocher est taillé à pic des deux côtés. Il y a trois ans, deux
bateliers voguaient sur le lac, et se laissaient aller au courant léger
qui vient d'en haut; ils étaient convenus de veiller chacun à leur
tour, dans la crainte de s'engager dans les rapides. Celui qui de-
vait rester en faction cédaàla fatigue et s'endormit; l'autre se ré-
veilla au mouvement accéléré du bateau, et s'aperçut qu'il était
typ tard pour l'arrêter. De la rive , on le vit, dans un transport de
colère involontaire, lever son aviron et frapper à coups redoublés
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VOYAGE EN NQRWÉGE. 121
l'imprudent dont le sommeO causait leur perte. J'espère que Dieu
lai aura pardonné cette mauvaise action. Il n'eut pas le temps de
s'en repentir : la barque partit comme une flèche. On retrouva, un
mois après, quelques fragmens de bois peint dans le lac de Tin<L
Qu^nt aux corps, on ne songea pas même à les chercher.
De la Boulaye.
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^■^MtfMte^
CHRONIQUE DE LA QUINZAINE.
3o septembre i835.
L'Europe offre un curieux spectacle en ce moment. Tandis que la
France se montre insouciante et calme, les passions politiques remuent
le monde autour d'elle. Les deux principes qui travaillent l'univers sem-
blent se trouver à l'étroit, et se soulèvent comme si le moment était venu
de se précipiter l'un sur l'autre. A Kalisch, les empereurs, les rois, les
princes, qu'on a pris soin de nous énumérer, et qui sont au nombre de
cinq ou six cents, s'exaltent dans le pompeux et enivrant spectacle des
fêtes militaires. Tout ce que la vieille Europe renferme d'aristocratie
sans tache, et non suspecte d'avoir jamais prêté l'oreille aux idées de
la révolution, est au camp de Kalisch ; le pur esprit de la sainte-alliance
plane sur cette noble assemblée ; les vieux généraux qui révent un second
Waterloo , les jeunes officiers qui oublient qu'il fallut vingt ans d'op-
pression étrangère pour soulever l'Allemagne contre la France, y
donnent le ton, et se préparent déjà à une troisième invasion. On écrase
dans sa pensée cette révolution dont on a tant de fois rêvé la défaite , et
l'on rétablit déjà tout ce qu'une résistance inattendue et désespérée a
détruit depuis cinq ans.
Pendant ce temps, un vieillard de soixante-dix ans, simple et rusti-
que, parcourt seul l'Angleterre et l'Ecosse, causant ça et là avec des
artisans, s'asseyant à la table des ouvriers et des prolétaires, et devi-
sant avec eux, dans son langage un peu grossier, des affaires du pays,
des causes de la misère, des obstacles à la prospérité, et des espérances
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BEVUE. — CBBO2U0PE, * *SE5
«ju'il conçoit pour l'avenir. Ce vieux paysan irlandais, qui cause ainsi ,
les mains dans ses poches, sur les places publiques , est à peu près, en
ce moment , le seul obstacle qui s'oppose à l'exécution des projets de ce
camp d'empereurs et de rois qui se cotisent contre les révolutions» et
mettent en commun leurs armées déjà si nombreuses. U ne faut pas
oublier que les conquêtes de la sainte-alliance eussent été impossibles
sans les subsides de l'Angleterre, et que Daniel O'Connell travaille à
mettre l'aristocratie anglaise hors d'état de songer à autre chose qu'à
ses propres affaires.
On se récrie beaucoup contre la^grossièreté des discours d'O'Connell;,
notre délicatesse politique s'offense de ses comparaisons triviales, de ses
saillies rustiques. Les nobles lords d'Angleterre comparés à des save-
tiers et à des tailleurs héréditaires! Les descendais des Percy, des
Norfolk et des Sussex, désignés par la bouche d'O'Connell aux mépris
et aux huées dont le peuple irlandais poursuit les animaux les plus im-
mondes! Mais que voulez-vous? O'Connell n'a pas dessein 4e faire une
révolution parmi les gentilshommes et les lords; son but n'est pas' de
faire impression sur les habitués des clubs nobles et des raouts. 11 est
grossier parce qu'il parle au peuple le plus grossier de la terre, etc'est au
peuple seul qu'il veut parler. Luther, qui était aussi un de ces esprits
dont l'allure est d'aller droit à leur but, Luther tenait au peuple alle-
mand du xvie siècle un langage tout semblable à celui que Daniel
O'Connell adresse au peuple anglais et écossais du xixe. L'anecdote de
l'évoque et du chien ( O'Connell et Luther diraient du chien et de l'é-
véque), cette anecdote citée par O'Connell, semble empruntée au grand
agitateur de Wittemberg, comme en général toutes les harangues
d'O'Connell. Mais Luther, àia diète de Worms'et devant Charles~Quint,
n'était plus Luther dans les tavernes de la Saxe, comme O'Connell au
parlement n'est pas l'O'Conneil des rues de Glascow et d'Edimbourg, où
il marche entouré de chaudronniers et d'en graisseurs de porcs. Au par-
lement, le style d'O'Connell est simple, ferme et presque noble; sa pa-
role est mesurée, lente et calme, et lord Brougham , qui se pique de
ne pas s'écarter des formes parlementaires, est assurément un orateur
plus violent et plus blessant que lui. Il ne faut donc pas se tromper à la
violence d'O'Connell, et croire qu'il ait ce fanatisme qu'on a bien voulu
lui prêter. On a demandé pourquoi ses actes et ses discours n'ont pas
été l'objet d'une poursuite de la part du gouvernement anglais; pour-
quoi le ministère souffre qu'un Irlandais vienne ainsi détruire audacieu-
sement le vieil et saint édifice de ht constitution à l'ombre de laquelle
l'Angleterre prospère depuis tant (Tannées? Nous dirons pourquoi.
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124 REVUE DES DEUX MONDES.
C'est d'abord parce que la loi anglaise oe saurait punir un discours
public y prononcé par un membre du parlement, devant une assemblée
d'électeurs, surtout quand la personne royale est ménagée dans ce dis-
cours. À peine ce discours serait-il coupable si la personne du roi y
était maltraitée ; car c'est ainsi qu'on entend la liberté de l'autre côté
du détroit. Puis, O'Gonnell ne pourrait être poursuivi que par la cham-
bre des communes, et la chambre des communes se garderait aujour-
d hui de lancer son huissier à verge noire contre ceux de ses orateurs
qui attaquent les prérogatives de la chambre haute. Et enfin O'Gonnell
n'attaque pas la chambre des lords tout entière , il ne demande pas
l'exil , la déportation , l'anéantissement, de toute l'aristocratie inscrite
au Doomesday Book; ce qu'il veut, c'est qu'on débarrasse la chambre
de cent soixante-dix lords qui le gênent lui et les hommes de son opi-
nion; et en cela lui, orateur ministériel en quelque sorte, et partisan
de la réforme, il ne fait qu'imiter ceux de nos orateurs ministériels et
ceux de nos ministres qui demandent à grands cris l'anéantissement de
l'opposition. Les lords contre lesquels s'acharne O'Gonnell avec l'ardeur
et la férocité d'un dogue irlandais, ne forment après tout qu'une op-
position et une minorité. Quels reproches pourraient donc lui faire les
violens orateurs du parti ministériel qui, en France, ne réclament pas
moins que la déportation , la confiscation et l'exil, contre la minorité
politique dont ils voudraient se débarrasser? O'Gonnell, ce n'est autre
chose que M. Jaubert spirituel , que le général Bugeaud éloquent, que
M. Guizot, qui ne manque, certes, ni d'élévatiou, ni d'éloquence, ni de
grandes pensées', mais qui voile à peine, sous une parole polie et raffi-
née, une passion politique bien plus âpre]que toutes celles dont O'Gonnell
poursuit les lords ses ennemis !
On a fait, entre O'Gonnell et M. Odilon-Barrot qui parcourait, il y a
quelques jours, la Basse-Normandie, une comparaison ingénieuse et spi-
rituelle , mais bien injuste pour M. Odilon-Barrot comme pour O'Gon-
nell, l'agitateur irlandais. D'abord , l'urbanité et la modération sont les
caractères distinctifs de l'éloquence de M. Barrot ; et nous avons vu que
ce ne sont pas là précisément les qualités de M. O'Gonnell. M. Barrot
est un esprit philosophique et spéculatif, qui a peine à descendre des
hauteurs de sa pensée sur le terrain des intérêts. Ses vues politiques
embrassent toujours un vaste horizon; mais souvent aussi elles sont
vagues comme l'horizon, et il oublie de les formuler dans ces misérables
termes qu'il faut adopter pour exprimer de misérables intérêts positifs.
O'Gonnell, au contraire, ne parle jamais que d'un droit, d'une préro-
gative, d'un privilège, qu'il veut extirper ou obtenir ; on l'accuse d'atta-
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kËVUE. — CttftOfttQtffi. 425
quer la constitution, mais c'est bien à tort ; car la pensée d'O'Connelt
n'embrasse pas toute l'étendue d'une constitution ; il n'exige pas qu'on
rende le peuple d'Irlande et d'Ecosse meilleur; il veut qu'on supprime
une dtme, qu'on arrache de leur banc tant de lords; c'est tout simple-
ment un fermier qui compte ce que gagne son maître, et qui ne veut
pas payer. M. Barrot , né du peuple , est obligé de se faire violence
pour se mettre au niveau du peuple; et quelque violence qu'il se fasse,
son langage n'est paspo pulairè. Sincère et ardent dans ses convictions,
il trouve cependant à chaque pas, dans ses mœurs et dans la forme de
son esprit, des obstacles à l'accomplissement de la mission à laquelle il
s'est dévoué avec un véritable désintéressement, on doit le dire*
M. O'Connell descend des rois, et il est du peuple par ses goûts, par
son langage et par sa forme. Un moment il a essayé d'adopter les airs
du pouvoir et de vivre sur un pied d'intimité avec le ministère ; mais
sa nature l'a emporté, et le voilà qui court les champs et les montagnes
de l'Ecosse, criant à tue-tête contre les descendans des rois. Son intérêt
serait de maintenir ce ministère qui a besoin de lui et qui le favorise
en secret ; mais il obéit à sa nature , et il détruira ce ministère. Pour
M. Barrot, loin d'agiter, il calme; s'il se met en campagne, c'est
pour empêcher son parti d'exprimer des vœux imprudens; c'est pour
prêcher l'esprit de conservation et le maintien des institutions qu'une
sage révolution nous a données. M. O'Barrot pousse son parti dans la
route de la légalité, et l'y ramène chaque fois qu'il s'en écarte. O'Con-
nell en chasse le sien, quand par hasard il y est entré. Lisez le discours
prononcé par M. Barrot dans le banquet que lui ont donné ses électeurs
au milieu des ruines du château de Thorigny. Avec quelle tristesse il
signale la tendance des ministres! Gomme il craint les perturbations!
comme il démontre avec douleur qu'en tout temps l'excès de la rigueur
a produit l'excès de la résistance, et comme il déplore avec sincérité le
sort des gouvernemens qui ne sont avertis de leurs fautes que par
le tocsin fatal des révolutions! Est-ce là O'Connell prenant joyeuse-
ment un fouet pour chasser devant lui , comme les bestiaux de ses
électeurs, deux cents pairs hors de la chambre des lords, et demandant
à grands cris la destruction de l'aristocratie et de l'antique société de
l'Angleterre !
H y a, en Europe, un troisième agitateur que les amis du pouvoir
royal illimité signalent déjà à la haine de leur parti. C'est M. Mendizabal.
M. Mendizabal étant ministre et se trouvant porté au sein même du pou-
voir, est plus dangereux, ou peut-être par cela même moins dangereux que
M. O'Connell et M. O'Barrot. M. Mendizabal est à la fois rhomme le plus
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|26 REVUE DES DEUX JIÛIfBES.
calme et le plus actif qui soit au monde. An moins ce n'est pas par des
discours qu'il agitera l'Espagne; car M. Mendizabal a plus tôt fait soixante
lieues de pays qu'il n'a prononcé une parole. Si les finances de l'Es-
pagne pouvaient jamais devenir florissantes, assurément ce aérait à
M. Mendizabal que serait réservé l'accomplissement de ce travail d'Her-
cule; mais il s'agit auparavant de pacifier l'Espagne, et il sera curieux
de voir comment M. Mendizabal s'y prendra. Nous l'avons vu souvent
autrefois pacifier , presque sans paroles, des réunions d'émigrés espagnols
où la discorde présidait toujours; sera-t-il aussi habile auprès des provinces
insurgées? nous le désirons. Mais M. Mendizabal ne doit compter
que sur lui-même. Le mot concession, qu'il a prononcé et inscrit sur son
drapeau, lui a aliéné notre gouvernement; et on lui a écrit que citait
au contraire plus de concessions qu'il fallait dire. M. Mendizabal pour-
rait répondre, que cette maxime a déjà perdu le ministère Toreno et le
ministère Polignac avec ceux qui l'avaient formé; mais en France on se
dit : tant valent les hommes, tant valent les maximes , et c'est justement
avec celle-là que l'on compte se sauver.
La France , d'ailleurs , n'est plus un pays révolutionnaire , comme l'An-
gleterre , le Portugal et l'Espagne. La France entretient aujourd'hui les
meilleures relations avec la Prusse et la Russie ; la princesse de Lieven
est ici pour le dire. Gomme il est bien convenu, dans un certain monde,
que la princesse de Lieven est ua grand personnage politique y on assure
que sa présence à Paris est l'indice d'un mariage et d'une étroite alliance
de famille avec le Nord. La Gazette de La Haye dit qu'à cette occasion,
le château de Rambouillet sera offert au prince royal, et que M. Thiers
sera fait duc ainsi que M. Guizot. On voit que la Gazette de Hollande
reprend ses vieilles habitudes du temps de Louis XIV, et qu'elle se remet
à faire des épigrammes contre la cour de France.
A propos de Louis XIV, il n'es», question que des fêtes qui vont avoir
lieu à Fontainebleau. Des ameublemens neufs , une restauration de la
galerie, et des surprises de tons genres, feront les frais des fêtes auxquelles
tous les ambassadeurs sont invités. L'inauguration du château de Versailles,
également restauré , aura aussi lieu bientôt. On parle beaucoup des cham-
bres de Louis XIV et de Louis XV, dont l'ameublement est, du>on, d'une
admirable magnificence. Nous n'avons pas été admis à voir d'avance l'in-
térieur du château ; mais les quatre mauvaises statues qui défigurent la
cour de marbre, et qu'on vient d'y placer, font mal augurer de tous ces
embellissemens.
Un véritable acte de munificence du gouvernement , qui dépasse tontes
les profusions de Versailles , c'est la nomination de M. Cousin à la direc-
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KvthF. — CHfcONlQUK. MtT
tko de f école normale , avec si* mille francs cfappointemens. Cette place
est peoMIre la deuxième dont joolt Bf. Cousin.
Toute la société ptrisientie a été cruellemenl frappée de la mort de Yï-
cem* Bentei , ee bon et ahnable jeone homme venu il fa si peu de temps
parmi non»; et qu* était déf* notre frère à tous et notre ami. Bellini avait
viAgfneafam ? Il avait déjà lait II Ptrata, la Somnambule, TCapuletH
eo> i MeufeecAf, i FurHani, et cet admirable opéra dé fa Norma qui a
exefté- tant dfcnthousfasme en Italie , et que nous entendrons cet hiver. On
ne-poovaît voir BeTlini sans faimer, on ne pouvait entendre sa musique
sans Faimer plus encore ; car il mettait dans sescompositions toute son ame
et sa sensibilité. H faut avoir entendu Bellini exprimer ses idées sur la mu-
sique, et avoir vu toute la joie que lui faisait éprouver la pensée de com-
poser an opéra français, pour bien sentir la perte cruelle que les arts ont
biffe
i le tilte d'Awtâyse critique «HHêmire du Rommn dé QarinAt-
Lokéroim (4) i M, Leroux de Linc?- vient de >pr*duift des vue» ingénieuse*
etinatracUvas sard'origine ettaceuipositfeirdee romans de chevalerie* et
en jMtfliotttier surfera laxqoelson a appliqué la dénomination de Cha*-
soask Gcrta. C'est priaeipaJensnt aux plus anciens des romans du cyde
de-Cbaslenegne que faute» rattache ee nom; il pense que dans cette
braaehederoaw» suiioutontidà&'iatrodaire, a travers teàampHficatéom
littéraires dont les' trouvères k» ont déguisés et affaiblis, quelques-uns
de»*neieBB chante ptiinitifc, frmilien» aux guerriers germains, les der*
mers échos de oea caotilènes héroïques et populaires que Charlemagne
luwnème , au dire d'Eginhart , eut soin de faire recueillir. M» de Lmcy
essaie de retrouver dans la prose latine du moine'de Saint-Gai I, qui écri-
vait sous Charles-le-Chauve, des morceaux de chants populaires, et le
dialogue qu'il cite entre le paladin Oger et le roi Didier semble bien justi-
fier cette opinion par le caractère de sauvage et barbare beauté qui y règne.
L'analyse que fait M. de Lmcy du poème de Garin unit l'exactitude à
l'intérêt; il y rend pleine justice à l'excellente publication de M. Paris.
— Use publie en ce moment plusieurs-traductions des œuvres de lord
Byron; après en avoir tant parlé sans le lire , il est juste qu'on le lise
un peu plus, aujourd'hui qu'on le cite un peu moins. Bien des aperçus
faux et des idées exagérées se dissiperont devant un exameu plus sé-
rieux du poète. Il y a deux parts dans la vie de lord Byron : ses commen-
cemens pleins de faste, d'orgueil, de colère, d'emportemens contre le
(i) Librairie de Techeuer, place du Louvre, ta.
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128 REVUE DES DEUX MONDES.
ciel et la terre , ses chants de désespoir , ses orgies de Newstead-Abbey j
puis sa mort si héroïque, sa mort, réparation de ses erreurs, amende
honorable faite aux sentimens, aux idées qu'il avait méconnus. Nous
avons traversé la jeunesse de lord Byron , nous sommes maintenant
dans la seconde période. Nous en avons beaucoup parlé, lisons-le beau-
coup aujourd'hui. Ainsi le public s'empresse-t-il de faire; mais aucune
traduction n'est plus digne de sa préférence que celle de M. Benjamin
Laroche , qui paraît chez le libraire Charpentier, par livraisons, toutes
les semaines, format in-4°; nous la recommandons spécialement à nos
lecteurs.
— V Histoire parlementaire de la Révolution française (4), par
MM. Bûchez et Roux, est parvenue au dix-neuvième volume, et dans
l'ordre des évènemens, au mois de novembre 4792. Les derniers volumes
publiés contenaient des documens fort curieux et inconnus, la plupart sur
le 40 août, les journées de septembre et les premières séances de la
convention. MM. Bâchez et Roux ont exploité avec une curiosité et un zèle
infatigables les sources les plus cachées de l'histoire de cette époque, et
Ton peut assurer que leur collection dispensera à l'avenir ceux qui vou-
dront étudier à fond cette histoire , de recourir à ces sources difficiles d'ail-
leurs) à découvrir, tant elles sont rares et éparses. Ajoutons que V Histoire
parlementaire est désormais un livre indispensable à quiconque s'occupe
de politique, à quelque titre que ce soit, comme gouvernant ou comme
gouverné. Nous reparlerons de cette importante publication.
— La seconde livraison de Richelieu, Mazarin, la Fronde si le régne
de Louis XIV, par M.Capefigue, vient de paraître à la librairie de Dofcy.
Nous en rendrons compte.
(x) librairie de Paulin, rue de 8d*e.
F. BULOZ.
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POÈTES
ET MUSICIENS
DE L'ALLEMAGNE
LHLAND ET M. DESSAUER.
La musique et la poésie sont deux immortelles sœurs. Dès le
commencement leurs voix se sont groupées , leurs mains jointes
dans une égale extase d'amour. Elles naissent toutes les deux sous
le même rayon de soleil , après la même pluie de printemps; elles
grandissent sous le même abri , boivent la même rosée , cueillent
les mêmes fleurs. Là où la poésie se couronne de pampres verts,
la musique jamais n'attache sur ses tempes les bluets mélancoliques
on les doigts de mort d'Ophélie. Au pays de Virgile et de Pé-
trarque, vous avez Cimarosa et Rossini; le même brouillard lu-
mineux et sonore enveloppe à la fois Goethe et Beethoven , Hoff-
mann et Weber.
Dans un pays où la poésie est stérile, raisonneuse, positive,
tirée au cordeau , n'espérez pas que la musique porte sa tête haut ,
et s'avance d'un pas délibéré. De tous les arts , la musique est le
TOME IV. — 15 OCTOBRE 1853. 9
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130 &EYUE DES DEUX MONDES.
plus vague, le plus flottant, le plus insaisissable. Là où la parole
est arrêtée, où l'image est sacrifiée à la logique du discours , le
sentiment à la raison , que voulez-vous, s'il vous plaît, que fasse la
musique? Si l'art divin veut conserver sa langue de miel, sa belle
langue originelle, nul ne voudra l'écouter dans la ville , il mourra
de faim dans un grenier; il faut, s'il veut vivre et monter de
degrés en degrés jusque dans les petits appartenons du roi, qu'il
porte perruque poudrée sur sa télé, épée de diamans au côté, et
s'appelle Lully. Que voulez-vous qu'invente la musique en France,
dans le pays de Michel de Montaigne, de René Descartes , de
Voltaire , cerveaux immenses , je l'avoue , et qu'on ne saurait trop
glorifier , grands fleuves d'hypothèse et de critique; mais où vous
ne trouverez pas une goutte de rosée dont la musique puisse faire
son profit ? Quelle pensée musicale voulez-vous donc qui existe chez
un peuple qui met toute sa poésie dans les rapports de l'homme avec
l'homme, jamais dans les rapports de l'homme avec la nature;
dans un pays qui , parmi les huit ou dix grands hommes qui ont
illustré son grand siècle de poésie et de goût , n'en citerait pas un
qui se soit douté un moment dans sa vie qu'il y a au firmament
des étoiles qui brilleut , sur la terre des fleurs qui sentent bon ,
des feuillages qui tremblent , des roseaux qui se ploient, des
cascades qui tombent? La poésie se reflète dans la musique. La
vierge céleste, en s' en volant, secoue sur l'orchestre les divins par-
fums de sa robe. Or , comme en France la poésie n'a en elle
aucun germe sonore , aucune musique , la musique française,
livrée à ses propres forces , vit de notes seulement et non pas de
pensées. Les deux seuls rejetons que la musique ait encore portes,
l' opéra-comique et la romance, prouvent combien cet arbre
généreux manque sur notre sol de pluie et d'aliment. En effet,
comparez ces rejetons abâtardis et chétifs, rongés des vers avant
d'éclore, avec Don Juan, Fidelio, Freytchutz, ces fruits puissanset
sains qui mûrissent la bas sur ses rameaux , au milieu des gracieux
lied nouvellement épanouis. Le lied est aux opéras de l'Allemagne
ce que la romance est à P opéra-comique de la France. La romance
exhale de ses trois couplets les mêmes choses banales et vulgaires,
que de ses trois actes un opéra-comique. Dans le lied au con-
traire , vous respirez presque imperceptible cet humide parfum
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POÈTES ET MUSICIENS ALLEMANDS. 131
de tristesse et de mélancolie qui s'épanche à si larges bouffées
des partitions d'Ewrianthe ou de Fidelio. Le lied est une fleur qui
ne rient qu'en Allemagne , une fleur chaste et naïve, douce comme
le printemps , pâle et triste comme l'automne, un vergmmeiriniclu
du matin que la jeune fille effeuille entre ses doigts, en disant
tout bas comme Marguerite : il m'aime, il ne m'aime pas; liebt
mch, Bebl nàch riicht.
Ces réflexions me sont venues à l'esprit dernièrement à propos
<f mb recueil de lieds , publié il y a six mois, je pense , par M. Des-
sauer. Je ne connaissais pas alors M. Dessaiter plus que je ne le
connais aujourd'hui , et n'avais entendu de lui qu'une romance
isseï mal traduite en français , et qui a pour titre le Gouffre aux
Pierres. Il y a un an qu'on chantait partout cette romance : toutes
les femmes qui chantent faux , et le nombre en est grand de nos
jours, rayaient prise en affection ; vous ne pouviez entrer dans un
salon sans tomber dans le Gouffre aux Pierres : soit l'allure lente
et monotone de cette mélodie, soit l'exécution pitoyable qui la
poursuivait en tout lieu, je m'étais fait une bien triste idée du
talent de H. Dessauer. L'autre soir j'étais à la campagne,
dans ma chambre ; la fraîcheur commençait à tomber , le firma-
ment à resplendir de tout F éclat de ses lumières; les grands
tilleuls du parc secouaient dans l'air une odeur douce et tiède; les
bruits du jour avaient cessé, ceux de la nuit s'élevaient déjà de
tous côtés ; les oiseaux jaseurs s'étaient enfin endormis; les petits
vers luisans s'allumaient dans l'herbe ; de tous les bassins montait,
comme une vapeur sonore, le chant monotone des grenouilles dont
h voix plaintive et gémissante augmente encore la mélancolie des
belles nuits d'été. Il est des momens où l'ame sent le besoin de se
mettre en rapport avec la nature et d'en partager la joie ou la
tristesse; dans! ces momens, le musicien s'assied à son clavier,
car la musique a, comme la clé de Salomon, le pourvoir d'ouvrir le
monde des esprits , et je ne sais pas de plus sûr moyen pour péné-
trer su coeur de la nature, que de s'abandonner à l'aile aventu-
reuse des sons. A cette heure, si j'eusse été Mozart, j'aurais impro-
visé , et je ne doute pas que la musique n'eût bientôt fait ruisseler
sur f ivoire du clavier ces pleurs que la tristesse de la nature
avait remués dans leur source ; mais qui peut ici-bas se croire
9.
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132 REVUE DES DEUX MONDES.
Mozart , même dans un moment d'extase et d'inspiration? J'avais
la partition de Don Juan > je l'étendis sur le pupitre et me mis en
devoir d'en lire quelques pages; mais plus j'avançais, plus je me
sentais absorbé tout entier par cette musique idéale ; et bientôt
je m'arrêtai, car je vis qu'un tel œuvre n'est pas fait pour vous
aider à en comprendre un autre , quel qu'il soit ; qu'une chose
ne peut être à la fois le but et le moyen ; qu'en face de Don
Juan, il fout s'en tenir à Don Juan, et chercher à pénétrer
par l'opération de son intelligence dans cet autre univers. Ce
n'est pas avec Don Juan qu'on peut élever l'ame à la hauteur
d'un spectacle quelconque; avec Don Juan on doit s'estimer bien-
heureux si on élève l'ame à la hauteur de Don Juan. C'est le ca-
ractère de tout œuvre noble et vraiment grand d'être en soi ,
et de se creuser sous le regard qui le sonde , au point d'en absor-
ber en lui toute la profondeur et de l'empêcher d'être distrait
par toute autre lumière. Alors je pensai à la Marguerite au rouet,
ce poème si frais et si mélancolique que Goethe a placé dans cet
autre poème immense appelé Faust, comme une topaze de prix
dans les flancs d'une montagne. Je pensai aussi à la Religieuse,
mélodie imposante et solennelle , et qui perd tant de son effet &
être ainsi chantée, traduite en une pauvre langue française. Mais
je n'avais pas là, sous ma main, le cahier de Schubert; j'étais
venu à la campagne pour philosopher et courir les plaines à cheval
à mes heures de loisir, et non pour chanter ainsi au clair de lune.
J'avais bien là Platon , Spinosa , Herder, et cent autres noms glo-
rieux qu'il est aujourd'hui de si mauvais ton de citer en l'air et
à tout propos. Mais, Dieu merci, ce n'était ni de Platon ni de
Spinosa qu'il s'agissait pour moi à cette heure, et pour la moindre
chanson allemande j'aurais donné les mondes des philosophes
d'Athènes et d'Amsterdam. Je m'écriais, comme le roi Richard,
désarçonné à la bataille de Bosworth :
Un cheval ! un cheval ! mon royaume pour un cheval !
L'ame de l'homme est bien la plus capricieuse fée que je con-
naisse; mettez-la dans un lieu de concert;, environnez-la de bruit
et de sons ; que les cent bouches de cuivre d'un orchestre immense
répandent sur elle un fleuve d'harmonie, et vous la verrez souvent
demeurer triste et pensive , et toutes ces vibrations extérieures
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POÈTES ET MUSICIENS ALLEMANDS. 13ST
passeront sans éveiller en elle une musique , et au milieu de tant
d'accords puissans elle regrettera la solitude, le recueillement, lo
silence et la paix profonde. Qu'elle soit au contraire dans un châ-
teau désert , à vingt lieues de la ville et de tous les orchestres >
en face du spectacle de la lune qui monte et des grands tilleuls
dont les rameaux en fleurs rendent de sourds murmures , et l'ame
sentira des désirs immodérés de chansons et de bruit; il faudra,
quoi qu'il lui en coûte , quelle éclate en fanfares joyeuses ; elle
voudra chanter pour faire comme les rossignols, comme les fleurs,
comme les roseaux de l'étang. Je laisse aux musiciens qui de nos
jours s'occupent de métaphysique , et ils sojit en grand nombre %
le soin d'expliquer ces étranges fantaisies de l'ame. Je voulais ce
soir-là chanter et me réjouir dans la musique; rien au monde
n'aurait pu me distraire de cette pensée. Je me levai, bien résolu
à parcourir toutes les salles du château, à remuer tous les cahiers
épars çà et là sur les meubles , jusqu'à ce que j'eusse trouvé de
quoi satisfaire le désir qui me tourmentait; j'allai droit à la bi-
bliothèque. Il suffisait d'y jeter un coup d'œil pour se convaincre
que c'était la bibliothèque d'une famille élégante et cultivée qui,
n'ayant pas fait de l'art une étude lente et laborieuse , ne lui de-
mandait que les plaisirs faciles du soir et les délassemens de
Faprès-dinée. En effet, ces magnifiques volumes, reliés aux armes
de l'une des plus nobles maisons d'Irlande , ce n'était ni la par-
tition des Noces de Figaro, ni la partition du Mariage secret, ni
la partition de Freyschûtz, d'Oberon ou d'Eurianthe. En revanche,
tous les airs variés, toutes les fantaisies, tous les caprices écrits,
pour la voix ou le clavier par les plus élégans compositeurs de
France et d'Italie, se trouvaient là réunis sur des tablettes de bois
de rose et de santal. C'étaient la partition des Puritains, les Soi-
rées musicales de Rossini, les romances de Meyerbeer et de
Donizetti, et des contredanses sans nombre, et mille autres choses
que j'oublie. Cependant , dans le fond de la bibliothèque , sous
une lourde pile de volumes entassés l'un sur l'autre, j'aperçus un
petit cahier sans reliure. Ce petit cahier paraissait bien misérable
dans celte armoire. On eût dit que le pauvre diable grelottait de
froid au milieu de tous ces grands seigneurs si magnifiquement
revêtus de manteaux blasonnés. J'en eus pitié ; je lui tendis la
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Î34 REVUE DES DEUX MONDES.
main et lus sur sa couverture : Chants de voyage de Uhland, mis
en musique et dédiés à Mrae la comtesse d'Agoult, par Dessauer.
J'avoue ici que ce qui me frappa le plus dans ce titre , ce fut le
nom de Uhland , poète de cœur et d'imagination , que j'aime dès
l'enfance; j'en demande pardon à M. Dessauer, et je ne doute pas
qu'il ne m'eût déjà pardonné s'il savait que j'ai étudié les poètes
avant d'étudier les musiciens. Il est donc tout simple qu'entre le
nom de Uhland et le sien J'aie choisi d'abord le nom de Uhland,
comme lui, musicien de nature, entre Goethe et Beethoven, choisi-
rait Beethoven. J'emportai dans ma chambre ce cahier que la poésie
du plus doux élégiaque de l'Allemagne abritait sous son aile , et
me mis en devoir de le parcourir.
Les chants de M. Dessauer ont été publiés en deux livraisons,
et, si je ne me trompe, sont au nombre de neuf, empreints pour
la plupart de mélancolie, et de ce vague sentiment de tristesse ou
d'exaltation bienheureuse qu'inspire à deux êtres qui s'aiment
l'heure du départ ou du retour. C'est ainsi qu'on se dit adieu
devant la porte , sous le grand pommier en fleurs; c'est ainsi que
doivent s'exhaler les dernières paroles d'une jeune fille allemande
à son bien-aimé ; c'est ainsi que ses larmes doivent se répandre.
Certes, je ne prétends pas dire ici que M. Dessauer ne puise pas
aux sources de son ame la tristesse dont ses chants sont remplis;
loin de moi cette pensée, tout ce que je connais aujourd'hui de
M. Dessauer me porte à le regarder comme un musicien éminem-
ment élégiaque; cependant qu'il me soit permis de croire que cette
fois, à la mélancolie de Uhland, il a joint sa propre mélancolie et
s'est inspiré du sentiment de ces chansons naïves, réunissant, pour
en faire des notes, toutes les larmes du poète qui tremblaient au
calice de ces fleurs.
Uhland est un de ces poètes rares et merveilleux qui ai*
ment leur pays avec enthousiasme et foi , et chez qui le senti-
ment patriotique est si complet et si profondément développé 9
qu'il ne leur suffit pns de contempler leur terre dans sa gran-
deur et de mesurer quelle place elle tient dans l'histoire; il faut
qu'ils descendent plus bas, qu'ils prennent les individus à part,
comptent leurs peines une à une, et les observent dans leurs
paisibles affections pour s'en glorifier. Uhland aime surtout la
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POÈTES ET MUSICIENS ALLEMANDS. 155
peuple des campagnes, ces jeunes hommes courageux el blonds ,
ces belles vierges fraîches et robustes ; quand il en rencontre une
le soir, au bord du chemin, il l'arrête et la questionne sur sa fa-
mille et ses amours, et s'il la voit dévouée à son père, fidèle à
celui qui est parti pour aller la gagner sur un champ de bataille,
il lui serre la main en lui disant adieu , aussi fier pour l'Allema-
gne de cette ame honnête et bonne que de toute la gloire de
Luther. Tout ce qui est allemand l'émeut et le touche ; il bénit la
grandeur de sa capitale , et la pauvreté innocente des campagnes,
le tilleul épais et sonore sous lequel il s'endort à midi, et la moin-
dre fleur perdue dans le sillon. Pour lui l'Allemagne est partout.
Cest la jeune fille qu'il rencontre, le jeune homme qu'il encou-
rage, le pain dont il se nourrit, l'air qu'il respire. Le jour où
r Allemagne fit un appel à ses enfans , Uhland avait quitté le
chevet de sa mère agonisante pour courir vers elle ; il vint la con-
soler, lava sa large plaie et les souillures de son corps, et but en
blasphémant le sang de ses mamelles, comme la veille il en avait
bu le lait pur. Dix ans après, la moribonde était revenue à la vie
et chantait comme Marguerite, assise devant son rouet; Uhland à
ses pieds la regardait avec béatitude et chantait comme elle. S'il
entend le pas des Français remuer la terre sur laquelle il a dormi
tant de fois, il se lève en sursaut et chante en fondant dos balles,
comme le Gaspard de Weber, et bientôt à ses évocations puissan-
tes, des universités et des églises, de la montagne et de la plaine,
sort une bande échevelée qui s'accroît sur la route et vient enton-
ner ses refrains en chœur. Quand la guerre est finie , quand la
mort a déblayé la plaine et fuit sa moisson d'hommes, quand le
laboureur commence à creuser la terre pour semer sa moisson de
blé, Uhland reparaît triste el le visage amaigri par les fatigues et
les privations; il s'assied sur le banc de pierre devant la maison,
cause avec la jeune fille, et tous les rossignols du printemps n'éveil-
lent pas dans l'arbre une musique plus charmante que celle dont
la voix de l'enfant emplit alors son ame.
Il est des natures puissantes et fortes qui n'habitent que les plus
hauts sommets , et tiennent, comme l'aigle, leurs regards inces-
samment fixés sur le soleil; sortes de demi-dieux perdus dans des
régions inaccessibles; vastes cerveaux dont la tempête ébranle la
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136 REVUE DES DEUX MONDES.
surface en même temps que les grands chênes des forets, et qui
tombent foudroyés souvent par la main du Seigneur. Ces hommes
ne se mêlent pas aux autres hommes , et, dans le commerce éter-
nel qu'ils entretiennent avec les grandes choses de la nature , sTl
leur arrive de regarder ici-bas et de s'éprendre d'une affection,
d'une douleur terrestre, ils fondent aussitôt dessus comme l'aigle
sur l'agneau qui patt dans l'herbe, l'emportent dans leur nuage,
€t là , seuls , vis-à-vis d'elle, se mettent à la couvrir d'un vêtement
céleste dont ils empruntent la blancheur aux neiges de la monta-
gne et l'éclat splendide aux rayons du soleil. Ces génies-là vivent
tous isolés ; jamais ils n'ont laissé les illusions s'approcher, de peur
que ces blanches déesses ne les vinssent distraire de leur impas-
sible contemplation. Chez eux la réflexion tient lieu du sentiment.
Ils feront Marguerite, Claire et Brackenburg sans avoir jamais aimé.
C!hez ces hommes, le cerveau a dévoré le cœur. Je sais qu'il est
beau de créer sans s'émouvoir de son œuvre, à la façon du Jupiter
antique; je sais qu'il convient au poète de rester froid au milieu
des passions qu'il allume et de toucher du doigt des cœurs déses-
pérés sans rien garder de leur affliction; et cependant il faut
avouer que, si c'est là la mission du poète, celui qui l'accomplit re-
nonce à sa nature première, et pour la poésie abdique son huma-
nité. Si le poète n'écrit pas dans l'œuvre son nom avec son sang,
l'œuvre restera , pourvu qu'elle satisfasse aux conditions du beau,
mais son nom périra dans l'avenir. Le Christ , en venant sur h
terre, a bien souffert de nos douleurs; pourquoi donc le poète ne
souffrirait-il pas des douleurs qu'il exprime? Celui qui demeure
calme et serein , qui se défend de toute passion comme d'une
chose fatale et nuisible à la santé de son corps; qui laisse mourir
Trédérique pour ne pas lui donner trois ans de sa jeunesse et s'é-
teint après dans la gloire de son isolement, celui-là est l'homme
des temps antiques, un païen de Rome ou d'Athènes, un marbre
^iboli que j'admire en passant, mais ne puis adorer. Schiller, Ub-
land, Novalis, voilà les poètes que j'aime, les martyrs dont j'é-
pouse la religion. Je ne suis pas de ceux qui n'ont de sympathie
que pour les forts.
Uhland et Novalis, ces deux génies qui paraissent d'abord si
"opposés l'un à l'autre, et qui pourtant sont frères et se tien*
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POÈTES ET MUSICIENS ALLEMANDS. 157*
lient par une alliance mystérieuse , Uhland et Novalis n'ont écrit
chacun qu'un petit livre, et dans ce livre il y a plus d'amour
naïf et pur, de larmes sincères, de douleurs humaines, que dans
toutes les élégies de notre temps. C'est toujours la même pensée
dans ce livre, la même fleur dans ce champ. La pensée se trans-
forme, la fleur subit toutes les variétés de sa nature. Tantôt elle
s'ouvre au soleil, tantôt s'incline; aujourd'hui elle porte ses rosées
comme un collier de perles; demain, en mourant, elle les répandra
comme des larmes. Tous les deux ils traversent la vie tenant entre
leurs doigts cette fleur qu'ils effeuillent partout, sur le ruisseau ,
dans les gazons, sur une tombe. Je ne sais, mais cette fleur de No-
valis et de Uhland ressemble bien au cœur humain.
Uhland est le poète le plus populaire en Allemagne, le poète des
universités et des tavernes. On a comparé Uhland à Béranger, et c'est
à tort. Il y a entre le poète allemand et le chansonnier français toute
la différence qui sépare ces deux nations. Uhland est enthousiaste,
ardent, plein de foi dans la nature; il se livre sans arrière-pensée à
son exaltation, aux élans généreux de son ame. Chez lui, jamais
d'ironie ou d'amertume. La satire est un chardon qui ne vient que
dans les terres long-temps labourées; le sol de l'Allemagne est trop
vierge encore pour porter ce fruit malsain. Les chansons de Bé-
ranger ont le tort grave d'avoir été écrites pour certaines circon-
stances dont elles dépendent. Ainsi, dans ses œuvres, il y en a qui
se rattachent à des évènemens glorieux, épiques, vraiment na-
tionaux ; il y en a aussi qui sont nées de faits plus ou moins graves,
plus ou moins discutés dans le temps, aujourd'hui plongés dans un
oubli complet. Les unes doivent vivre, parce qu'elles sont comme
les rameaux d'un arbre profondément enraciné dans le sol de la
France, parce qu elles sont nobles, généreuses et belles (la forme
obéit toujours au sentiment qui l'évoque) ; les autres sont destinées
à mourir, ou plutôt mortes déjà. Béranger a été ébloui par la
gloire de Napoléon. Quel homme a pu contempler sans étonnement
cette figure auguste, devant qui l'aigle même baissait les yeux?
Les rayons de ce soleil ont attiré vers eux la pensée du poète ,
•l cette pensée s'est élevée jusqu'au front impérial , d'où elle a pu
lire dans les cœurs de ces guerriers dont elle a dit si naïvement les
souffrances, l'abnégation, les dévouemens sans nombre. C'est là le
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438 EBVUE DES DEUX MONDES.
beau côté de Béranger. L'empire croulé, Béranger devait rentrer
dans le silence ou bien aborder franchement la poésie, comme a
faitUbland en Allemagne. Les élans patriotiques ne sont pas quo-
tidiens, on n'est Tyriée qu'une heure dans sa vie. La part de Bé-
ranger me semble assez belle; qu'il se félicite d'avoir écrit sur
Napoléon le plus beau poème de notre temps , les seuls vers poli»
tiques qui resteront. Quant à ces attaques opiniâtres et sanglantes
dont il a poursuivi le parti catholique de la restauration, et qui,
quoi qu'on en dise, ont rejailli sur le catholicisme, oubliées aujour-
d'hui qu'il n'y a plus de prêtres, elles ne serviront en rien à sa gloire
à venir. Celte pensée qui s'ébat sur le front rêveur de Napoléon,
qui voltige parmi les abeilles impériales de son manteau , est moins
noble et moins généreuse lorsqu'elle vient piquer le corps spiri-
tuel de Jésus-Christ à travers la soutane usée d'un pauvre sa-
cristain.
Uhland s'est toujours maintenu dans une sphère plus élevée; ses
chansons à lui n'ont rien à faire avec les circonstances. C'est un
Allemand qui soulève son peuple contre le peuple, qui s'avance à
grandes journées pour le conquérir. Que lui importe à lui que vous
vous appeliez César ou Napoléon, que vous veniez de l'Orient ou
l'Occident, que vous soyez Français ou Russe y juif ou païen, ca-
tholique ou réformé. Sitôt qu'il vous entend descendre dans ses
plaines avec vos chevaux et vos artilleries, il se lève, entonne sa
chanson, lève les mains au ciel, et vous maudit, sacer e*to. Si dans
mille ans il y a une Allemagne, les chants de Uhland se chan-
teront encore aux jours de bataille.
Le mouvement de Uhland est toujours sympathique, sa poésie
allemande, c'est-à-dire exaltée à la fois et sereine, pleine de
flamme et de rêverie. Souvent, au milieu d'une chanson de guerre,
vous voyez une strophe paisible et bienheureuse s'épanouir comme
une fleur de mai dans un champ de bataille. Il y a du pur sang
germain dans les veines de cet homme. A chaque instant il s'in-
terrompt pour vous parler des vertus domestiques; les vieilles
mœurs le préoccupent Les vertus domestiques, le vieux droit, les
vieilles mœurs, c'est là-dessus qu'il a élevé sa poésie, certain que
ce ne sont pas là des choses écrites sur le sable, et que le vent
des révolutions emporte comme les fleurs-de-lis d'un trône. Je
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POÈTES ET MUSICIENS ALLEMANDS. 139
traduis ici quelques pièces empreintes de ce caractère allemand.
Le lecteur en jugera.
LE TIEDX BON DROIT.
Partout où, près d un bon vin vieux, trinque le Wurtemburgeob»
le premier refrain doit être l'antique et le bon droit;
Le droit qui soutient comme un pilier robuste la maison de
notre prince, et qui partout dans le pays protège la cabane du»
pauvre;
Le droit qui nous donne des lois que nulle volonté ne brise, qui
aime la justice ouverte et prononce un arrêt qui a cours;
Le droit économe d'impôts; le droit qui sait compter, qui de-
meure assis près de la caisse et ménage notre sueur, qui garde
comme un patron le bien sacré de notre église, qui nourrit et en*
flamme fidèlement la science et le foyer de l'esprit ;
Le droit qui met les armes dans la main de tout homme libre,
afin qu'il s'en serve pour défendre son prince et son pays ;
Le droit qui laisse à chacun les sentiers ouverts dans le monde
et nous retient au sol de la patrie par les seuls liens de l'amour;
Le droit dont les siècles conservent la gloire bien acquise, que
chacun dans son cœur aime et cultive comme sa religion;
Le droit que des jours mauvais nous ont enfoui tout vivant, et
qui, désormais régénéré, lève la tète hors du tombeau;
Àhl lorsque nous ne serons plus, qu'il soit encore debout et
reste pour les enfans de nos enfans l'arche de salut et de bonheur.
Partout où, près d'un bon vin vieux, trinque le Wurtemburgeois,
le premier refrain doit être l'antique et le bon droit.
WURTEMBERG.
Que peut-il te manquer, ô ma belle patrie? On raconte au loin
mille choses de ton état heureux. On dit que tu es un jardin, que
tu es un paradis; que peux-tu donc attendre, toi qu'on appelle
bienheureuse?
Un homme digne d'être honoré a dit celte parole transmise, que
lorsqu'on voudrait ta ruine, on ne pourrait la consommer.
Tes champs de blé ne débordent-ils pas comme un océan? le vin
nouveau ne coule-t-il pas de cent collines dans tes plaines?
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440 REVUE DES DEUX MONDES.
Ne vois-tu pas les poissons grouiller dans chaque fleuve et cha-
que étang? est-ce que tes forêts ne regorgent pas de gibier?
Est-ce que les toisons de neige ne se meuvent pas sur tes vastes
plaines? ne nourris-tu pas des cavales et des troupeaux de bœufs
partout?
N'enlends-tu pas vanter aif loin le bois fort de ta Forét-Noire?
N'as-tu pas le sel et le fer? n'as-tu pas aussi un grain d'or?
Et tes femmes, dis-moi! ne sont-elles pas ménagères, pieuses
et fidèles? Weinsberg, toujours renaissant, ne fleurit-il pas dans
tes plaines?
Et tes hommes! ne sont-ils pas laborieux, intègres, simples,
habiles dans' les arts de la paix , braves quand il faut combattre?
Pays des blés, pays du vin, race chargée de bénédictions, que
te manque-t-il? — Une seule chose qui est tout : l'antique et le bon
droit
DIALOGUE.
— Quoi ! toujours, toujours le vieux droit ! es-tu donc obstiné?
— Je suis le fidèle serviteur de l'ancien, parce qu'après tout
■c'est le bon.
— C'est le meilleur, et non pas seulement le bon , que tu devrais
glorifier.
— Je sais à quoi m'en tenir sur le bon, et n'ai du meilleur,
hélas! aucun indice.
— Mais si je te le démontre, observe et fie-toi à moi.
— Je ne jure par l'opinion d'aucun individu, en étant moi-
même un.
— Un sage avis t'est inutile ! Où donc allumes-tu ta lJmière?
— Je m'en rapporte au bon sens du peuple.
— Je vois que tu sais peu de choses de l'élan et de la force créa-
trice.
— Je fais cas d'un esprit calme, qui agit et crée avec mesure.
— L'esprit pur prend son essor, entraînant son temps après lui.
— Ce qui ne jaillit pas du cœur est débile dans sa racine.
— Tu ignores tout-à-fail les grandes douleurs de l'humanité.
— Tu penses bien, toi; mais tu n'as pas de cœur pour notre
pays.
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POÈTES ET MUSICIENS ALLEMANDS. i4i
LE DROIT DOMESTIQUE.
Franchis do pied le seuil , sois le bien-venu dans ce pays! Pose
ton bâton près de cette muraille.
Prends place au plus haut delà table; il convient d'honorer son
hftte. Dispose de tout, rafraîchis-toi après les fatigues de la
journée.
Si quelque vengeance inique te chasse de ta patrie, demeure
sous mon toit, comme un ami qui m'est cher.
Je ne te demande qu'une chose, laisse sans les violer les mœurs
pieuses de nos pères f le droit sacré de la maison.
4817.
Celui qui tient sincèrement à sa patrie , que celui-là lui souhaite
one année bienheureuse; que la troupe des anges nous garde de
b gelée et de la grêle, et que l'année nouvelle nous apporte avec
les moissons désirées , avec le vin qui nous fit faute si long-temps,
nous apporte le vieux bon droit.
On peut s'oublier dans ses vœux , il est facile de désirer trop.
Hais nous, nos vœux sont raisonnables , nous voulons ce qu'on
doit vouloir. Si l'homme vit de la vie du corps, il lui faut son pain
quotidien; s'il veut vivre de la vie de l'esprit, il lui faut sa liberté.
le 48 octobre 4846.
S'il pouvait aujourd'hui descendre un esprit chantre et héros
à la fois , comme dans les guerres sacrées il eu tombait sur le champ
de victoire, il chanterait sur la terre d'Allemagne un air aigu
comme une épée , non pas tel que celui que j'entonne , non un air
céleste et fort et semblable au tonnerre.
On a parlé autrefois de cloches triomphales, on a parlé d'une
merde feu. Mais pourquoi cette grande fête? nul ne le sait plus
aujourd'hui. Faut-il donc que les esprits descendent émus d'un
zèle sacré et découvrent leurs cicatrices, pour que vous y mettiez
le doigt?
A vous, princes ! répondez les premiers: avez- vous oublie ce jour
de bataille où vous êtes tombés à genoux pour rendre grâce à
Dieu? Si les peuples ont lavé votre honte, si vous avez éprouvé
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442 BEVUE »BS DEUX MONDES.
leur foi , c'est à vous d'accomplir aujourd'hui tous les vœux que
vous avez faits.
El vous, peuples, qui avez tant souffert, avez-vous oublié l'ar-
dente journée? Et vos conquêtes magnifiques, d'où vient qu'elles
sont infécondes? Vous avez écrasé les cohortes étrangères; mais
au dedans rien ne s'est éclairci; vous n'êtes pas devenus libres, car
vous n'avez pas affermi le droit.
Et vous, sages, faut-il vous apprendre, à vous qui voulez tout
savoir, comment les braves et les simples ont versé leur sang pour
le droit? pensez-vous qu'en ces brasiers ardeas, le temps, phé-
nix, se renouvelle seulement pour couver les œufs que vous sema
avec persévérance?
Vous, conseillers de princes y maréchaux de cour, qui portez
l'étoile terne sur vos froides poitrines , et qui, du combat livré sous
les murs de Leipzig, jusqu'à présent n'avez rien su, apprenez
qu'au jour d'aujourd'hui , Dieu le père a porté un jugement solen-
nel. Mais vous n'entendez pas ce que je dis, vous ne croyez pas,
yous autres, à la voix des esprits.
Selon que j ai dû, j'ai chanté, et maintenant je rouvre mes ailes,
et reprends mon essor. Ce qui a frappé mes regards, je l'annon-
cerai au choeur des bienheureux. Je ne puis ni bénir m maudire, Il
désolation est partout encore; mais j'ai vu bien des yeux briller,
j'ai entendu bien des cœurs battre.
LE JOUR DE SAINT CHRISTOPHE 4817.
La balance recommence à chanceler , le vieux combat se renou-
velle; voici venir les temps légitimes où le blésera séparé delapaiOe»
où l'on distinguera comme il convient l'homme faux du loyal» Fin*
trépide du lâche, la moitié d'homme de l'homme tout entier.
Alors on appellera noble celui que le droit illumine; chevalier, j
celui qui n'oublia jamais sa parole. Alors on entourera des bon- 1
neurs dus à l'esprit celui en qui s'émeut un esprit libre. Alors sera
déclaré bourgeois celui qui sait protéger son bourg.
Maintenant, hommes, songez à votre dignité, levez-vous poor
un noble conseil, afiu que vous ne soyez pas le fardeau de votre
pays et la risée des étrangers. Assez ! assez d'entremises et de pa-
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POÈTES ET MUSICIENS ALLBMADH>S. 145
raies! assez d'écrits et d'ambassades! il est temps de dire votre
dernier mot.
Et s'H ne peut atteindre son but, retournez dans le peuple, afin
que vous ayez pour récompense le bonheur hautain de n'avoir rien
cédé du droit. Attendez en paix et pensez que l'aurore de la liberté
sa lève , que c'est un Dieu qui mène le soleil , et que rien n'en peut
arrêter la course. »
J'ai choisi ces pièces parce qu'elles m'ont semblé pouvoir don-
ner une idée assez complète , sinon du talent poétique de Uhland ,
do moins de son inspiration ordinaire , de ses sentimens exaltés et
de sa franchise allemande. On ne peut lire les premières sans être
frappé de cette préoccupation continuelle du boè vieux droit,
dos ake gûte recht9 de cette religion du seuil et du foyer qui se ma-
nifeste par chaque parole. C'est bien là l'homme du Wurtemberg 9
enthousiaste et inquiet, heureux, mats désirant le mieux, parce
qu'il faut que l'esprit de l'homme désire, sans quoi il trouverait
ici-bas son paradis ; l'homme qui d'une main cherche à s'emparer
de l'avenir et de Fautre retient le passé, qui voyant la liberté nou-
velle accourir à son appel, et planter son arbre dans ses campagnes ,
s'effraie et doute, et se souvient de ses antiques mœurs et les couve
de sa pensée; pareil à l'aigle, qui lorsque le vautour fond sur lui,
avant de s'élancer dans l'air pour le combattre, étend ses larges
ailes sur ses petits. Ces vers sur l'anniversaire de la bataille de
Leipzig sont véhémens et beaux, et jaillissent d'une inspiration su-
blime et franche. Il est malheureux qu'il ne soit ni dans notre pou-
voir, ni peut-être dans les ressources de la langue, d'en traduire
l'énergie ardente et la mâle sonorité. Deux ans sont à peine écou-
lés, et les Allemands ont oublié h journée de Leipzig. Ce jour-là,
Uhland le rappelle aux princes endormis, au peuple qui oublie le
sang qu'il a répandu, en attendant qu'il oublie la cause pour la-
quelle il l'a répandu. Certes, celui qui agit de la sorte fait de la
pensée humaine un noble et digne usage. Les romanciers du
moyen-Age ont inventé des dragons merveilleux, accroupis nuit et
jour dans les fanes des montagnes et gardiens obstinés des mines
d'or et de diamans ; le vrai poète est un dragon aussi, qui garde les
trésors de l'histoire de sa patrie, et montre ses ongles de fer à
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144 REVUE DES DEUX MONDES.
qui viendrait y toucher. Quand le peuple renversait les croix,
c'était au poète de crier au peuple ce que la croix avait fait d'im-
mortcl; et hier, quand le sénat se rassemblait pour abolir la pa-
role, les poètes devaient parler une dernière fois. Aujourd'hui
c'est une pitié, Uhland serait mis en cause, Tyrtèe en prison.
Il y a des hommes que la circonstance fait poètes, qui n'ont en
eux qu'une corde d'airain , insensible aux caresses des brises , à
l'attouchement du soleil, et qui reste silencieuse et muette, si le
peuple , étrange musicien, ne la fait vibrer en un jour de colère.
Leur inspiration est véhémente, exaltée, amère, pleine d'invecti-
ves et de mots grossiers, elle éclate et bondit, puis rebondit encore,
comme un lion qui lutte. Leur voix porte haut et loin , mais
ne sait pas se maintenir; leurs sons vibrent, mais ne se prolongent
pas. Aussi quand les tocsins enroués se taisent , quand les mous-
quets et les canons se reposent, cette muse qui chaniait avec les
tocsins, les mousquets et les canons, demeure seule sur la place
déserte, et si elle n'a pas dans son cœur une voix pour les fêtes
et les jours de paix , elle rentre dans la solitude et l'oubli. Uhland
a compris cela , et bientôt à ses chansons patriotiques ont suc-
cédé d'autres chansons pures et gracieuses, pleines d'amour et
de mélancolie. Le volcan de sa poitrine, en s'ouvrant, avait jeté des
flammes; Uhland, voyant les flammes s'éteindre, a creusé le vol-
can, car il savait bien que la source des larmes était au fond et
qu'il la trouverait.
A prendre son œuvre dans son entier développement, Uh-
land est un poète allemand complet, car il a l'exaltation patrio-
tique, l'amour de la nature , le sentiment du merveilleux. Cepen-
dant , si l'on veut bien y réfléchir , de ces trois choses , il n'y en a
qu'une seule, la première, qui lui appartienne; les deux autres,
Bûrger et Novalis peuvent les réclamer. Je ne sais, ni en Allema-
gne ni en Angleterre, un homme qui ait mieux compris le génie
delà ballade, que Bûrger dont nous ne connaissons en France
que le magnifique poème de Lénore. Et qui donc, s'il vous plaît,
osera se comparer à Novalis, au chantre adorable des pudiques
amours de Henry (COfterdingen et de Mathilde , à cet harmonieux
jeune homme qui n'a eu commerce qu'avec les plus douces choses
dp la nature, et qui est mort de bonne heure pour avoir compris trop
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POÈTES ET MUSICIENS ALLEMANDS. 145
tard que le corps d'un homme ne peut seulement se nourrir de
soleil et de gouttes de pluie comme la tige d'une fleur? Novalis,
douce et triste pensée ,. éclose sur la feuille d'une marguerite, et
tombée ayant le soir comme une larme, sans qu'une femme l'ait
icspirée en sa virginité.
J'ai essayé pjus haut de donner une idée des vers politiques
de Uhland; je vais maintenant citer quelques fragmens de ses
autres chansons. On a vu le poète de la patrie ; c'est le poète
de la nature et du printemps que je vais montrer. Ces pièces
ont toutes en Allemagne quelque réputation : je ne serais pas
étonné cependant que, cette poésie calme et sereine, dépouillée
de sa forme primitive, ne produisit pas sur le lecteur français
l'effet que j'en attends. Pour un homme préoccupé de questions
graves et sérieuses, ce sont là, je l'avoue, des choses futiles, sans in-
térêt ni valeur, qui n'ont d'autre mérite que celui de la forme,
et la forme ne résiste pas à la traduction. Les chansons et les son-
nets sont de petites fleurs chétives qui meurent quand on les
transplante. Cependant je ne puis résister au désir que j'ai de citer
ues pièces; on aimera, je suis sûr, l'épanouissement d'une ame qui
s'ouvre aux tièdes rayons dn printemps et sent le besoin de causer
avec la nature et les fleurs, même lorsqu'elle sait qu'elle n'a rien
de bien nouveau à leur dire.
LE FIL DE LA VIERGE.
« Gomme nous cheminions ensemble, un fil de la Vierge flottait
sttr le champ, fil léger et lumineux , tissu par la main des fées. Il
allait de moi vers elle comme un lien , et je le pris pour un heureux
présage comme l'amour a besoin d'en inventer. 0 espérances des
cœurs riches en espérances, tissues de vapeurs , emportées par le
vent ! —
Je vais dans ton jardin, où donc es-tu, ma belle? les papillons
voltigent dans la solitude , comme tes plantes se ramassent en ger-
bes , comme le vent qui vient de l'ouest m'entoure du parfum des
fleurs.
Je sens que tu m'es prochaine; la solitude est animée ainsi au-
dessus de ses mondes ; l'invisible s'émeut. —
tome iv. 10
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146 KITUB BE8 DEUX MONDES.
Les vents tièdes se sont éveillés; ils murmurent et voltigent
soit et jour ; ils errent de tous celés* 0 frais parfums , nouveaux
murmures l maintenant, mon pauvre cœur, ne sois plus inquiet;
tout, oui, tout se renouvelle.
Le monde devient plus beau chaque jour; on ne sait ce que
tout cela va être; la floraison ne veut pas cesser, la vallée loin-
taine et profonde est en fleurs; maintenant, mon cœur, oublie ta
peine; tout, oui, tout se renouvelle.
FÊTE DU PRINTEMPS.
Jour de printemps, jour de miel et d'or, ravissement de mon
ame , si je tiens du ciel une voix , c'est aujourd'hui que je devrais
chanter.
liais pourquoi dans ce temps aller au travail? le printemps est
une fête, laissez-moi me reposer et prier.
ÉLOGE DU PRINTEMPS.
Verdure des Mes, senteur des violettes, tournoiement des
alouettes, chant des merles , pluie du soleil , vent tiède I
Lorsque je chante de tels mots» est-il donc besoin de plus
grandes choses pour te louer, jour de printemps 1 a
le m'en tiendrai là, bien queUhland ait composé un nombre infini
de ces petites pièces; f ai voulu foire connaître au lecteur ces tres-
Hemens de joie et de volupté bienheureuse que les premiers
jours de printemps éveillent encore en Allemagne dans les âmes
du peuple et dans celles des hommes qui peuvent les exprimer par
parole ou par les sons. J'ignore si f ai atteint mon but; quoi
qu'il en soit, les morceaux qu'on va lire donneront une haute idée
de la sensibilité profonde et de la mile énergie du poète.
IX PLAINTE DE MAL
t Le soleil du printemps éclaire-t-il déjà la mer et la plaine? Les
ameaux verts se sont-Os voûtés pour foire un toit aux voluptés
lencleusesî Ahl le bien que je rêve ne m'envoie aucun rayon
s mai; il ne va pas par les touffes de fleurs, ne repose pas dans
vallon des sources»
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POÈTES ET MUSICIENS ALLEMANDS. 147
Oui , c'étaient des jours plis boaux lorsque» par groupes varies,
les p&tres avec leurs douces Saucées s'acheminaient vers le bois
des sacrifices; lorsque la jeune fille, portant sa cruche, allait vers
lepuils frais chaque matin, lorsque le passant, l'interrogeant avec
ardeur, lui demandait de l'eau à boire et de l'amour.
Hélas! le tumulte des torreas débordés emporta bien loin le
printemps d'or! Les châteaux s'élevèrent et les tours aussi. La
jeune fille assise tristement épiait les chants de la nuit , et d'en
haut voyait le tumulte de la bataille , et comme dans la mêlée san-
glante tombait son fidèle chevalier.
Un siècle noir et ténébreux s'étendait sur le monde, un siècle
qui a pris et emporté comme un rêve les amours fraîches des jeunes
gens; maintenant ceux qui voudraient s'étreindre étroitement et
pour toujours sur leurs poitrines fidèles, se saluent en passant, les
yeux pleins de douleur.
Flétrissez-vous, ô fleurs; dépouillez-vous aussi, beaux arbres;
n'insultez pas aux douleurs de l'amour; mourez aussi, beaux ger-
mes d'avenir; et toi f mon cœur, consume-toi dans ta plénitude.
Dans le vide ténébreux des abîmes tombez, tombes, ô jeunes gens!
les sureaux tremblent dans les airs, les roses fleurissent autour de
votre tombe.
CHANSON D'UN PAUVRE.
Je suis un pauvre homme et vais tout seul par les chemins;
plût à Dieu que je fusse encore une fois franchement de joyeuse
humeur 1
Dans la maison de mes bons paréos j'étais un gai compère;
les soucis amers sont devenus mon partage depuis qu'on les a
portés en terre.
Je vois fleurir le jardin des riches, je vois la moisson dorée;
mon sentier à moi est stérile; c'est celui où l'inquiétude et la peine
ont passé.
Je traverse en rongant mon mal la troupe joyeuse des hommes ;
je souhaite à chacun le bonjour de toute l'ardeur de mon ame.
O Dieu puissant, tu ne m'as pas cependant laissé toul-à-fait
sans joie; une douce consolation se répand pour tous du firma-
ment sur la terre.
iO.
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148 REVUE DES DEUX K0NDE8.
Dans chaque petit bourg ton église sainte s'élève ; tes orgues et
les chants des chœurs retentissent pour chaque oreille.
Puis le soleil, la lune et les étoiles m'éclairent avec tant d'a-
mour 1 Et quand tinte la cloche du soir, alors, Seigneur, je cause
avec toi.
Un jour pour tous les bons s'ouvrira ta vaste salle de béatitude;
alors je viendrai en habit de fête m* asseoir au festin.
CHANT DBS JEUNES GENS.
Le temps de la jeunesse est sacré; entrons dans le sanctuaire
où, dans une solitude mélancolique, les pas résonnent sourdement;
que le noble esprit de l'austérité descende dans les âmes des jeunes
hommes; que chacune se recueille et médite en silence sur sa force
fiOApÂA
9«vlv«t
Maintenant allons dans la plaine qui s'épanouit au soleil qui
monte avec magnificence au-dessus du printemps de la terre. Un
monde de fécondité sortira de ce germe; le temps du printemps
est sacré, il parle aux cœurs des jeunes hommes.
Prenez les coupes; ne voyez-vous pas étinceler, couleur de
pourpre, le sang de la nature luxurieuse? Buvons, amis, et de tout
cœur ; qu'une force ardente se réjouisse dans une autre force ; le
sac des vignes est sacré, il est le compagnon des élans de la jeu-
nesse.
Voyez venir la douce jeune fille ; elle grandit dans les jeux. Un
monde fleurit en elle de tendres émotions divines. Elle prospère
aux rayons du soleil ; il faut à notre force le torrent et la pluie ;
que la jeune vierge nous soit sacrée , car nous mûrissons l'un pour
l'autre.
Ainsi donc entrez dans le temple, aspirez en vous la noble aus-
térité; fortifiez-vous dans le printemps et dans le vin; exposez-
vous aux rayons des beaux yeux. Jeunesse , printemps , coupe de
fête, vierge dans sa douce fleur, que tout cela soit à la fois saeré
pour nos cœurs austères. a>
' Cette chanson est franche et vraiment belle; il y a dans cet air
de liberté qu'on y respire , dans cette divinisation des voluptés
sensuelles qui s'y manifeste à chaque vers, un caractère sacerdotal
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POÈTES ET MUSICIENS ALLEMANDS. 149
qui la fait ressembler à ces vieux chants que les Germains chau-
laient le soir en chœur vers la fin du printemps , lorsque les chéœs
druidiques commençaient à se couvrir de feuilles ; le suc de la
vigne est sacré , la jeune fille est sacrée au jeune homme pour le-
quel elle mûrit , tout ce qui rend l'homme puissant et robuste est
sacré pour lui. Il est impossible de ne pas trouver dans ces pa-
roles un reste du vieux paganisme d'Odin qui, quoi qu'on fasse „
gardera toujours un pied sur cette bonne terre d'Allemagne. Les
poètes de ce pays ont beau tendre leurs ailes en de sublimes élans
catholiques , ils ne s'élèvent jamais au-dessus des étoiles, la na-
ture les retient toujours en son vaste filet ; le panthéisme est là
dans l'air; la moindre pensée éclose, le moindre bourgeon venu
le glorifie. C'est lui qui accomplit en Allemagne un miracle partout
ailleurs inconnu. II élève une parenté étroite entre les créations les
plus diverses du génie humain , et fait de Marguerite la cousine
de Lénore , du pâle docteur son amant , l'aïeul immortel de tous les
alchimistes fantastiques d'Hoffmann. C'est le panthéisme qui a
tracé le sillon de lumière et de gloire sous lequel reposent les fronts
de Schiller, de Goethe, d'Hoffmann et de Novalis. Où donc le pan*
théisme peut-il fleurir aujourd'hui si ce n'est pas sur celte terre
d'Allemagne? Entre ces grands arbres chevelus et ces hommes ro-
bustes, entre ces blés verts et ces vierges blondes, il y a comme
une parenté sympathique, comme une alliance naturelle. La sève
qui murmure appelle le sang qui bout. Toutes ces choses fécondes
et pures veulent se mêler et se confondre pour un grand œuvre
dans la cuve de la science. La fleur des prés ouvre son œil bleu sur
la jeune fille et la désire ; le chêne a des embrassemens luxurieux
pour l'adulte qui passe. La nature et l'homme sont assez vierges
encore tous les deux pour se parler et se comprendre. L'Orient et le
désert, voilà la terre de l'esprit pur et de la contemplation ascétique.
La jamais la nature ne s'ouvre aux hommes, ils demeurent seuls
dépouillés et nus. La terre n'a pour eux ni semence ni ruisseaux ;
s'ils s'étendent sur elle, c'est un lit de sable ardent qui les con-
sume; s'ils veulent l'embrasser dans une étreinte d'amour, elle n'a
pas une goutte d'eau pour leurs lèvres taries. Quel rapport voulez-
vous qu'il existe au désert entre l'homme et la nature? Resté seul,
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150 REVUE DES DEUX MONDES.
avec sa pensée , l'homme rêve dans le ciel des voluptés qui lui
manquent içi-bas. Toutes les fois que l'humanité se trouvera dans
on jardin rempli de grands fleuves, de moissons et de bois , l'hu-
manité sera comme le premier homme, elle se baignera dans F eau
des fleuves, dormira sous l'ombre de l'arbre, et cueillera son fruit
pour s'en nourrir.
Les ballades de Uhland sont composées avec modération et sim-
plicité, la plupart écrites avec soin. La langue allemande, nom-
breuse et mesurée, aide merveilleusement le poète dans l'ordon-
nance du rhythme et l'harmonie de la strophe. Aussi les qua-
lités matérielles du style poétique se rencontrent si fréquemment
en Allemagne, même chez les écrivains du second ordre, qu'il se-
rait puéril de les élever plus haut qu'il ne convient. Vous ne trou-
vez dans ces ballades ni la sensibilité profonde du chantre de la
Fiancée de Corïnihe, ni l'émotion dramatique et terrible de l'au-
teur de Lénore. Ce sont de petites pensées revêtues le plus souvent
d'une forme simple, et qui ne manque pas d'une certaine grâce;
le nom de lied qu'on leur donne en Allemagne me parait en expri-
mer à merveille le caractère douteux; je les appellerais volontiers
romances, si ce mot avait encore son acception toute française,
et si, après l'abus qu'on en a fait, il éveillait en nous autre chose
que Fidée d'une pièce aussi ridicule par le fond, au moins, que
par la forme, et qui se dérobe à toute analyse sérieuse.
Dans le tumulte du mouvement romantique qui eut lieu pen-
dant les dernières années de la restauration, la ballade fut réha-
bilitée en France. Dès -lors une nuée de poètes s'abattit chez
toutes les nations de l'Europe, demandant çà et là les traditions du
passé. Dans cette exploration poétique, la terre d'Allemagne ne fut
pas oubliée. La ballade existait là dès long-temps à titre de poésie
nationale, bien avant qu'on eût songé à l'inventer chez nous.
Goethe et Schiller florissaieat; la tradition brute avait pris entre
leurs mains sa forme poétique. C'était donc tout profil; il n'y
avait qu'à traduire. Pourquoi se serait-on mis en peine de forger
un bouclier d'airain à cette Minerve sortie tout armée du cerveau
de Jupiter? On sait combien d'imitations de Uhland, de Goethe
et de Bdrger nous arrivèrent de tous côtés. On ne traduisait pas ,
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POÈTES BT MUSICIENS ALLEMANDS. 151
on imitait ; et c'est au point qu'il n'existe pas aujourd'hui en poésie
une honnête traduction de Lênore. Cette pauvre Linore, on délaya
ses pleurs et son sang dans une cuve d'encre, et tous les poètes
vinrent tremper leurs plumes de corbeau dans cette cuve. Je sais
une ballade fort goûtée autrefois, qui est faite avec les quatre pre-
mières strophes du poème de Bûrger. Uhland est peut-être le seul
poète d'Allemagne qui ait échappé à cette exploitation ; et cet
oubli dans lequel les romantiques le laissèrent reposer, tient moins
au peu de valeur de ses ballades , qu'au système dans lequel il les
a conçues. On sait quelles niaiseries se débitèrent en ce temps ,
quelles difformités individuelles forent posées comme principes
du vrai beau, quel attirail de squelettes, de chauve-souris et d'o-
ripeaux , cette noble muse française iratna après elle.
La petite ballade qui a pour titre: La Poésie allemande (Die
deutsche Poésie) , est une charmante composition pleine de grâce
et de fraîcheur. Il y règne un sentiment parfait du merveilleux
aérien tant de fois mis en usage par certains poètes allemands du
moyen-âge. On croirait lire un chapitre de Titurel ou du poème
d'Arthur. J'aime bien aussi la Fille de fOrffore. H n'y a qu'un Al-
lemand capable de faire ce petit drame et de vous émouvoir arec
si peu. On est pris d'intérêt pour celte douce Hélène, amoureuse
d'un beau cavalier qui vient chaque jour lui commander quelque
joyau pour sa fiancée. Pauvre Hélène t Le soir, quand elle est
toute seule, elles les essaie en pleurant ces diamans qui ne lui sont
pas destinés. A la voir triste dans sa boutique attacher à son
cou ces beaux colliers de perles, on dirait un reflet de Marguerite
essayant l'écrin de Faust.
Les Chants de voyage que M. Dessauer a mis en musique ,
forment un petit poème à part dans le volume de Uhland. Ce sont,
comme je l'ai dit plus haut, des pensées d'adieu, de retour, des
mots entrecoupés de larmes de joie ou de tristesse. Ces chansons me
paraissent avoir surtout le mérite de rendre les émotions sereines
ou mélancoliques, heureuses ou pénibles, que le soleil de mai ou
les froides brumes de novembre font naître dans l'ame du voya-
geur, de l'homme qui chemine seul avec ses souvenirs sur les ga-
zons fleuris des vertes lisières, ou qui passe à cheval sur la grande
route, à travers la plaine désolée, enveloppé dans son manteau*
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152 REVUE DES DEUX MONDES.
M. Dessauer a souvent traduit avec bonheur l'expression douce et
familière de cette poésie. La musique de M. Dessauer est com-
posée avec soin ; originale souvent , elle ne chante jamais que se-
lon le sentiment qu elle a dans le cœur. Cependant je lui conseille
de se tenir en garde contre cet emploi si fréquent de certaines
formules d'école et cet abus effréné de la modulation qui fini-
raient par anéantir en lui tous les élans de la pensée et de l'inspi-
ration. Vraiment , c'est une chose étrange comme les compositeurs
de l'Allemagne se servent aujourd'hui à tout propos de la modula-
tion, et comme cette façon d'agir les porte à tout sacrifier au dé-
veloppement des forces intrumentales. S'ils écrivent un opéra ,
c'est dans l'orchestre qu'ils amoncellent toutes les inventions de
leur esprit, toutes les ressources de leur art. Ils dédaignent la voix
humaine comme un instrument inutile et parasite. S'ils font des
lied ou des chansons, c'est encore le même procédé, la voix est la
servante des doigts; au clavier, la voix accompagne les mains. Je
ne sais, mais il me semble que Mozart n'agissait pas ainsi. Un chant
modulé de la sorte me fait l'effet d'une terre relevée en de conti-
nuelles ondulations, où le voyageur ne ferait que monter et des-
cendre sans jamais trouver un lieu d'où il lui fût possible de con-
templer à loisir quelque spectacle harmonieux. Âh! que j'aime
mieux la plaine unie et calme, çà et là semée de champs de blé et
de trèfles verts I la plaine où l'on va au hasard, sans crainte ni
fatigue ; où l'on s'assied à l'ombre pour rêver.
Il y a dans ce petit poème de Uhland une pièce admirable ,
selon moi , par son esprit de tristesse et de mélancolie , et dont
M. Henri Heine a imité le sentiment quelque part; la voici :
« Je voyagea cheval par la campagne sombre. Ni la lune, ni
les étoiles ne donnent de clarté ; les vents glacés gémissent. Sou-
vent j'ai pris cette route lorsque les rayons dorés du soleil sou-
riaient au murmure des tièdes brises.
« Je voyage le long du jardin sombre ; les arbres dépouillés
frissonnent, les feuilles jaunes tombent. Ici j'avais coutume, au
temps des roses , lorsque tout se voue à l'amour, d'errer avec ma
bien-aimée.
c Le rayon du soleil s'est éteint, les roses aussi se sont flétries,
mon amour a été porté au tombeau. Je voyage par la campagne
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POÈTES ET MUSICIENS ALLEMANDS. 133
sombre, aux gémissemens du vent, sans rayon qui m'éclaire,
enveloppé dans mon manteau. >
Toute cette pièce est empreinte d'un caractère douloureux»
Voilà une de ces pièces comme les Allemands en ont tant, comme
nous, en France, nous en avons si peu; et qu'on ne s'y trompe
pas, ce qui fait avant tout le mérite de ce poème, comme de toute
chose grande ou petite, épique ou familière, c'est la vérité: cela
est beau parce que cela est vrai. Qui de nous n'a senti de mornes
pensées s'élever en son ame lorsqu'il lui est arrivé de voyager seul
dans la plaine par une froide nuit d'hiver? Qui de nous , en voyant
les arbres se flétrir, ne s'est ému à la mémoire de sa mère , de sa
sœur, de sa maîtresse, douces fleurs pour qui l'automne de la
vie a précédé l'automne de la nature? Il semble que la terre ne se
dépouille de sa belle robe de gazons et de marguerites que pour
nous laisser voir de plus près ces fantômes chéris dans leur lin-
ceul. Il y a dans les vers de Uhland autant de rêverie mélanco-
lique et triste que dans le Roi des Aulnes de Goethe. Pour les
mettre en musique, il fallait, sinon Schubert, du moins une ima-
gination cousine de la sienne. M. Dessauer est resté bien au-des-
sous de l'œuvre. Il ne me semble pas en avoir compris les détails
mystérieux ; certaines délicatesses lui ont échappé ; il n'a pas vu
non plus sur ce fond sombre les nuances que le poète a ména-
gées. Aussi sa musique est vague et confuse, sans précision ni
plan arrêté. Son idée, qui, à l'exemple de toutes les idées musi-
cales d'Allemagne aujourd'hui , n'est jamais trop lumineuse, s'en-
veloppe cette fois dans un brouillard de modulations sous lesquelles
elle finit par se dérober parfaitement. Il est à regretter que Schu-
bert ait oublié cette poésie de Uhland; il en aurait fait, je suis
sûr, quelque chose comme le Roi des Aulnes ou la Marguerite.
Ainsi qu'il arrive toujours en de pareilles occasions, la musique
nuit à l'effet des paroles , car elle les disperse au hasard , sans
avoir ensuite , pour les recueillir et les envelopper, un tout plus
vaste et plus harmonieux ; et si vous voulez jouir à loisir de ces
paroles, il faut attendre que le chanteur ait fini et lire sur le pu-
pitre le cahier de musique, tout comme vous feriez d'un simple
volume. Cependant je me hâte de dire que, s'il est arrivé à M. Des-
sauer d'échouer une fois, il a noblement pris sa revanche à pro-»
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154 REVUE DES DEUX MONDES.
pos d'un lied intitulé Adieu, Lebe wohl. Le poète a donné le sen-
timent, et le musicien Ta développé selon toute la mesure de son
art Yoici les paroles de Uhland :
Lebe wohl , lebe wohl , mein Lieb ;
Muss noch hcute scheiden.
Einen Kuss , einen Kuss mir gib ;
Muss dich ewig meiden',
Eine Blûth , eine Btûth mir brich ,
Von dem Baum ira Garten ;
Reine Frflcht, keine Frûcht fur mich ,
Darf sie nicbt erwarten.
« Adieu, «dieu, mon biea-aimé; il tait nous séparer encore aujourd'hui.
Un baiser, donne-moi un baiser, je dois désormais te fuir. Une fleur,
apporte-moi une fleur de l'arbre du jardin. Point de fruit, point de fruit
pour moi ; je n'ose en attendre. »
C'est avec ces vers que M. Dessauer a fait un chef-d'œuvre de
grâce et de mélancolie. Il est impossible de se figurer quelle déli-
cieuse fleur de pensée est sortie de cette petite graine de Uhland.
Hoffmann, en voyaot cette fleur se balancer sur sa tige et s'ouvrir
au soleil du matin, comme un œil mélancolique et bleu, s'arrê-
terait pour causer avec elle, comme il fit autrefois devant le tour-
nesol merveilleux du jardin de ses rêves. C'est qu'en effet ici le sen-
timent du poète s'exhale par de ravissantes mélodies ; ici tous ne
trouvez plus vestige des défauts ordinaires de M. Dessauer. Je
dirai plus; il semble qu'ils sont devenus des qualités. Sa diffusion se
change en vague rêverie; les formules qu'il emploie d'habitude,
et que j'ai blâmées ailleurs, ici conviennent à merveille; sa modu-
lation est d'un effet heureux; le changement continuel de ton ex-
prime bien toutes les nuances de la douleur de cette jeune fille
qui se sépare de son bien-aimé. Vraiment , si une ame inspirée et
noble, si une voix sonore et pure voulait prendre sous sa protec-
tion ce petit air ignoré en France , je ne doute pas qu'il n'eût bien-
tôt sa place entre les plus gracieuses mélodies que Schubert
ait écrites. La musique emprunte ses ailes à l'exécution qui la
lance dans le sonore espace. C'est une vérité triste à dire , mm
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POÈTES ET MUSICIENS ALLEMANDS. 135
enfin c'est une vérité: sans l'exécution, la musique n'existe pas
pour la multitude. Cette vierge céleste n'a d'essor que jusqu'à
certaines hauteurs ; lorsqu'elle y est parvenue , elle s'arrête en
silence, attendant que ses belles prétresses viennent la vêtir pour
les sommets divins , et la couronner des perles de leur voix cris-
talline.
Tel est le caractère de la musique de M. Dessauer, qu'elle
vous initie à toutes les émotions , à tous les détails mystérieux de
cette scène charmante. Il vous semble voir la jeune fille debout sur
le seuil de la porte , disant adieu à son bien-aimé qui lui serre la
main. Le jour commence à poindre, l'alouette à chanter; le vent
frais du matin secoue en s'éveilkmt les branches du vieux châtai-
gnier sous lequel on s'est vu tant de fois le soir. < Adieu, rapporte*
moi une fleur du jardin; adieu, je n'attends point de fruit; adieu,
séparons-nous, l'alouette chante. > En vérité, c'est la scène de
Bornéo; seulement, au lieu du palais de Vérone, c'est une au-
berge d'un petit village d'Allemagne; au lieu de Juliette, une ser-
vante ; au lieu du pâle gentilhomme son amant , tin robuste garçon
aux larges épaules, aux joues vermeilles, qui selle lui-même son
cheval et porte une ceinture de cuir. Il y a entre la poésie, la mu-
sique et la peinture, une alliance éclatante qu'il est impossible
«le ne pas apercevoir, â moins de fermer les yeux ou d'être
-aveugle. Je pourrais citer à l'appui de ce que j'avance dix exemples
victorieux et forts des noms de Beethoven , de Mozart ou de
"Weber ; je me contente de l'exemple que j'ai là sous la main . Uhland
trouve un sentiment vrai et l'exprime en beaux vers mélancoliques;
un musicien lit ce poème , s'en inspire 9 et voilà qu'une délicieuse
mélodie en est éclose. Qu'un grand peintre, que Teniers mainte-
nant s'empare de cette musique où la poésie a laissé son parfum,
et tous aurez un des plus charmans tableaux de l'école flamande.
Trinité merveilleuse de l'art I
Il est une musique vague qui ne peut être comprise que dans
certaines dispositions d'esprit, et sur l'effet de laquelle l'état de la
nature extérieure influe étrangement. Bien des compositions aile*
mandes, par leur caractère irrésolu et mélancolique, par le vague
de la pensée et l'indécision de la forme, se rattachent à ce genre de
musique. Je ne vous conseille pas d'étudier pour la première fois
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196 REVUE DES DEUX MONDES.
les chants de M. Dessauer par une belle matinée d'avril , lorsqu'il
fait grand soleil ; car, à moins que vous n'ayez en vous cette force
expansive dont certains hommes doués s'enveloppent comme d'un
manteau pour se soustraire, pendant leurs heures de travail, à
l'action du dehors , vous ne les comprendrez pas. Attendez un
jour de pluie ou de vent froid, et lorsque les nuages se croiseront
au ciel, lorsque les grands tilleuls du jardin secoueront leurs
branches avec tristesse, commencez votre élégie, et vous verrez
quel orchestre merveilleux est la nature, et combien il est impor-
tant, pour l'homme qui chante avec son ame plus encore qu'avec
sa voix, de s'accorder toujours sur cet orchestre. — Je connus autre-
fois le marquis d'Op...., vieux gentilhomme provençal, qui avait
pour coutume de se soumettre, dans ses études, à toutes les va-
riations du temps, à tous les caprices de la saison. Ii réglait sa vie
comme on règle sa montre, au soleil. Resté veuf de bonne heure, et
sans enfans , dernier rejeton d'une famille autrefois puissante et
nombreuse, il se tenait loin du monde qui l'entourait, pour obéir
à certaines lois rigoureuses d'une fierté patricienne qui n'est plus
guère dans nos mœurs aujourd'hui. La lecture était la seule oc-
cupation de sa vie; mais aussi, comme il entendait ce dernier
plaisir d'une vieillesse saine et robuste! comme il avait tout calculé
pour faire delà lecture une jouissance exquise, une volupté choisie
et presque sensuelle! Il lisait toujours, soit qu'il fût dans sa
chambre, le corps étendu sur un large fauteuil de moire jaune, ses
pieds dans de bonnes pantoufles ; soit qu'il se promenât, frais et
rose, et poudré, le long de ses vastes moissons, à l'ombre de ses
mûriers. Chaque matin , avant de prendre le livre de la journée ,
ilouvrait la fenêtre, et demandait conseil à la nature; il observait
le ciel avec attention, et, selon que le vent soufflait du nord ou du
sud, il emportait avec lui tel volume plutôt que tel autre. Le soleil
agissait sur les livres de sa bibliothèque comme sur la terre des
prés ; il y en avait qui sortaient aux premiers rayons de mai, en
même temps que les bluets et les marguerites du jardin , d'autres
qui , pour montrer le bout de leur nez , attendaient la vigne mûre
et les longs soirs d'automne. Pendant les froides nuits d'hiver , il
arrivait souvent au marquis de. s'enfermer seul dans sa chambre ,
comme pour une œuvre d'alchimie; et là , tandis que le vent gé-
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POÈTE? ET MUSICIENS ALLEMANDS. i$T
missait au dehors dans les bruyères , tandis que la neige tombait
silencieusement sur les grands chênes dépouillés, seul, vis-à-vis
d'un grand feu qui projetait sur le tapis de bizarres lueurs, il li-
sait Hoffmann, oui, Hoffmann, le poète allemand, le même qui a
écrit le Majorât, et cette merveilleuse fantaisie qui a nom le Pot
d'or ; car le marquis n'était pas de ces nobles qui repoussent dé-
daigneusement du pied toute plante qui n'a pas été semée en
môme temps que leur arbre de généalogie, de ces nobles ridicules
qui déclament en pleine chambre contre les idées qui ne bran-
lent pas comme eux une tète blanchie et qui radote. Il cultivait la
poésie avec passion, et suivait avec amour, dans leur carrière glo-
rieuse, tous les jeunes noms étoiles qu'il avait vus l'un des premiers
se lever au firmament ; et s'il tenait à l'ancien ordre de choses par
certains liens, tous nobles et purs, s'il aimait Dieu et son roi, cela du
moins ne l'empêchait pas délire Hoffmann dans sa langue naturelle,
qu'il avait apprise pendant l'émigration. Un jour, comme nous par-
lions ensemble de celte étrange manière de lire, il me dit : Il y a
des hommes qui ont la faculté de s'élever d'un bond aux plus hauts
sommets, et dont l'ame indépendante se tend et se détend par ses
propres forces , comme la corde d'un arc merveilleux. Ces hom-
mes-là sont des poètes; qu'ils traversent la vie à leur gré, qu'ils ne
prennent à la nature extérieure que tout juste ce qu'il leur en
faut pour composer leur miel , qu'ils se livrent à leur fantaisie, ils
en ont le droit, ils font bien, ils sont poètes; mais moi , pauvre
vieillard en qui les malheurs et le temps ont éteint toute force
active, brisé toute corde vibrante, je ne puis vivre de cette vie
factice ; je n'ai chaud qu'au soleil du ciel, je n'ai froid qu'à l'humi-
dité de la terre. Cet appareil dont je m'entoure correspond par-
faitement aux décors du théâtre, et me donne une illusion sem-
blable. Depuis que je me suis accoutumé à lire de la sorte , j'ai
découvert dans Hoffmann des choses auxquelles je n'avais d'abord
pas pris garde, et qui aujourd'hui me font tressaillir. Croyez-vous
que si l'on essayait de représenter Shakspeare, comme on faisait
au temps de la reine Elisabeth, sur un théâtre nu et meublé d'un
simple poteau portant pour inscription : ceci est une forêt ; ceci le
port de Venise ; ceci un jardin de Vérone ; croyez-vous que le
public , j'en excepte vous et nos amis , prit à l'action dramatique
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558 KEVUE MES DEUX MONDES.
ufte paît aussi vive? Pour moi, je ne le crois pas. Je vais plus loin.
Vous savez quelle aversion profonde j'ai pour le vin, et combien
Fodeur du tabac me répugne; eh bien! telle est mon admiration
pour Hoffman que , si j'avais dix ans de moins , je n'hésiterais pas
à me livrer une fois à toutes les débauches des tavernes allemandes,
certain que je trouverais au fond de l'ivresse des trésors qui doivent
demeurer éternellement enfouis pour moi. — 11 y a deux ans ,
dans un voyage que je fis en Provence, j'appris que le vieux mar-
quis d'Op.... était mort. Il était mort dans son cabinet, un matin
en lisant; mort comme le vieux Goethe qu'il admirait tant. Le
gentilhomme français et le prince de Weimar, le représentant
ignoré de certaines coutumes abolies pour toujours , et le poète
auguste et glorieux des siècles nouveaux , avaient eu même fin.
Si rien n'a été dérangé dans son cabinet , si toute chose est restée
à la même place, rien qu'en voyant le dernier livre qu'il a lu ,
on pourrait dire quel temps il faisait le jour qu'il a formé les
yeux pour l'éternité. J'ai souvent pensé depuis à cet homme ex-
cellent, et je me suis servi de ses conseils bien des fois , à propos
de certaines œuvres de poésie et de musique. Au fait , pourquoi
ne s'abandonnerait-on pas à la nature? qui donc la nature a-t-ette
jamais trompé, pour qu'on lui refuse cette confiance que l'on
donne si facilement au premier pédant qui se rencontre?
Henri Blaze.
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SCIENCES
NATURELLES.
£r* piuifs îrr Crapauî)**
Quelque étrange que soit cm phénomène , quelque inexplicable qu'il
poisse paraître, la science aujourd'hui ne se refuse point à l'admettre 9
pourra qu'elle ait les moyens d'en constater la réalité. S'il revient à des
temps et en des lieux déterminés , il trouvera les observateurs prêts à en
étudier les diverses circonstances , et bientôt prendra place parmi les faits
positifs; mais si ses retours, fussent-ils même très fréquens, n'ont rien
de régulier, il faudra, pour qu'il soK admis, que le hasard vienne l'offrir à
l'examen de quelqu'un de ces hommes dont le nom lait autorité, ou
qu'une circonstance imprévue oblige les savans à prendre en considéra-
tion des témoignages qu'ils avaient jusque-là jugés peu dignes de con-
fiance. Une fois cependant qu'on en sera venu à reconnaître l'exacti-
tude d'un dernier fait , on verra surgir de tous cotés des faits semblables ,
ftde proche en proche, de récits en récits, on remontera souvent jus-
qu'aux limites extrêmes des temps historiques.
C'est ce qui est arrivé au commencement du tiède pour le phénomène
Bi long-temps contesté de la chute des pierres météoriques, et c'est ce
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160 REVUE DBS DEUX MOlfSSt*
qui arrive aujourd'hui pour le fait tout aussi étrange des pluies de cra-
pauds.
Ces tardives reconnaissances de vérités depuis long-temps annoncées
sont un sujet de triomphe pour certaines gens qui parlent sans cesse de
la vanité des sciences, et qui au reste ne réussissent guère à mettre en
évidence que la vanité du bel esprit — Vous seriez, messieurs, leur
pourrait-on répondre, bien fondés à railler les savans de leur incré-
dulité, si vous aviez pris la peine de réunir les documens propres à
entraîner leur conviction; mais ce n'est pas à vous, c'est à des physiciens
qu'est venue l'idée de faire un relevé des chutes de pierres signalées par
les auteurs anciens et modernes. Vous connaissiez peut-être un grand
nombre des passages qu'ils citent; mais vous y avez seulement trouvé ma-
tière à réflexions sur l'incertitude des témoignages humains , et vous ne
soupçonniez guère alors qu'il pût y avoir quelque intérêt à (aire un recueil
de tous ces contes bleus. — La vérité est que , jusqu'à ce que la réalité du
phénomène fût, sinon établie, du moins bien près de l'être, l'utilité d'un
pareil travail ne pouvait être généralement sortie. La longue liste d'aéro-
lithes donnée par Zahn dans un ouvrage publié en 41596 passa presque
inaperçue; celle de GWadny au contraire fixa Pattention, parce qu'elle vint
en temps opportun , c'est-à-dire lorsqu'on avait pour la solution de la
question un élément nouveau plus important encore que l'élément histo-
rique , lorsqu'on en était venu à pouvoir interroger la pierre elle-même ,
et à distinguer en elle des traits qui décelaient une origine étrangère à
notre globe.
Jusque-là , on doit le reconnaître , il n'y avait guère plus de raison pour
s'arrêter, dans telle phraae-de-Tite-Lrve, au premier membre qui rappelait
la chute d'une pierre louable du ciel , qu'au second qui annonçait que
sous le même consul un bceuf avait parlé. Mais, direz-vous, la chute des
pierres est un événement qui se répétait si souvent; il en est question en
tant d'endroits... Hé! eroyez-vous qu'on n'ait prétendu qu'une seule fois
qu'un bœuf avait parlé? Pline dit expressément (livre vm, chapitre 45) que,
parmi les prediges dont on conservait la mémoire, celui-là était des pis*
fréquens. Il y avait des règles tracées pour la conduite qu'on devait tenir en
pareille occasion, et, par exemple, la coutume était que le sénat s'assem-
blât en plein air chaque fois que l'annonce d'un événement de ce genre
lui était transmise.
Je ne prétends pas que le scepticisme des savans n'ait été quelquefois
poussé beaucoup trop loin; mais je crofeque c'est un inconvénient auquel
il faut saveir se résigner, parce qu'il est en quelque sorte inséparable de
la marche qu'on suit aujourd'hui dans l'étude de la nature, marche qui,
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SCIENCES NATURELLES. 161
tonte lente qu'elle paisse paraître, a fait faire d'immenses pas aux con-
naissances humaines.
A tout prendre, il vaut mieux qu'il y ait retard que précipitation dans
f admission d'une vérité quelconque; c'est ce dont chacun pourra se coor
vaincre en y réfléchissant un peu.
Aujourd'hui , en effet , il n'y a pas une seule branche des sciences na-
turelles dans laquelle le nombre des faits admis ne soit si grand , qu'il est
presque impossible à un seul homme de les vérifier tous par lui-même. H
faut donc, pour qu'il puisse s'avancer sans crainte à la recherche des
vérités nouvelles, qu'il sache bien qu'aucune de celles qu'il laisse derrière
lui n'a été reçue sans un scrupuleux examen.
Depuis le rapport de M. Biet sur les pierres tombées en 4803 dans les
environs de Laigle, la réalité do phénomène a cessé , du moins en France,
d'être un objet de discussion. La sagacité, la sagesse avec laquelle toute
cette enquête fut conduite, la lucidité de l'exposition, l'enchaînement
parfait des preuves ne pouvaient manquer de porter la conviction, même
dans les esprits les plus prévenus; cependant on peut remarquer, sans que
cela diminue en rien le mérite de l'auteur du rapport, que les voies étaient
déjà plus qu'à demi préparées pour la réception de cette vérité. On avait
en d'abord, non-seulement les détails donnés par l'abbé Bachelay sur une
pierre tombée en 4768, et relevée encore toute chaude, mais surtout
l'etamen chimique qui en avait été fait par plusieurs membres de l'Aca-
démie soas la direction de Lavoisier, examen qui conduisit à ce résultat
importât, qne, sous le rapport de la composition, cette pierre offrait la
plus grande analogie avec une autre qu'on disait être également tombée
du ciel aux environs de Goutances.
Bientôt on eut le récit très détaillé et parfaitement authentique d'une
pluie de pierres survenue en 4790 à Barbotan. En 4794 , Southey fit con-
naître la relation Juridique d'un événement semblable survenu en Portu-
gal; et la même année, pareille chose étant arrivée au mois de juillet
dans les environs de Sienne, Hamilton , comte de Bristol , en fit le sujet
d'une lettre à la Société royale de Londres. D'autres détails également cir-
constanciés forent donnés par M. J. Lloyd Williams sur l'explosion d'un
météore observée à Bénàrès , et sur la chute de pierres qui l'avait accom-
pagnée. Fois on eut les observations de Ghladny sur les masses de fer na-
tif trouvées en Sibérie, sur l'explosion des bolides et sur les corps durs
tombés de l'atmosphère. Enfin, tous ces documens furent repris et discutés
en Angleterre par M. Howard , et quoique ce savant n'exprimât qu'avec
le ton du doute les déductions auxquelles il se trouvait conduit, on put
dès ce moment regarder comme infiniment probable que les masses de fer
TOME iv, 11
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182 RETUE DES DEUX MONDES.
natif trouvées en plusieurs lieux à la surface du sol , et les pierres nommées
communément pierres de foudre, étaient, ainsi que l'avait déjà i
Chladny, le résultat de l'explosion des bolides , qu'elles étaient réellement
tombées de l'atmosphère.
H s'en fallait de beaucoup que la question des pluies de crapauds lût
aussi avancée, lorsque le hasard la fit, il y a quelques mois, agiter au sein
de l'Académie des sciences; quoique les documens ne manquassent pas,
personne encore n'avait pris soin de les réunir , n'avait songé à les discu-
ter. A la vérité, Cardan et quelques autres esprits aventureux avaient
touché ce point, mais c'était seulement eu passant , ce trait ne leur offrant
rien de plus étrange que presque tous ceux dont se composait alors l'his-
toire des batraciens. Cardan toutefois, comme nous le verrons bientôt, se
fusait une assez juste idée de la cause du phénomène. S'il eut le tort de
ne pas commencer par bien constater le fait avant d'en proposer l'explica-
tion , ce tort était celui de presque tous les savans du même siècle. La
fameuse discussion à l'occasion de la dent d'or s'éleva vingt ans après sa
mort, et la découverte de la mystification dont tant d'habiles gens avaient
été dupes ne corrigea personne. (1 fallut que Galilée, et non Bacon, comme
on le répète sans cesse, vint opérer celte grande conversion en prêchant
à la fois d'exemple et de précepte.
Plusieurs des données à l'aide desquelles on est parvenu à établir la réa-
lité du phénomène dans le cas des aérolithes manquent tout-à-fait dans
l'autre cas. Dans le premier, on aura pu , à dix lieues du théâtre de l'évé-
nement, apercevoir la lumière qui précède l'explosion, entendre le bruit
qui l'accompagne ; dans l'autre, il faudra être sur le lieu même, et les per-
sonnes situées à quelques toises seulement du champ qui reçoit cette pluie
d'êtres vivans , n'en seront averties par aucun signe.— Une pierre en tom-
bant lait son trou dans la terre ; un petit crapaud long de quelques lignes
ne laisse sur la poussière qu'une empreinte à peine sensible, et que le pre-
mier souffle de vent va effacer.— La pierre reste au lien où die est tombée;
le crapaud n'a rien de plus pressé que de s'enfuir — En quelque lien qu'on
la rencontre, la pierre tombée du ciel a des caractères qui la séparent des
pierres d'origine terrestre; le crapaud, une fois arrivé au terme de son
voyage aérien , n'offre aucun signe auquel on poisse le distinguer de ceux
qui n'ont jamais quitté le marais. Bref, on en est réiuit à de simples té-
moignages, mais on sent qu'il serait tout aussi peu philosophique de re-
jeter ce genre de preuves pour un cas qui n'en admet pas d'autres que
de s'en contenter toutes les fois que le fait, pouvant être reproduit à vo-
lonté, offre un moyen plus direct et plus sûr de vérification.
Avant d'examiner en détail les témoignages relatifs aux pluies de en-
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SCIENCES NATURELLES. 163
pauds, nous devons faire remarquer qu'il y avait des raisons toutes parti*
culières pour n'admettre qu'avec une extrême réserve ce qu'on rap-
portait de singulier relativement à ces animaux. Leur histoire, en effet,
se trouvait , à l'époque de la renaissance des sciences naturelles, surchar-
gée de tant de fables, qu'il était presque impossible de faire le triage du
faux et du vrai, et que le plus court parti à prendre était de regarder
comme non avenu tout ce qui s'était dit jusque-là. On recommença donc
courageusement sur nouveaux frais, et l'on ne voulut rien recevoir que de
l'observation; aujourd'hui on peut demander quelque chose à la critique,
«t en lui donnant pour base les travaux des modernes , l'élever vers les
Técits des anciens , afin de voir s'il se trouve quelque chose de vrai, même
dans ce que nous aurions d'abord jugé invraisemblable.
Quand on est arrivé à réunir sur quoi que ce soit des notions posi-
tives, c'est toujours une chose curieuse que de reporter ses yeux en arrière
et de comparer ce qu'on sait avec ce qu'on a cru. Presque toujours on re-
connaît que les assertions les plus absurdes reposent sur des observations
réelles, mais observations incomplètes, mal comprises, mal expliquées;
il y a souvent exagération , rarement mensonge prémédité.
Non est de nîhilo quod publica fama susurrât ,
Et partem veri fabula semper habet.
Je n'ai ni la prétention de connaître tout ce qu'on a débité de merveil-
leux sur les crapauds, ni l'intention de reproduire ici tout ce que j'en ai
appris; mais ce que je dirai suffira , je pense, pour justifier la réserve des
naturalistes modernes , en même temps que ce que je citerai d'étrange et
de bien constaté pourtant, dans l'histoire de ces reptiles, excusera jus-
qu'à on certain point la crédulité des naturalistes anciens.
Les animaux , qui pour les zoologistes forment le sous-ordre des batra-
ciens anoures , ont entre eux des traits de ressemblance si nombreux et si
manifestes, que le peuple, bien long-temps avant les sa vans, avait pour
eux des noms collectifs ; tels étaient ceux de batrachos chez les Grecs, de
rana chez les Latins. Chez nous, il n'y a pas dans le langage vulgaire
de mot qui corresponde exactement à ces deux-là, et dont l'acception soit
aussi générale; le peuple, tout en reconnaissant l'étroite parenté des
espèces qu'il a occasion d'observer, les nomme crapauds si elles rampent,
grenouilles si elles sautent, et rainettes si elles habitent les arbres. Outre
ces différences dans les habitudes , il en reconnaît de correspondantes dans
Porganisatîon : ainsi il assigne pour caractères physiques à la première
tribu nne peau rugueuse, un gros ventre et des pattes courtes; à la se-
conde une ceinture déliée, des jambes alongées et des pieds- palmés; à la
U.
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164 RRVUE DES DEUX MONDES.
troisième des doigts terminés par des pelottes au moyen desquelles rani-
mai adhère à la surface lisse des feuilles. Dans la nature les caractères ne
sont pas aussi nettement tranchés, et la division en trois groupes est
réellement insuffisante, surtout quand on ne se borne plus à considérer
les espèces <le nos pays; cependant elle repose sur un sentiment assez
juste des rapports, et si les anciens eu avaient fait usage, nous aurions bien
souvent moins de peine à les comprendre.
A la vérité , les noms de phrynè chez les Grecs, et de rubeia chez
les Latins, désignent habituellement quelque espèce de crapauds; mais
il n'est pas rare de les voir employés lorsqu'il s'agit de la grenouille
rousse. Il en est de même des deux mots physale et bufo (4) ; ces mots qui
(r) Le mol physale vient du verbe physao qui veut dire souffler, se tendre d'air,
se gonfler en retenant son haleine; le verbe latin buffare avait les mêmes signifi-
cations , et il les a toutes conservées en passant dans la langue espagnole. Il paraît
que ce verbe devint promptement hors d'usage , et on ne le trouve point chez les
écrivains du bon temps de la littérature latine ; mais ils emploient encore son dé-
rivé buffm, qui signifie un coup de main sur la joue gonflée. Les acteurs qui
dans les farces antiques remplissaient un rôle analogue à celui du paillasse dans
nos parades modernes , c'est-à-dire qui excitaient les risées du peuple par les coups
qu'ils recevaient à tout propos, avaient reçu le nom de buf fonts (bouffons), parce
que, comme Ta remarqué Saumaise dans son commentaire sur un livre de Ter-
tullien, ils se gonflaient les joues , afin que les soufflets retentissent mieux ; f ajou-
terai que le mot soufflet, qui répond au buffa des Latins, au bofeton des Espagnols,
a une origine analogue.
Le nom français du crapaud me parait dériver, et par une même suite d'idées,
du verbe crepo. Ce verbe qui répond bien à notre mot crever, c'est-à dire rompre
avec bruit par suite d'une distension intérieure, a dû, dans l'origine, se rapporter
à la cause, non à l'effet, et exprimer ainsi l'action de se gonfler d'air. C'est du moins « *s
ce que semble indiquer le mot crepida , nom donné d'abord au soufflet à attiser le ^^fc
feu, et qui plus tard , par un caprice de la mode, fut appliqué à une nouvelle forme ^^se
de pantoufles. Tout le monde sentira comment on a pu être conduit à donner à -*• *
un batracien un nom qui signifie se gonfler jusqu'à rompre. Personne n'a oublié
la grenouille qui , à la vue d'un bœuf,
Envieuse, s'étend , et s'enfle, et se travaille,
Pour égaler l'animal en grosseur.
Et Von se rappelle aussi que
La chétive pécore
S'enfla si bien qu'elle creva.
/
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SCIENCES NATURELLES. 165
expriment l'un et l'antre la propriété qu'ont certains batraciens de s'enfler
quand on les attaque, conviennent plus particulièrement aux crapauds,
et cependant ils s'appliquent assez souvent à des grenouilles, à cause de
rhabitude qu'ont les mâles , lorsqu'ils croassent, de foire sortir de chaque
côté du cou une vessie gonflée cfair.
Le nom de calamité s'applique tantôt au crapaud des joncs pour lequel
il a àû être inventé , tantôt à la grenouille verte , et quelquefois aussi à la
rainette vulgaire. Pline le donne comme synonyme de diopètes. Cependant
ce dernier mot, qui signifie tombée du ciel , n'indique ni une espèce ni nn
genre , et rappelle seulement une origine.
Les anciens , en effet , distinguaient par leur origine des batraciens de
trois sortes : les uns provenant de parens semblables à eux-mêmes , d'au-
tres naissant de la corruption et se formant de toutes pièces dans les marais
lorsque le soleil du printemps en met la fange en fermentation, d'autres
enfin tombant du ciel sur terre, ou naissant subitement sur la poussière
des chemins, sous l'influence vivifiante (Tune pluie d'été. Les premiers,
disaient-ils, perpétuent leur race par les moyens ordinaires; ils vivent plu-
sieurs années , et à l'approche de l'hiver, ils vont chercher dans des trous
profonds un asile contre le froid. Les autres ne durent qu'une saison,
et à la fin de l'automne, ils se résolvent en limon pour renaître six mois
plus tard. Les derniers enfin ont une existence plus courte encore et qui
ne s'étend guère au-delà d'un jour.
Il n'y a aucune réflexion à faire relativement au premier mode de gé-
nération , et quant an second , il suffit de rappeler que jusque vers la
fin du xviie siècle, il était généralement admis, non-seulement pour le
pins grand nombre des insectes , mais encore pour plusieurs petits mam-
mifères. Depuis qu'il a été démontré que , dans la plupart des cas où l'on
avait cru voir des animaux naissant de la corruption , il y avait réelle-
ment une filiation à la manière ordinaire , on n'a plus voulu admettre ,
pour aucun cas, de génération spontanée; peut-être a-t-on raison, mais
toujours est-il vrai que jusqu'à présent on n'est point parvenu à se rendre
raison de l'apparition de certains animaux, notamment de celle de presque
tous les vers intestinaux. ,
Pour ce qui est de la troisième origine , je dois dire qu'elle n'était pas
admise par tous les anciens, et ainsi, un naturaliste de l'école observa-
trice, un disciple d'Aristote, Théophraste, croit qu'on s'était fait illusion
sur ee point et montre d'où avait pu venir l'erreur. Son maître, je le
pense, n'eût pas tranché ainsi la question, et de ce qu'on avait pu se
tromper quelquefois, ils n'eût pas conclu qu'on avait dû se tromper tou-
jours.
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166 ÏŒVCE PE3 DEUX MOSBES.
Il est arrivé une fois à un physicien de prendre pour un aéroliihe une
pierre lancée sans doute de la rue par-dessus les murs de sa cour. On
conçoit que si un homme véritablement instruit n'a pas été à l'abri de
cette méprise, bien des gens en pourront commettre de semblables;
mais quand on leur aura prouvé à tous qu'ils ont mal vu , on ne sera pas
pour cela fondé à soutenir qu'il ne tombe jamais de pierres du ciel.
Les chutes de pierres ont été plus souvent observées que les pluies de
grenouilles, et mentionnées plus anciennement; cependant ces dernières
sont indiquées par divers écrivains grecs et latins. Pline n'en pat le pas, il
est vrai , ce qui est assez étrange de la part d'un auteur aussi ami du mer-
veilleux , et quand il emploie le mot diopètes , c'est sans y attacher aucun
sens d'origine. Comme il ne donne point de descriptions, il semble im-
possible de savoir au juste quels batraciens il désignait sous ce nom;
mais d'après les propriétés médicales qu'il leur attribue, il y a lieu de
croire qu'il entendait parler, dans un cas, du crapaud des joncs, et dans
l'autre, de la rainette. Quelques mots suffiront pour faire comprendre
comment on arrive à celte déduction.
Lorsqu'on passe en revue les divers spécifiques successivement préco-
nisés, on reconnaît, non sans quelque sentiment de honte, que tandis
que les bons sont presque toujours dus au hasard , les mauvais , au con-
traire, ont en général été proposés par suite de profonds raisonnemens.
Beaucoup évidemment l'ont été d'après cette idée que l'homme peut s'ap-
proprier les qualités les plus saillantes de certains animaux en faisant
usage, soit à l'intérieur, soit à l'extérieur, de quelque partie de leur corps.
C'est ainsi qu'aujourd'hui encore on emploie la graisse ou la moelle
d'ours pour faire pousser les cheveux. S'il s'agit au contraire de faire
tomber les poils, au lieu d'une béte velue comme l'ours, on doit choisir
quelque animal dont la peau soit parfaitement nne. Sous ce rapport, cer-
tains batraciens ne laissent rien à désirer, et leur nudité est même passée
en proverbe (4). Aussi dans quelques provinces de France, on recom-
mande de se frotter avec le sang de la rainette pour faire tomber les poils
qui croissent entre les sourcils. C'est de même comme épilatoire que
Pline propose d'employer le sang des diopètes ; ainsi il est ti es probable
que c'est des rainettes qu'il entend ici parler. Ces animaux ont d'ailleurs
été quelquefois désignés sous le nom de dryophytes (naissant sur les
(i) Il n'est pas rare d'entendre des gens du peuple dire à un quelqu'un qu'ils
taxent d'étourderie : « Tu n'as pas plus de sens qu'une rainette n'a de poils. » Ce
même dicton le trtuvc aussi parmi les Allemands.
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SCIENCES NATURELLES. 167
arbres), et Pline est bien capable d'avoir confondu ce mot avec celai de
diopèies ( tombées du ciel ).
Notre auteur, dans un chapitre précédent, désigne clairement les rai*
nettes par l'habitude qu'elles ont de monter sur les arbres et de foire en*
tçndre du haut des branches une voix dont la puissance semble tout-à-fait
disproportionnée à la taille de l'animal (t). Celle voix sonore avait fait
sans doute envie à quelque personne enrouée, mais le moyen qu'elle
avait imaginé pour l'acquérir était des plus bizarres; il consistait à ouvrir
la bouche de l'animal et à cracher dedans. Ce n'était d'abord que contre
l'extinction de voix que le remède était proposé- puis on l'appliqua an
i-home, cause ordinaire de cet acculent, et c'est dans ce cas que Pline le
recommande. Quant aux diopèies, il prescrit leur sang mêlé aux pleurs
de la vigne pour empêcher de repousser les cils qui, ayant une direction
vicieuse , irritent le globe de l'œil ; je ne doute pas qu'on n'ait vu s'opé-
rer quelques guérisons à la suite de cette pratique, car il fallait com-
mencer par arracher le poil, et cela devait parfois amener une inflamma-
tion de la paupière suffisante pour détruire l'organe sécréteur. C'est ce
qu'on obtient aujourd'hui plus sûrement et plus simplement en cautéri-
sant la partie.
Dans le second passage relatif aux diopètes ou calamités, Pline en parle
comme fournissant un puissant aphrodisiaque , et ceci parait se rapporter
^au crapaud des joncs ou au moins à une des espèces de crapauds propre-
(1) Les anciens paraissent avoir observé avec beiucoup plus d'attention que
xaous le chaut des grenouilles , et ils avaient des mots pour exprimer ses modifica-
tions relativement aux espèces, aux sexes elaux saisons; ainsi, chez les Romains,
*30us trouvons les verbes suivans : coaxare> croasser; brexare, qui rappelle le
~ft>rtkekekex de J. B. Rousseau ; gracidare qui parait s'appliquer plus parliculière-
apent à la rainette , et d'oi est venu le mot graicet ou gresset , sous lequel cette
espèce est encore connue en Bretagne. Ils avaient aussi emprunté aux Grecs le
amot oloijgo, qui désigne le chant propre à la saison des amours.
- « Un homme, pour qui le chaut des grenouilles avait des charmes , en a intro-
duit, dans le siècle passé , une espèce eu Irlande; jusque-là il n'existait dans celte
lie aucun batracien anoure, et le peuple croit encore aujourd'hui que les cra-
pauds n'y sauraient vivre. SI. Macartney, que j'aurai plus tard occasion de citer, a
pris la peine d'en transporter là, afin de prouver que l'opinion populaire était sans
fbndemens.
La rainette ne se trouve point en Angleterre, et l'ou a cru Long-temps qu'il
n'y avait qu'une seule de nos espèces de grenouilles ; M. Don en a découvert
at une seconde dans le voisinage des lacs du Fortarsbire,
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468 EETUE DES DEUX MONDES.
ment dits. Ces animaux, en effet, sont très ardens en amour et très per-
sévérons. Tant que la passion les tient, aucun danger ne les effraie; au-
cune douleur ne les détourne de leur objet Us sont comme dans une
sorte d'extase qui les rend insensibles non-seulement aux coups, mai*
aux mutilations les plus graves, et on peut leur couper bras ou jambes
sans qu'ils paraissent s'en apercevoir. On juge bien que le fait une fois
observé, on ne pouvait manquer d'en faire des applications conformément
à la théorie dont je viens de parler.
Si je voulais énuraérer tous les remèdes qu'on empruntait aux batra-
ciens, ce serait à n'en pas finir : il y a tel chapitre de Pline qui seul m'en
fournirait une trentaine, et quelques-uns sont tellement saugrenus, que
j'aurais bien de la peine à les exprimer décemment; aussi, lorsque j'ai
dit qu'on trouverait beaucoup moins de mensonges que d'erreurs dans
l'histoire de ces animaux telle que les anciens nous l'ont laissée, je faisais
abstraction de toutes les applications à la médecine et à la magie. Dans
celte partie, j'en conviens, il y a cent fois plus d'impostures encore que
d'erreurs, et c'est réellement une chose affligeante que de voir tout ce
qu'on a pu faire croire d'absurdités aux hommes de certaines époques.
Au temps où Pline écrivait, Rome était infestée d'une foule de scélérats,
. demi-sorciers, demi-médecins, au besoin empoisonneurs, qui offraient
aux hommes épuisés des moyens de réparer leurs forces, promettaient
aux prodigues des héritages, et quelquefois leur fournissaient les moyens*
d'avancer l'époque de la succession. Ces imposteurs alors avaient beau
jeu , car si les gens riches ne croyaient plus guère aux dieux , ils croyaient
plus que jamais aux mauvais esprits, à la fascination, aux antipathies,
aux sympathies , etc. Rien n'était plus aisé que de s'emparer de leur
imagination , et afin de la mieux ébranler, on ne manquait pas de foire
entrer, dans les préparations qu'on leur vendait au poids de l'or, des sub-
stances empruntées aux animaux qui inspirent le plus communément l'hor-
reur et le dégoût; les crapauds ne pouvaient manquer de trouver place
dans cette pharmacopée. Ils y paraissaient sous toute espèce de former
et pour toute sorte d'usages. Ici on en recommandait l'emploi à celui qui
voulait se faire aimer de la femme de son voisin, là à celui qui voulait
rendre sa femme fidèle. Pline, qui nous a conservé les deux receltes , dit
en parlant de la dernière : « Il faut avouer que si ce moyen réussit, les:
grenouilles sont plus utiles que les lois pour conserver le bon ordre dans
la société. »
Malgré le ton railleur qu'il prend dans cette circonstance, Ptine
^croyait certainement à l'efficacité de la plupart de ces mystérieuses prati-
ques ; autrement, on ne concevrait pas comment il a eu la patience de les
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SGIEHCSS NATURELLES. :|Q9
reproduire. Il ne paraît pas douter par exemple qu'on ne paisse faire dure à
«ne femme ses pensées les plus secrètes, si on place sur son cœuv pendant
qu'elle dort la langue tf une grenouille ; mais il faut que cette langae ait été
-arrachée à ranimai Tirant et sans qu'aucune autre partie de la chair y soit
jrestée adhérente. (Voy. liv. xxxm, chap. 5.) Il est vrai qu'un peu aupara-
vant il avait exprimé ses doutes sur la possibilité d'obtenir le même effet
-en employant le cœur du hibou.
Cette similitude d'usages dans deux animaux aussi différons pourrait
Irien être fortuite , mais je croirais plus volontiers qu'elle tient à ce que
les noms latins du crapaud et du hibou, bubo et Zmfo, se ressemblant
l>eaucoup, on aura pris l'un pour l'autre. Ce ne serait pas an reste le
*eul exemple de confusion entre ces deux noms , j'en citerai un autre assez
- singulier.
Albert-le-Grand dit que le crapaud couve les œufs de l'alouette et
prend soin des petits. Cest là un conte bien ridicule sans doute, et pour-
tant il a été fait sans que personne eût l'intention de mentir.
H est un oiseau que son organisation rapproche des hirondelles , mais
que ses habitudes nocturnes ont fiait quelquefois placer parmi les hibous;
-c'est l'engoulevent, qu'on désigne encore dans quelques provinces de
l'Amérique espagnole sous le nom de bufeo ou buho , nom qu'on donne
-également aux effrayes, aux chouettes, aux chats-huans, etc. Son nid,
placé à terre, grossièrement construit et contenant des œufs tachetés à
-fond grisâtre, aura pu être aisément pris pour un nid d'alouette; quand
ensuite on aura vu la mère se poser sur ce nid et couver ces œufs qui
- semblent trop petits pour sa taille , on aura cru qu'elle adoptait une fa-
mille étrangère, comme la fauvette adopte le petit du coucou. Le fait,
-ainsi exprimé, n'avait rien d'absolument invraisemblable, mais il devint
4out-A-ftût absurde, quand un copiste maladroit eut , par le changement
d'une seule lettre, fait d'un bubo un bufoy et mis le crapaud à la place
de l'engoulevent.
Les erreurs qui, avant l'invention de l'imprimerie , naissaient ainsi de
la négligence des scribes , sont , surtout en ce qui touche à l'histoire na-
turelle , beaucoup plus fréquentes et plus graves qu'on ne le suppose com-
munément; et comme, en général , les fautes allaient toujours croissait
4ms les copies qui se faisaient successivement d'un même livre , je ne sais
si, en assurant la pureté des textes, la découverte de Faust ne nous a
pas rendu un service aussi grand qu'en multipliant à bas prix le nombre
des exemplaires.
Le premier avantage ne peut aujourd'hui être aussi généralement
appr^é que le dernier; mais je ne doute pas qu'il n'ait frappé tous
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HO RSTUB ABS JWOX HOMOB8.
ceux qui ont eu occasion de firirc des recherches dans Jes copies d'ouvrages
restés long-temps populaires et ainsi très souvent reproduits. On peal
même en juger par la seule comparaison entre les premières éditions qui
se firent d'après ces copies altérées et celles qui furent données deux
sièdes plus tard par de savans critiques.
Il y avait eu vers la fin du treizième siècle une grande ardeur pour l'é-
tude, surtout dans les couvens des frères mineurs, et plusieurs des mêmes
de cet ordre écrivirent des ouvrages volumineux où ils consignèrent ,
non-seulement les connaissances empruntées aux ouvrages anciens , mais
celles qu'ils puisaient dans les récits des voyageurs contemporains. Il
se fit un grand nombre de copies de ces livres , et les novices auxquels la
tâche était confiée , rencontrant une foule de mots nouveaux , les estro-
piaient fréquemment, ou, ce qui était pis encore, y substituaient ceux
d'objets plus connus. Dans le dernier cas, il y avait souvent désaccord
complet entre les idées que faisait naître le noaveau nom et celle que
donnait la description originale; mais venait un compilateur qui , s'effor-
çant de les faire cadrer, ajoutait d'un côté, retranchait de l'autre, et finis-
sait par produire un portrait qui ne ressemblait plus à rien.
Un croisé, par exemple, décrit sous le nom de Chiraf une bête qu'il
avait vue en Syrie; il ajoute qu'on l'avait amenée d'Afrique pour la pré-
senter au sultan. Cette dernière particularité est omise comme oiseuse par
la plupart des écrivains qui s'emparent du récit du voyageur, de sorte
que bientôt l'animal parait être originaire d'Asie. D'un autre côté, le
nom s'altère, et après quelque temps finit par s'écrire ehimarai
alors la description, qui jusque-là était assez inconnaissable, se surcharge
de plusieurs des traits appartenant au monstre thébain. Bref, dans les
dernières compilations, la nouvelle chimère qui a perdu eneoessivement
sa patrie , son nom et ses formes , présente une énigme plus embrouillée
encore que celles que proposait l'ancienne.
L'histoire des batraciens nous offrirait une foule de cas semblables.
Il arriva , par exemple , que , dans quelques passages où était employé le
mot grec batraehos , un copiste lut et écrivit baurBêh qui est un des noms
arabes du borate de soude. L'erreur fut reproduite dans un traité très
répandu d'histohre naturelle, et le mot borax (c'est ainsi qu'on f écrivit
bientôt) désigna indifféremment un animal et un minéral ; de là résultè-
rent , comme il est aisé de le prévoir, les plus étranges méprises.
Le borax minéral avait été employé avec succès comme détersif et as-
tringent dans le traitement de certains ulcères, on n'hésita p» à em-
ployer pour le même usage le borax-crapaud, et il n'y eut de doutes que
relativement au mode ^administration du remède; les uns faisaient sé-
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SCIENCE* NATURELLES; 17f
^a*er ranimai à l'ombre avant die le réduire en poudre, d'antres le brû-
laient pour avoir ses cendres, quelques-uns «afin ne craignirent pas de
YapplMfuer tout rivant.
8î oe remède révoltant a ptt être proposé , on Tondrait croire du moins
^n'il n'a jamais été mis à exécution; mais il n'est pas possible d'en douter»
^t beaucoup de médecins s went que de malheureuses femmes y ont encore
<pet<|nefbis recours pour des cancers au sein lorsqu'elles n'attendent plus
rien des méthodes ordinaires de la médecine. Personne, à h vérité, n'o-
serait aujourd'hui proposer ouvertement une pareille recette , mais on l'a
Ê*k il y a moins d'un siècle , et, en 4768, les journaux anglais étaient
pleins des cures obtenues par ce moyen , comme les nôtres l'étaient, en
1848, des goémons dues à l'usage de la moutarde blanche.
On sait qu'un remède très souvent employé parmi le peuple > dans les
cas de fièvres intermittentes, consiste à avaler à jeun une ou plusieurs
araignées vivantes ; je crois avoir entendu dure que pour d'autres maladies
on a proposé d'avaler un crapaud tout vif; mais ce que je sais fort bien,
c'est qu'il s'est trotvédes gens qui l'ont fait par bravade. J'ai vu à Laval,
en 4814 , un maçon ou tailleur de pierre qui , étant déjà pris de vin et
n'ayant plus d'argent pour en acheter encore , déclara à ses compagnons
que , s'ils voulaient lui en payer une nouvelle bouteille, il allait avaler un
crapaud qu'on venait de trouver dans on coin du cellier. Le marché fut
conclu et exécuté; mais, moins d'une heure après, il fallut transporter à
l'hôpital le malheureux qui suffoquait ; la gorge était horriblement en-
flammée, et la langue était gonflée au point de ne plus tenir dans la
bouche. On y pratiqua de profondes incisions, et, à force de soins, on
parvint à faire cesser les symptômes les plus menaçans. Lorsque je vis le
malade , il se croyait près de reprendre son travail ; cependant il avait le
visage boufA, la peau d'un jaune paillé, l'haleine infecte, la respiration
difficile et singultueuse. J'appris plus tard qu'il avait succombé à une in-
flammation de l'estomac. Pins récemment, le même fait s'est, à ee qu'on
m'a assuré, présenté deux fois dans les hôpitaux de Paris ; les premiers ao
cidens ont été arrêtés, raab je ne doute pas que les suites n'aient été
fatales.
J'ai retrouvé depuis, dans Diosôoride , au livre sixième qui traite des
poisons et de leurs remèdes , une énomération de tous les symptômes que
j'avais observés sur le tailleur de pierre raanceau. Le médecin grec ne
dit rien qui puisse faire croire que les crapauds eussent été pris vivans;
il est probable que le poison avait été administré par des gens mal inten-
tionnés, et sous une forme qui permettait de le déguiser. Avicene dit
que la poudre de crapaud desséché produit tous ces accidens, et il m-
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173 roi» des Marx nomes.
siste en ftorticulier sur l'inflammation de la gorge et sur le sentiment de
brûlure qu'éprouve le malade.
On a été long-temps avant de savoir au juste dans quelle partie ré-
sidait le venin des crapauds, et beaucoup de gens croyaient que tout en
eux était nuisible. Elien dit qu'on doit se garder soigneusement do
souffle d'un crapaud qu'on a irrité, et que si l'on s'y expose imprudem-
ment, on en reste plusieurs jours pâle et livide. Il ajoute que le regard
de l'animal est dangereux, et bien d'autres l'ont cru après lui. An reste,
si l'œil du crapaud agit sur l'homme, l'œil de l'homme, s'il en faut croire
certains auteurs, agit non moins puissamment sur le ertpaud. Van-
helmont assure que si on place un de ces animaux dans «n vase assez-
profond pour qu'il n'en puisse sortir, et qu'on le regarde fixement, on le
fait infailliblement mourir. Un capucin défroqué, qui se faisait appeler
l'abbé Rousseau et prenait le titre de médecin de Louis XIV,. assure
avoir répété quatre fois en Egypte cette expérience sans qn'eUe. manquât
jamais , et s'être fait ainsi regarder par les Turcs comme un saint à mi-
racles. Si l'expérience s'est faite en plein soleil, elle perd beaucoup de
son merveilleux; car, même dans nos climats, où la puissance de ses
rayons est bien moindre, il suffit d'une insolation un peu prolongée pour
tuer un crapaud. Averti par son instinct de ce danger, l'animal ne s'y
expose jamais volontairement, et ce n'est d'ordinaire qu'à l'entrée de la
nuit qu'il se met en campagne.
Rousseau dit encore que, passant par Lyon à son retour des pays
orientaux, il voulut recommencer l'expérience. Cette. fois le crapaud
ne mourut point ; il s'agita, se gonfla, s'éleva sur ses pattes et regarda
l'abbé avec des yeux enflammés. Celui-ci bientôt se sentit défaillir, fut
pris d'une sueur froide, d'un relâchement général. Bref, il éprouva les
suites ordinaires et bien connues d'une grande frayeur ; il n'y a là rien
qui ne soit assez croyable.
Si l'on attribue à l'œil du crapaud un pouvoir de fascination, cela ne
tient peut-être pas seulement au sentiment pénible qu'on éprouve à sa vue,
sentiment que ses formes hideuses et son odeur rebutante suffiraient pres-
que pour inspirer , même quand il ne s'y mêlerait aucune idée de danger.
On aura remarqué sans doute que, malgré la lenteur de ses mouvemens
il se nourrit d'insectes très agiles , et on aura été conduit à supposer que
les mouches, les sauterelles qu'on lui voyait dévorer étaient attirés vers sa
bouche par un pouvoir irrésistible, comme on dit que le sont les petits
oiseaux vers celle du serpent. Linnée lui-même est tombé dans cette erreur,
et ainsi le fait vaut la peine qu'on s'y arrête.
Si l'on suit les mouvemens d'une grenouille ou d'un lézard qui chassent
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SCIENCES NATURELLES. 173
mjdx mouches, on les voit s'approcher avec précaution, puis, quand ils sont
à. dislance convenable, se précipiter sur leur proie, Tune par un saut
busqué, l'autre par une course rapide. Le crapaud parmi les batraciens,
le caméléon parmi les sauriens, mourraient de faim, s'ils étaient forcés de
suivre dépeint en point cette tactique; aussi, quoique pour eux la première
partie de la manœuvre soit la même, la seconde est toute différente. Après
le temps d'arrêt, le corps du crapaud et du caméléon ne bouge plus,
wêw leur langue est lancée vers la proie, qu'elle ramène aussitôt à la
lx>uche, grâce à la viscosité dont elle est enduite. Cette langue chez les
deux animaux est très extensible et douée 4e toute l'agilité qui a été refu-
sée aux membres. Le double mouvement est si rapide, qu'il échappe pres-
que toujours à la vue, mais il y a plusieurs moyens de s'assurer que c'est
liten la langue qui va chercher l'insecte, et non celui-ci qui se précipite
é» la bouche; on peut, par exemple , enfermer un crapaud sous une
ckwhe de verre et faire promener des mouches sur la surface extérieure.
Le crapaud ne s*aperoevant pas que sa proie est séparée de lui par une
cloison transparente, darde sa langue qu'on entend très distinctement
frapper contre le verre : on peut , par ce moyen qui est dû à M. Macarlney,
apprécier assez exactement le maximum d'àlongement de la langue; on
voit qu'elle atteint quelquefois à plus de deux pouces de distance; c'est
une portée bien moindre d'ailleurs que celle de la langue du caméléon;
mais il était juste que ce dernier, dont les mouvemens sont encore plus
gênés que ceux du crapaud, fût plus favorisé sous quelque autre rapport.
Notre vieux Belon avait très bien décrit le mécanisme par lequel le
crapaud saisit sa proie , et cela aurait dû suffire pour empêcher Linnée de
retomber dans l'ancienne erreur.
Il est impossible déparier du caméléon sans songer à ses changemens
de couleur; hé bien! ces changemens se retrouvent, quoique à un moindre
degré, dans nue espèce de crapaud. Faut-il croire que pour l'un comme
pour l'autre cas, la nature a voulu donner à un animal dépourvu d'armes
et d'agilité on moyen de se soustraire à la vue de ses ennemis ; c'est ce
que je ne déciderai point. Je ferai remarquer cependant que le crapaud
variable, manquant du genre de protection qui résulte pour les autres es-
pèces de leurs habitudes nocturnes, trouve dans cette faculté une sorte de
compensation.
U existe dans nos pays un crapaud qui semble plus que tous les autres
redouter la lumière, et qu'on n'a guère occasion d'observer que lorsque
la charrue , en traçant un sillon , l'amène par hasard à la surface du sol.
On conçoit d'après cela qu'il a dû s'offrir bien plus souvent aux yeux des
laboureurs qu'à ceux des naturalistes; aussi, quoique les derniers ne
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174 REVUE BBS DEUX MONDES.
Talent décrit comme espèce distincte que depuis un petit nombre d'années,
les autres le connaissaient depuis des siècles; mais supposant que, hors
les cas de force majeure, l'animal ne sortait jamais de sa oeil u le, ils en
avaient conclu qu'il devait se nourrir exclusivement de terre. Cette fausse
notion fut admise sans hésitation par des écrivains du xr* et du XIIe siècle,
étendue à toutes les espèces du genre , et bientôt embellie de circonstances
merveilleuses. Il fut admis, par exemple, que le crapaud prenant par
poids et par mesure la terre dont il se nourrissait , ne consommait chaqet
jour que la petite portion comprise sous un de ses pieds.
Gomment celte bizarre idée avait-elle pu s'introduire? c'est ce que Ton
conçoit assez bien quand on remarque dans quelle classe d'ouvrages die a
été d'abord présentée. C'est des bestiaires en effet qu'elle est passée dans
les livres d'histoire naturelle; or, un bestiaire n'est pas, comme bien des
gens le supposent , un manuel de zoologie , mais un recueil d'apologues.
L'apologue, employé comme moyen d'instruction de temps immé-
morial, a subi, ainsi que toutes les choses de ce bas monde, les capri-
ces de la mode, et ses formes ont varié selon les époques. Tantôt nous
avons de longues histoires dont des hommes sont les héros, d'autres fois
de petits drames où divers animaux agissent d'une manière plus ou moins
conforme au caractère qui leur est communément attribué. Il y a un
temps où les devises seules sont en faveur, de telle sorte, qoeSaavedra,
voulant faire un cours de politique à l'usage des princes, croit ne pouvoir
présenter ses maximes qu'après les avoir revêtues de cet habiL An
moyen-âge, on a les bestiaires qui ne se distinguent des devises qu'en ce
que le corps est toujours pris d'un animal , et que Vame est relative à
quelque point de dogme ou de morale chrétienne.
Dans les bestiaires les animaux ne sont pas, comme dans les fables
proprement dites, des acteurs chez lesquels on suppose les pensées, les
passions, les intérêts des hommes. On ne les met pas en présence les uns
des autres, on les passe successivement en revue, en s'arrêtant sur un
trait de leur conformation on de leurs mœurs, qui sert comme de texte à
sermon pins ou moins long. Ce qui importe, ce n'est pas que le texte
soit juste, mais qu'il conduise par une déduction aisée à une bonne
moralité. Si donc un nouveau développement s'offre à l'esprit de l'écri-
vain, il ne se fera pas scrupule de supposer une habitude ou au moins
une intention à l'animal qui fait le corps de la devise.
Lorsque le coadjuteur au parlement inventa un passage de Ckéron,
qui lui fournit l'occasion de se louer lui-même, dans une circon-
stance où ceux qui l'entouraient n'eussent pris la parole que pour
le borner, on ne le traita pas de faussaire; ne traitons donc pas de
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SCIENCES NATURELLES. 175
moteur l'écrivain qui, dans une intention beaucoup plus honnête,
mm ajouté un trait fantastique à l'histoire du crapaud. Il trouve un
animal qu'on dit se nourrir seulement de terre, et qui a par consé-
quent tout le globe à dévorer avant d'être exposé à souffrir de la
faim. Il nous le représente ne prenant chaque jour dans cet inépuisable
magasin que la petite portion que sa patte peut couvrir; le stupide animal
craint que la terre ne finisse avant lui ! Je le demande , l'image n'est-elle
pas bien propre à faire ressortir la folie de l'avare? Si donc c'est là ce que
s'est proposé l'auteur (et je crois qu'on n'en peut guère douter, puisque
dans les écrits de cette époque c'est toujours comme symbole de l'avarice
que le crapaud nous est présenté), tant pis pour ceux qui auront été cher-
cher dans son livre ce qu'il n'avait jamais voulu y mettre. Supposez qu'un
zoologiste moderne ait été étudier dans 7a Nuit de mai les mœurs dn
pélican, sera-t-il bien venu ensuite à reprocher à M. Alfred de Musset de
lui avoir mal enseigné l'histoire naturelle ?
Je m'aperçois que je m'éloigne de plus en plus de mes crapauds. Il faut
<jue je me hâte d'y revenir, car je ne suis pas au quart de ce que je vou-
lais conter de leur hUtoire fabuleuse.
J'ai déjà parlé de l'antipathie qui existait entre leur espèce et la notre;
hé bien! cette antipathie même, l'homme avait voulu la tourner à son
profit, et voici comment :
;• A une certaine époque , on s'était habitué à voir dans le corps humain
une image de l'univers, un microcosme, comme on le dit plus tard. On
admettait que dans ce petit monde, de même que dans le grand , chaque
partie avait son existence propre, ses mouvemens indépendans, qui, à la
vérité, concouraient tous vers un but commun, mais ne dérivaient pas
immédiatement d'une cause unique. C'était comme une république bien
ordonnée, dans laquelle chaque membre faisait en temps opportun ce qui
convenait à l'intérêt de tous les autres, et sans avoir besoin d'être averti
par eux. Cet heureux accord existant non-seulement entre les élémens
corporels, mais encore entre l'esprit et la matière, l'hypothèse fournis-
sait une manière commode de se rendre compte de la liaison entre les
mouvemens de l'ame et ceux du corps; c'était une sorte d'harmonie pré-
établie, différente pourtant de celle deLeibnitz.
Lorsqu'un homme rougit de plaisir ou pâlit de frayeur, le philosophe
saxon ne voit là qu'un changement dans le rjiythme du cœur, changement
qui ne dépend en aucune manière de l'affection de l'ame ou de l'événement
par lequel cette affection est déterminée , mais qui était calculé d'avance et
de toute éternité de manière à se produire juste à ce moment. Dans le
système dont nous parlons , au contraire, on attribuait ces changemens de
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176 REVUE DBS DEUX MONDES.
coloration à on mouvement propre du sang lequel se portait spontané*
ment au-devant d'un objet agréable, ou reculait devant un objet effrayant.
Le sang était aiasi supposé capable de passions, et l'on croyait que ces
passions pouvaient s'exercer quelque temps encore après la mort. De là
vint l'usage de faire comparaître devant le cadavre d'une personne assas-
sinée l'homme par qui l'on soupçonnait que le crime avait été commis;
on pensait que le sang du mort devait, à l'approche du meurtrier, s'élan-
cer contre lui tout bouillant d'indignation, et jaillir par les blessures. Ce
mode étrange d'instruction criminelle tomba , du reste , en désuétude bien
avant que la doctrine physiologique sur laquelle il reposait fût entièrement
abandonnée. Ce fut tout le contraire pour les méthodes de traitement
qu'on en avait déduites ; quelques-unes survécurent de plusieurs siècles
nu système , et telles sont en particulier celles que j'ai à indiquer ici.
Si l'on pouvait, en agissant sur les passions du sang, produire chez un
mort une hémorrhagie , on devrait pouvoir, à plus forte raison, l'arrêter
chez un vivant en excitant une passion contraire. Lors donc que le sang,
emporté par un mouvement aveugle, semblait vouloir abandonner le corps
et perdre la communauté en se perdant lui-même, au lieu d'opposer à sa
Sortie des obstacles que peut-être il eût forcés , on lui présentait quelque
objet propre à le faire reculer d'horreur; or, parmi tous ceux auxquels on
pouvait penser, aucun ne semblait mieux approprié que le crapaud. Cet
animal trouva donc sa place dans la plupart des recettes contre l'hémor-
rhagie, et il y figura de cent manières différentes, tantôt vivant, tantôt
mort, réduit en poudre ou réduit en cendres, tantôt seul et tantôt avec
des adjuvans, c'est-à-dire avec des substances qu'on supposait douées de
propriétés analogues.
Une des manières les plus simples est celle qu'avait mise en crédit Fré-
déric, duc de Saxe; elle avait pour objet d'arrêter le saignement an nez,
et consistait à serrer dans la main un crapaud séché à l'ombre, et à le tenir
ainsi jusqu'à ce qu'on ne le sentit plus froid. Gesner dit que cela réussis-
sait as?ez souvent ; d'ailleurs il ne s'abuse point sur la manière d'agir de
-ce remède; le sentiment d'horreur qu'éprouvait naturellement le patient
devait, dit ce judicieux écrivain, avoir pour effet de diminuer la force
des pulsations du cœur, et tendait ainsi à arrêter le cours du sang préci-
sément comme l'eût fait une syncope.
Dans le combat singulier qui eut lieu à Lyon entre un crapand et le
capucin Rousseau , le moine , comme on l'a vu , faillit succomber ; mais il
ne pouvait s'en prendre qu'à lui-même, il avait commencé les hostilités. Le
cas que je vais rapporter est tout différent; le crapaud avait pris l'initia-
tive pour attaquer un moine, et il l'eût fait périr sans doute, si cehû-ri
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8CTENCES NATURELLES. 177
n'eût trouvé an auxiliaire sur lequel il ne pouvait guère compter. Voici
l'anecdote telle qu'on la peut lire dans les Colloques d'Erasme.
« Il règne, dit un des interlocuteurs, une profonde inimitié entre le
crapaud et l'araignée ; ils ont de fréquens combats, et je t'en veux conter
un qu'on dit avoir eu lieu en Angleterre. Tu sais que dans ce pays on a
coutume, en certaines saisons de l'année, de couvrir le plancher de joncs
fraîchement coupés; un moine donc avait apporté dans sa cellule une botte
de ces joncs pour les y éparpiller; mais avant qu'il l'eût fait, la cloche du
dîner l'appela, et en sortant de table , il n'eut rien de plus pressé que de
s'étendre sur le lit et de prendre son somme. Voilà cependant que du
milieu des joncs sort un énorme crapaud qui s'avance vers le moine en-
dormi, se place sur sa bouche, et se cramponne des quatre pieds aux
deux lèvres. On entre par hasard dans la cellule, on est frappé d'horreur ;
mais que faire? déranger le crapaud, c'était tuer à l'instant le moine; le
laisser où il était, c'était quelque chose de plus horrible encore. Enfin
quelqu'un ouvrit un avis; c'était de transporter le moine avec sa couchette
au-dessous de la fenêtre où une énorme araignée avait tendu ses toiles.
On le fit; à peine l'araignée eut-elle aperçu son ennemi, que, se laissant
pendre d'un fil, elle arriva jusqu'à lui, le piqua de son aiguillon, et re-
monta rapidement vers sa toile. Le crapaud se gonfla, mais ne quitta pas
prise. A la seconde piqûre on le vit enfler davantage, mais il vivait ton-
jours; à la troisième enfin ses pattes se détachèrent, et bientôt il tomba
mort. Cest ainsi que l'araignée paya au moine la dette de l'hospitalité. »
« Voilà l'histoire telle que je l'ai reçue ; tu la prendras pour ce qu'il te
plaira. »
Des écrivains fort antérieurs à Erasme avaient parlé de ces combats
entre l'araignée et le crapaud , sans orner, il est vrai , le fait principal de
tant de circonstances accessoires, mais aussi sans exprimer le moindre
doute sur son authenticité.
On ne voit pas trop d'abord ce qui a pu faire croire à ces haines sans
motif, à ces combats sans but, entre deux êtres de forces disproportion-
nées et où le plus faible est représenté comme l'agresseur ? La fable re-
pose telle sur des observations vraies, mais mal à propos généralisées?
on doit-elle sa naissance à quelque quiproquo du genre de ceux que j'ai
déjà signalés? Les deux hypothèses sont également soutenantes. Ainsi, à
l'appui de la première, on devra faire remarquer que certaines espèces
très carnassières d'araignées peuvent, lorsque la faim les presse, s'atta-
quer, à défaut d'insectes, à de petits vertébrés , le poison qu'elles portent
leur fournissant un moyen de paralyser des animaux de taille très supé-
rieure à la leur. Latreille assure que la piqûre de la mygale aviculaire fait
TOME iv. 12
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178 RETUB DBS DXUX M0BNS.
périr en quelques minâtes un jeune pigeon. J'ai tu en Amérique on*
espèce beaucoup plus petite produire sur l'homme des accidens analogues
à ceux qui résultent dans notre pays de la morsure de la vipère. Nos arai-
gnées d'Europe sont moins redoutables , mais sans croire à tout ce que
Baglivi et d'autres ont débile sur le compte de la tarentule , on fiait bien de
se méfier des piqûres des grosses espèces , surtout dans les contrées méri-
dionales, et il n'est pas douteux qu'elles ne puissent être pour certains
reptiles à peau nue des ennemis redoutables. M. Berthelot , directeur du
jardin d'acclimatation de l'Orotava , m'a dit que , se promenant un jour
dans une partie peu fréquentée de l'Ile, il aperçut, sous une pierre qu'il
soulevait pour y chercher des insectes, une araignée cramponnée sur le
dos d'un batracien qu'elle paraissait avoir déjà blessé , et dont elle roulait
sans doute se nourrir. L'araignée était très forte, et la grenouille apparte-
nait à une espèce très petite qui, à l'état adulte, n'a pas plus d'un pouce de
longueur; mais que le fait eût été raconté sans détails devant un auditeur
ignorant en histoire naturelle , il se serait figuré certainement un crapaud
large comme la main , une araignée grosse au plus comme un pois , et U
n'aurait pu supposer que cette dernière, en attaquant le reptile, eût
d'autre but que de satisfaire une aveugle haine.
Voilà donc une première manière de concevoir l'erreur sans supposer
le mensonge; en voici une seconde, et c'est celle que j'adopterais le
plus volontiers.
On trouve dans toutes les parties chaudes de l'ancien et du nouveau
monde certains sauriens ( les geckos) dont l'aspect est repoussant, dont
les habitudes sont ténébreuses presque autant que celles des crapauds,
et qui font de même assez souvent leur demeure dans les trous des
vieux murs. Les geckos et les crapauds peuvent , comme voisins , comme
gens d'un même métier (car ils vivent l'un et l'autre aux dépens des
insectes), avoir quelquefois des querelles, quelquefois même en venir
aux coups. Or, une espèce de gecko porte en plusieurs parties de l'Italie
le nom de tarentule (tarmitola). On conçoit dès-lors très bien qu'on ait
pu attribuer à la tarentule-araignée ce qui se racontait des habitudes de
la tarentule-gecko.
• On pourra remarquer, comme coïncidence singulière, qu'en hébreu
le gecko et une espèce d'araignée portent aussi le même nom , on du
moins des noms assez peu différens pour que les traducteurs les aient
souvent confondus.
Les naturalistes du moyen-Age sont, je crois, les premiers qui aient
parlé des démêlés entre l'araignée et le crapaud , et quoique, d'après la
manière dont ils présentaient la chose, le pauvre crapaud n'eût ane*n
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SCIENCES NATOHELLES. 179
tort dans ces batailles, ils partaient de là peur lai attribuer un caractère
haineux et querelleur.
Cet animal' est fort, méchant;
Quand on l'attaque , il se défend.
Us citaient encore en preuve l'aversion qu'il a pour le serpent, pour
le serpent qui le poursuit et qui le mange ; ils auraient presque fait un
crime à la pauvre bête de se mettre en travers pour n'être pas avalée.
A ce propos , il me souvient d'une histoire qui , lorsqu'on me Ta contée,
m'a paru fournir l'explication d'un de ces nombreux prodiges que nous
présentent les annales des premiers temps de la république romaine.
Pline rapporte (livre vm, chapitre 44) qu'à l'époque de l'expulsion des
Tarquins on entendit aboyer un serpent. J'ai déjà fait ma profession de foi
relativement à ces récits merveilleux, et dit que je les croyais fondés bien
moins sur des impostures préméditées que sur de mauvaises observations ;
je pense que ce dernier cas vient encore à l'appui de mon opinion. On en
jugera, au reste, après avoir entendu l'anecdote suivante, que je tiens de
la bouche de l'observateur lui-même , feu M. le comte Real. •
a Pendant mon exil aux Etats-Unis je me promenais on jour, disait-il ,
à quelque distance d'une maison que j'avais fait construire sur les bords
du Saint-Laurent, lorsqie j'entendis sortir d'un buisson une sorte d'a-
boiement étouffé. Dirigeant la vue du côté d'où partait le bruit, j'a-
perçus le corps d'un serpent dont la tête était cachée sous de larges feuilles.
Xe mettre en joue, le tirer, ce fut l'affaire d'un instant. Le serpent,
frappé à mort, s'alongea, et alors j'aperçus une tête qui ne semblait pas
moins étrange par sa grosseur que par sa forme; au lieu de deux yeux
^lle en présentait quatre. Je me frottais les yeux moi-même pour m'as-
«urer que j'étais bien éveillé; or jugez si ma surprise dut redoubler lors-
que je vis que cette tète croissait très sensiblement en longueur : je m'ap-
prochai cependant , et je pus alors distinguer un crapaud qui se déga-
geait avec peine de la gueule du reptile dans laquelle il était sans doute
presque entièrement englouti, lorsqu'il faisait entendre le cri de détresse
*rae j'avais pris pour un aboiement. Il sortit enfin, assez maltraité, mais
encore plein de vie, et il s'en alla bon train, sans me dire seulement:
Orand merci. J'ai dû lui pardonner cependant; les hommes, long-temps
Vivant les crapauds, m'avaient appris à ne pas compter sur la reconnais-
sance. »
J'aurais encore beaucoup de traits à ajouter à l'histoire merveilleuse du
Crapaud; je devrais parler de sa prétendue transformation en poisson,
de la pierre qu'on croyait contenue dans sa tête et qui devait fournir
12.
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|gO REVUE DES DEUX MONDES.
un antidote infaillible contre toate espèce de poison , enfin de la «acuité
qu'on lui supposait de vivre sans air et sans alimens, renfermé au centre
des roches les plus dures; mais, dans cette dernière question seule, il
y aurait matière à tout un article, et comme c'est encore aujourd'hui un
sujet de controverses, j'aurai sans doute plus tard occasion d'y revenir.
En passant en revue les principales fables relatives aux crapauds , j'a-
vais pour but , comme je l'ai dit, de faire comprendre la répugnance des
naturalistes modernes à s'occuper d'un fait d'ailleurs peu croyable, et qui
se présentait si mal accompagné. Il me resterait maintenant à excuser la
crédulité des naturalistes anciens, celle des savans du moyen-âge et du
vulgaire de nos jours, en montrant combien il y a de traits merveilleux
dans l'histoire positive de ces animaux, et combien il était facile k des
hommes peu accoutumés à nos méthodes rigoureuses <f investigation de se
laisser induire en erreur sur différens points. Cette seconde partie, pour
être complète, devrait être traitée plus longuement encore que la pre-
mière; mais comme depuis quelques années l'histoire naturelle est assez
généralement cultivée, je pourrai me contenter de rappeler ici briève-
ment les généralités , et pour les faits particuliers de citer seulement les
plus saillans.
Les batraciens anoures, ou grenouilles (en prenant ce mot dans le
sens étendu qu'avait celui de batrachos chez les Grecs , et celui de rana
chez les Latins), sont, comme on le sait, des animaux ovipares. Les œufs
sont renfermés, non dans une coquille solide, comme ceux des oiseaux,
ou dans une enveloppe flexible et d'ailleurs très, résistante , comme ceux
des reptiles, mais dans une membrane mince et perméable à l'eau. Il en
résulte qu'ils se gonflent s'ils sont immergés dans un liquide, et qu'au
contraire ils se dessèchent et se racornissent s'ils sont abandonnés dans un
air sec ; c'est ce que les pareils, au reste, ont toujours bon soin d'empêcher.
La sortie de ces œufs est quelquefois accompagnée de circonstances
singulières; ainsi, dans une espèce d'Europe, le mâle aide la femelle à
se débarrasser de ses œufe , se les attache en paquets sur les deux cuisses
et se retire dans quelque lieu humide. Au bout d'un certain temps, il
quitte sa demeure terrestre, et va chercher une eau dormante, afin de
s'y plonger. Par suite de cette immersion, les œufa se gonflent, leur mem-
brane se fend , et les petits se mettent aussitôt à nager dans la mare , où
ils continuent à séjourner jusqu'à ce qu'ils aient subi toutes leurs méta-
morphoses. Le crapaud accoucheur (c'est ainsi qu'on le nomme) estasse*
commun dans les environs de Paris ; cependant il n'y a pas très long-temps
qu'on a remarqué ces habitudes singulières, que M. Demours a le premier
décrites.
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SCIfcKCES NATURELLES, J8t
- Les espèces étrangères, qui forment le genre pipa, offrent encore quel-
que chose de pins singulier. Celle qu'on a connue la première vit à
Cayenne et à Surinam dans les endroits obscurs des maisons. Lorsque
les œufe sont pondus, le mâle les place sur le dos de la femelle qui sur-
le-champ se rend à l'eau. La peau de son dos se gonfle et forme des
cellules dans lesquelles les œufo éclosent et où les petits subissent leurs
métamorphoses, ne sortant de cette prison qu'au moment où ils ont pris
la forme qu'ils doivent garder jusqu'à la fin de leur vie.
Dans le plus grand nombre des cas , les œufs déposes simplement dans
l'eau s'y gonflent, et au bout de quelques jours laissent chacun échapper
un petit êfre qu'on a appelé têtard à cause de la grosseur de sa tête qui
semble, en effet , hors de toute proportion avec le reste du corps.
Quelle que soit l'espèce de batraciens à laquelle il appartienne, le têtard
est toujours très actif. Ses mouvemens sont irréguliers et comme tortueux,
ce qui lui avait valu chez les Latins le nom de gyrin. Pline , jsous ce nom ,
le décrit assez bien; mats il croit que c'est là son premier état, et par
conséquent il ne considère point les batraciens comme ovipares.
Le têtard se meut à l'aide de sa queue , et on ne lui voit d'abord aucun
membre; seulement, pendant lés premiers jours , il a de chaque côté
du cou de petites franges qui se détruisent bientôt, ou qui , s'il en fout
croire Swammerdam, s'enfoncent seulement sous la peau pour former les.
branchies à l'aide desquelles l'animal respire. Les pattes de derrière se
développent peu à peu et on peut en suivre les progrès ; celles de devant
se développent aussi, mais soos la peau qu'elles percent ensuite. Alors
la queue se résorbe par degrés ; un petit bec. corné qui servait au jeune
animal pour diviser les substances dont il se nourrissait dans son
premier âge, tombe et laisse apercevoir les véritables mâchoires qui
d'abord étaient molles et cachées; l'œil, qui ne s'apercevait qu'à cause
de la transparence de la peau , se découvre avec ses paupières. Les bran-
chies s'anéantissent et laissent les poumons exercer seuls la fonction de
respirer, qu'elles partageaient avec eux. L'animal a pris la forme qu'il doit
toujours désormais garder.
Mais, chez les batraciens à l'état parfait , les poumons ne sont pas les
seuls organes chargés de la respiration, la peau est aussi un organe res-
piratoire , c'est-à-dire que le sang contenu dans les vaisseaux qui s'y dis-
tribuent se met en rapport avec l'air extérieur pour y puiser les élément
dont il a besoin et y verser ceux dont il doit se débarrasser. Gette res-
piration cutanée ne peut s'effectuer qu'autant que la peau est souple,,
humide, et la conserver dans cet état est un des premiers soins de l'ani-
mal , dès qu'il a subi sa dernière métamorphose. S'il appartient à vm
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182 RBfUE DBS WÈI7X «ORBES.
espèce terrestre, il va chercher sur-le-champ une retraite dans qudqbe
lieu peu exposé à l'action du soleil et on l'air ne soit pas trop sec ; com-
munément il se met en ronte de nuit, et quand le soleil le surprend, 0
s'empresse de chercher an gîte , entrant, si rien de mieux ne se présente,
an fond des fentes qai se produise»! dans le sol par l'excès de la séche-
resse. Souvent l'émigration a été nombreuse, aussi arrive-tàl quelquefois
qu'an grand espace nu brûlé par le soleil , crevassé en tous sens , et oà il
n'y] a pas apparence d'un seul être vivant, se peuple, après quelques
minutes de pluie, d'une multitude de crapanls qui s'attirent da plus
profond des fentes et viennent jouir de l'humidité à la surface.
Dans les parties tropicales de l'Amérique, où, comme je l'ai dit, le
pipa vit volontiers dans l'intérieor des maisons, il suffit qu'on arrose le
plancher (si on pent dire plancher quand c'est, comme dans le cas le plus
ordinaire , seulement de la terre foulée) , pour voir sautiller bientôt une
multitude de petits crapauds qui , moins prudens et plus presses de jouir
que leurs anciens, ayant d'ailleurs, à cause de la plus grande finesse de
leur peau , plus de besoin d'en entretenir l'humidité , se hâtent de venir
se vautrer dans les gouttes d'eau avant qu'elles se soient évaporées ou
aient été absorbées par le sol.
Les premiers Espagnols qui ont été témVins de ces apparitions soudaines
paraissent n'avoir pas douté que ces animaux ne fussent nés soudaine -
ment 'aux lieux où ils les apercevaient, et par le simple contact de la
terre et de l'eau. Pierre Martyr dît que cela se voit tous les jours à
Veragua; mais comme Martyr était un érudit, il se pourrait bien qu'il
eût été chercher chez les anciens l'explication d'un fait qui lui avait été
donné sans commentaires.
Du moment où la terre redevient sèche, elle cesse de convenir à nos
jeunes batraciens, qui ne tardent pas à regagner leurs retraites. Leur
disparition soudaine devenait donc encore un sujet d'étonnement et par
suite d'explication* hasardées. Au reste, puisqu'on admettait que ces ani-
maux s'étaient formés instantanément par le simple contact de l'eau du
ciel avec la terre, il n'y avait pas plus de difficulté à supposer qu'ils
s'anéantissaient presqu'aussi soudainement après quelques heures par la
séparation de ces deux élémens sous l'influence de la chaleur. C'était, en
effet, l'opinion de plusieurs philosophes anciens, et on la retrouve, jusque
vers la fin du xvr9 siècle, professée par des hommes d'ailleurs éclairés;
chez ceux-ci elle est quelquefois un peu modifiée, sans devenir pourtant
plus plausible. Ainsi Mathiole, après avoir rapporté ce que dit Pline de
grenouilles qui naissent de la vase, et qui, après six mois, retournent en
limon, pour ressusciter ensuite au printemps, ajoute la remarque sui-
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j
Tante : a A ceci l'expérience est du tout con&raire, car tout le loug de
« l'an on trouve des grenouilles aux marais maritimes, qui ne gèlent
« point. C'est pourquoi je pense que Pline entend de celles qui a'engen-
« drent de la corruption de la terre et de l'eau aux pluie* d'été, lesquelles,
« à la vérité, se dissipent en limon. »
Cette idée qu'une espèce de grenouilles ou de crapauds se résout en
limon à l'approche de l'hiver, est l'expression théorique d'an fait mal
observé. Quoique, dans les marais où l'eau de la mer pénètre et main-
tient la température à une certaine élévation, on puisse, comme le dit
Mathiole, voir toute l'année nager des grenouilles, il n'en est pas moins
vrai que, dans les pays tempérés, les batraciens s'engourdissent vers le
commencement de la saison froide; mais avant que la stupeur les ait saisis,
ils ont songé à s'assurer une cachette où ils soient à l'abri, et des rigueurs
de la saison, et de la dent de leurs ennemis. Les espèces aquatiques s'en-
foncent dans la vase, où quelques-unes pénètrent si profondément, qu'il
est bien difficile que le hasard seul les fasse découvrir. Parmi les cra-
pauds de notre pays, le bombinator, on crapaud sonnant, est, à beaucoup
près, celui qui se cache le mieux; Bosc raconte qu'ayant feit fouiller à la
bêche une mare où quelques semaines auparavant nageaient des milliers
de ces animaux, on n'en trouva d'abord pas de trace, quoique l'instru-
ment à chaque fois s'enfonçât de plus d'un pied dans la vase; de sorte
que si l'on n'eût pas fouillé plus profondément , on eût dû croire qu'il ne
restait pas là un seul crapaud, quoiqu'on fût bien certain que pas un
n'était parti.
Le crapaud sonnant, quoique le plus petit de nos pays, est à beaucoup
près le plus bruyant. Son croassement, dans les soirées d'été, surtout
lorsqu'il a plu pendant le jour, s'entend à nne grande distance et est
d'une monotonie insupportable. Quand donc arrive l'époque où il cesse de
chanter, c'est un soulagement pour tout le voisinage , et on le remarque
d'autant mieux, que les parages fréquentés par cette espèce ne le sont
guère par les autres. Les mares deviennent ainsi tout à coup silencieuses
et désertes, et comme on ne voit pas ce qu'ont pu devenir tous ces ani-
maux qui, cependant , six mois plus tard, se rencontrent aussi grands ,
aussi nombreux et aussi bruyaus, je ne doute pas que ce ne soit à eux
que se rapporte le passage de Pline dont j'ai parlé plus haut.
Au reste, comme le noble Romain, dans les emprunts qu'il a faits aux
Grecs , a commis de nombreux contre-sens , je ne serais pas étonné que
Fauteur original eût dit simplement qu'à la fin de l'automne les grenouilles
se perdaient dans la vase et ne se retrouvaient qu'au printemps.
Le crapaud sonnant ne se rencontre guère que dans les pays de monta-
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ftCYtfB DBS BEUX MONDES.
gnes, oà il vit presque constamment dans l'eau. Un antre qui a aussi,
quotqu'à on moindre degré, des habitudes aquatiques, et qui se trouve aux
environs de Paris , c'est le crapaud de Rœsel ( crapaud brun de Guvier ).
U est très abondant au printemps dans la mare d' Auteuil où on vient le
pêcher la nuit avec des filets. On le coupe par le milieu du corps, et on
vend ses cuisses dans nos marchés pour des cuisses de grenouilles.
Dans cette espèce, le têtard reste très long-temps avant de passer à
l'état pariait, et il est déjà fort grand qu'il a encore sa queue ; il semble
même rapetisser lorsqu'il prend sa dernière forme. Cette diminution de
volume d'ailleurs n'est pas à beaucoup près aussi sensible que chez une
grenouille de la Guyane, la jakie; chez celle-ci, la différence est si
grande, qu'elle a donné lieu aux premiers observateurs de supposer que
c'était la grenouille qui se métamorphosait en têtard, ou , comme ils 1e
disaient , en poisson.
Le crapaud de Rœsel, quand on l'inquiet o, répand une forte odeur d'ail;
le crapaud variable, plus rare aux environs de Paris, mais assez commun
dans le midi de la France, exhale dansies mêmes circonstances une odeui
d'abord ambrée, puis vireuse et semblable à celle de la morelle noire,
crapaud des joncs ou calamité répand une odeur empestée de poudre
canon.
Quoique tous les crapauds ne soient pas également puans, tous ont quel
que chose qui repousse. Leur forme écrasée, leur gros ventre qui
sur le sol, leur peau pustuleuse en font des êtres réellement hideux, et o
ne doit pas s'étonner qu'ils soient en général un objet d'aversion.
On a dit que leur morsure était dangereuse; c'est probablement
erreur ; la morsure même ne doit pas laisser de traces, car les
sont dépourvues de dents; elle retiennent d'ailleurs très fortement
qu'elles ont une fois saisi , et c'est pour cela sans doute que les crapau
ont été pris quelquefois pour l'emblème de l'opiniâtreté. Leur urine qu'il
lancent contre ceux qui les poursuivent a été aussi, mais à tort , regard
comme vénéneuse. Quant à la liqueur qui suinte des glandes sit
derrière les oreilles et quelquefois des pustules dorsales; il s'en finit
qu'elle soit aussi innocente que l'ont prétendu quelques naturalistes mo-
dernes.
Cardan dit qu'on peut donner la gale à un homme en lui faisant porteur""
«ne chemise lavée dans de la saumure où on aura fait périr un crapaud. J^^
ne doute point que cette odieuse recette n'ait été autrefois essayée par-
esprit de vengeance , et je ne serais pas surpris qu'elle eût jusqu'à un cer-
tain point réussi , c'est-à-dire qu'il en fût résulté une éruption cutanée,
fichelhammer rapporte, dans les Éphémérides des curieux de la nature
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SOURCES H4TOTUSLLEB» 185
(«née 4€67)9 qu'on enfant fut atteint d'une éruption trèt grave parce
qu'on aotre enfant loi avait tenu pendant quelques instant un crapaud
devant la bouche.
Les chiens semblent connaître l'effet irritant delà liqueur qui exsude de
la peau des crapauds, et quoique presque tous, hors ceux qui ont été dressés
pour la chasse» poursuivent ces animaux lorsqu'ils les votent s'enftrir de*
vant eux, ils se contentent le plus souvent, après les avoir atteints, de les
arrêter en leur mettant la patte sur le corps; tout au plus leur donnent-ils
un seul coup de dents. Il n'y a que les plus ardens bouldofues qui mor-
dent un crapaud à plusieurs reprises; mais quand ils ont fait un pareil
exploit, on ne tarde goère à s'en appercevoir au gonlement de leurs lèvres
et au malaise qu'ils manifestent. Us se frottent le museau, secouent la
tête comme s'ils étaient assaillis par on essaim de guêpes et font entendre
des gémissements qni expriment à la fois l'impatience et la douleur.
J'ai vu dans la montagne de Qoindiù, en Amérique , un chien se pré-
cipiter sur un petit crapaud et l'avaler tout d'un trait; mais le pauvre ani-
mal était à ce moment pressé d'une faim qui devait loi faire surmonter
ses répugnances habituelles : depuis plus de cinq jours il n'avait rien
mangé. Au reste, ce repas ne lui fut guère profitable, car après deux heure»
de souffrances, il rejeta le crapaud entier et enveloppé comme dans un
sac de mucosités épaisses. Cette sécrétion par sa nature, comme par son
abondance, était un indice de l'exilante irritation qu'avait causée dans
l'estomac dn chien la liqueur exsudée de la peau du reptile. Mon guide
cependant interpréta le fait d'une manière toute différente : a voilà mon
chien purgé, dit-il, en passant tout d'un coup de l'inquiétude à la joie,
et désormais il va se porter mieux qu'il n'a fait de sa vie; voyez, toute»
les mauvaises humeurs qu'il avait dans le corps se sont réunies autour du
crapaud, et l'en voilà débarrassé. C'est un fait bien certain, ajouta-t-il,
que toute* les choses semblables s'attirent entre elles, et vous en avex ki
la preuve; pour moi, il y a longtemps que j'en suis convaincu, aussi je
ne permets pas que dans ma maison on inquiète les crapauds, les geckos ou
les araignées. Ces animaux son! comme des éponges qui absorbent ce
qu'il y a de mauvais dans l'air et le purifient pour notre usage. Ce n'est
pas sans dessein, croyez-le bien , que la Providence leur a inspiré le désir
de s'approcher de nos demeures. »
C'est ainsi que raisonnait mon guide, et c'est ainsi qu'ont souvent rai-
sonné des hommes qni dans leur temps étaient éceuteacemme des oracles.
U n'avait pas cependant puisé ses idées dans leurs écrias, car il ne con-
naissait pas une lettre, et n'avait jamais vu d'autre livre que le bréviaire
de son curé. Au reste, pendant quinze jours que je parcourus avec lui le
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186 REVOT BIS DEBX H09DB8.
montagne de Quindià , je l'entendis souvent émettre sur divers points de
philoeophie religieuse oa de phflosophie naturelle des opinions que j'avais
rencontrées ailleurs, mais que je ne m'attendais guère à retrouver chez
on vieux nègre ignorant.
La montagne de Quiodiù ne passe pu pour avoir des crapauds plus
venimeux que ie reste de la Nouvelle-Grenade; mais une autre montagne
du même pays, celle de Tatama an Choeo est au contraire très célèbre
sous ce rapport. L'espèce que l'on considère comme particulièrement re~
doutable est très petite, et le corps n'a goère plus d'un pouce et demi de
longueur; la couleur est pour les parties supérieures d'un noir foncé
avec des dessins bizarres en orangé vif. L'animal semble être vêtu d'un
srni»bênito semé de flammes, et tout son aspect a réellement quelque chose
de diabolique.
Les crapauds de cette espèce vivent, à ce qu'il parait, pendant la plus
grande partie de Tannée dans de profondes retraites ; da moins on ne les
voit apparaître à la surface que pendant la saison des pluies; mais alors
ils se montrent en si grande abondance, q l'on ne peut, pour ainsi dire ,
faire un seul pas sans être exposé à en fouler aux pieds. Lorsque approche
le temps de leur apparition , on voit arriver de tins les côtés de* Indiens
sauvages, et il y en a qui viennent de fort loin. Ils ont préparé d'avance
quelques brochettes de bambou, et une granle quantité de flèches faites
des fibres du pétiole de certains palmiers. Ces flèches destinées à être
lancées avec la sarbacane n'ont pas plus de dix-huit ponces de long et à
peine une ligne de diamètre; elles sont extrêmement acérées et, lancées
par un habile tireur, elles peuvent , à vingt pas , pénétrer dans les chairs
d'un animal jusqu'à un pouce ou un ponce et demi de profondeur.
En arrivant, le premier soin de l'Indien est de construire une sorte
d'échafaudage sur lequel il puisse dormir sans crainte des serpens qui
dans ce canton, et même dans tout le Choco, sont très nombreux et très
redoutables ; p lis de mettre à l'abri ses provisions qui consistent babi -
tuellement en chairs boucanées de singe, de pécari ou de tapir. C'est
l'affaire de quelques heures seulement. Le lendemain de grand matin,
après avoir ranimé son feu , il va à la recherche des crapauds. Dès qu'il
en aperçoit u.i, il l'arrête en plaçant sur le corps le pouce du pied gauche,
puis il embroche l'animal d'arrière en avant, et continue ainsi jusqu'à ce
qae toutes les brochettes dont il s'était muni soient garnies chacune d'une
deaai«douxaine de crapauds. Alors fis revient vers son gtte. Prenant
successivement chaque brochette, il la présence au feu de manière à ce
que le dos de tous les crapauds soit tourné de ce côté. Dès que ces ani-
maux, qui sont eaeore vira», sentent la chaleur, ils se couvrent de la li-
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ajueur laiteuse donJ j'ai parlé, e t qui est < bez eux plus abondante que chez
toutes les autres etpéce*. L'Indien en enduit aussitôt la pointe de ses
flèches, puis les pique sépare ment par le bout opposé dans un morceau
d'argile molle, de manière à ce qu'en séchant elles ne soient point ex*
posées à se coller entre elles. JLa même opération se continue jusqu'à ce
que le *auvage ail préparé la quantité de flèches qu'il croit pouvoir em-
ployer pendant l'année. Quelques-uns cependant restent aussi long-temps
qu'on voit des crapauds, et £ la fin de la saison ils ont une provision consi-
dérable dont ils se défont ensuite aisément par voie d'échanges. Ces flèches
en effet sont foi t recherchées, car elles tuent aussi sûrement et aussi vite
que celles qu'on prépare avec le eurare dans les provinces situées à l'est de
la Cordillière. Une seule suffit pour tuer dans une ou deux minutes un ani-
mal gros comme un renard.
H arrive quelquefois qu'au lieu d'empoisonner directement les flèches,
on recueille le suc vénéneux en raclant avec un couteau de bois le dos de
l'animal. Ce moyen a été aussi employé dans l'ancien monde pour se pro-
curer un poison , et il est indiqué par le scholiaste de Nicandre. Seule-
ment, pour favoriser l'exsudation de la liqueur, cet écrivain dît qu'on doit
piquer lt s pistules, tendis que les Indiens, dans la même intention, pré-
sentent, comme je l'ai dit, le dos de l'animal au feu. Je crois que leur
procédé remplit mieux le but (4).
Le venin des crapauds de notre pays n'est pas à beaucoup près aussi
actif que celui des crapauds de Tatama ; cependant j'ai vu, dans des expé-
riences qui se faisaient chez M. le professeur Magendje , tuer un cochon
d'Inde en le piquant légèrement d'un scalpel, dont la pointe avait été
chargée de l'humeur laiteuse exsudée de la peau d'un crapaud. Dans
d'autres circonstances , l'expérience n'a pas réussi sans que l'on ait pu dé-
terminer a quoi tenait cette différence dans les résultats; au reste, même
(i) Il paraît qu'au Brésil, dans la province de Rio-Negro, on trouve des cra-
pauds dont |e venin n'est pas moins actif. Voici , en effet , ce que dit à ce sujet
un voyageur très véridique, qui en 1828 traversa cette province, en se rendant
de Lima au Para : « A Egas, village situé sur l'Amazone, un peu au-dessous de
l'embouchure du Japura, on trouve en très grande abondance des cnptuds ou
grenouilles qu'on regarde comme extrêmement venimeux. Certains Indjens étran-
ger» qui avaient l'habitude de manger des grenouille*, étant arrivés à Egas par
la rivière de Tefte, voulurent faire un repas de batraciens qu'ils trouvèrent aux
environs de ce village; ils furent tous fuipoUcunes, et la plupart moururent» »
(Maw, Passage de la Mer Pacifique à l'Atlantique, en Maternant les Andes et
descendant l'Amazon*. Londres., 1829, P* *37«)
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186 REVUE DBS DB0X MOKDES.
dans un de ces cas, on eut la preuve que la liqueur n'était rien moins
qu'innocente, et l'expérimentateur s'en étant fait jaillir dans l'œil une
goutte presque imperceptible, sentit aussitôt une douleur très vive; son
œil devint rouge comme l'écarlate et resta ainsi plusieurs jours.
On croyait autrefois le poison des crapauds non-seulement très actif,
mais encore très subtil; témoin le fait suivant rapporté par le cardinal
Ponzett, qui le tenait d'un témoin occulaire. Un paysan , disait-il , trou-
vant des vaches dans son champ de blé, prit pour les en chasser un ro-
seau qui portait un crapaud embroché. Il le prit par le bout opposé , et
cependant, étant rentré chez lui pour dîner, à peine eut-il commencé
& porter les alimens à sa bouche, qu'il fut pris de vomissemens. Au bout
de quelque temps, se sentant remis, il voulut recommencer à manger;
aussitôt retour des mêmes accidens qui se répétèrent jusqu'à ce qu'il eût
pris le parti de se servir des mains .d'un autre pour recevoir chaque
bouchée. On jugea, ajoute le cardinal, que la nature spongieuse du ro-
seau avait permis au poison de s'étendre jusqu'à l'extrémité opposée et de
se communiquer aux mains de l'homme. Ce qui rendait, suivant notre
auteur, le venin de l'animal plus dangereux > c'est qu'il était mort en
colère. « Cette circonstance, ajoute-t-il, influe beaucoup sur l'activité du
poison ; aussi, ceux qui veulent se servir, pour commettre quelque crime,
de la bave du crapaud , ont coutume de suspendre l'animal par les pieds
au-dessus d'un vase destiné à recevoir le liquide virulent, et de le battre
jusqu'à ce qu'il ait perdu la vie. »
C'était par un moyen analogue, mais en prenant un cochon au lien
d'un crapaud, qu'on obtenait, disait-on, la célèbre Agua tofana.
Si Ton a été pendant long-temps fort au-delà du vrai relativement aux
propriétés malfaisantes du crapaud, on a depuis péché par l'excès contraire,
et aujourd'hui même, ainsi que je l'ai dit, beaucoup de naturalistes
regardent cet animal comme incapable de nuire en quelque manière que
ce soit. C'est une erreur qui peut avoir ses inconvéniens et qu'il est bon
de signaler. Le célèbre chimiste Davy ne la partageait pas, et partant de
l'idée très sensée que la croyance populaire ne s'était pas établie sans quel-
que fondement, il entreprit un examende la liqueur laiteuse exsudée par
la peau du crapaud. Il y découvrit un principe fort acre agissant sur la
langue comme l'extrait d'aconit préparé dans le vide , et excitant , même
quand on l'applique sur la peau de la main , un sentiment de brûlure qui
dure plusieurs heures. Le suc lui-même produit des effets semblables,
mais souvent mouls puissans en raison du plus on moins d'albumine qui
tfj trouve toujours mêlé.
Davy, voulant savoir quel serait l'effet de cette liqaeur portée d ans la cir-
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SCIENCES NATURELLES. 189*
cotation , piqua un poulet avec une lancette dont la pointe avait été char-
gée de l'humeur laiteuse. Il n'en résulta aucun accident ; nous avons dit
qu'une expérience semblable faite sur un animal plus petit avait réussi ,
mais une fois seulement :1a question mériterait d'être examinée de nouveau.
Davy trouva le principe vénéneux non-seulement dans la liqueur des
pustules, mais encore dans le fluide visqueux qui enduit la langue, et
même dans le sang , quoique en très petite quantité. Le célèbre chimiste
croit pouvoir attribuer à cette sécrétion un double usage. D'abord elle
peut servir à protéger, contre les attaques des carnassiers , l'animal qui
du reste trouve déjà une défense dans l'épaisseur de sa peau (4). En se-
cond lieu, comme le fluide est très inflammable, on peut le regarder
comme une excrétion par le moyen de laquelle le sang se décarbonise.
L'appareil glanduleux serait ainsi un auxiliaire du poumon, et en effet,
Davy a remarqué qu'il reçoit un rameau' considérable des artères pulmo-
naires. Le docteur Edwards avait déjà prouvé, par d'antres considéra-
tions , que la peau chez les batraciens est un organe respiratoire ; lès deux
observations s'appuient donc mutuellement.
Quoique chez les Romains le crapaud fût considéré comme un être
malfaisant , on tenait pour bon augure d'en rencontrer un dans son che-
min. Il paraîtrait que nos ancêtres les Francs avaient la même opinion ,'
puisqu'au rapport de plusieurs historiens , leur étendard portait originai-
rement trois crapauds noirs sur champ d'azur. Clovis commença par les
avoir d'or; puis, après sa conversion à la religion chrétienne, il y substitua
les fleurs de lis.
S'il est vrai que le conquérant, en changeant de croyance, ait cru devoir
Changer d'armes, il l'a fait sans doute pour ne pas blesser les préjugés reli-
gieux de ses nouveaux sujets. Le crapaud , en effet , non-seulement entrait
dans beaucoup de maléfices, mais il était fortement soupçonné de prêter
sa figure au démon quand celui-ci, pour des raisons particulières , préférait
ne pas se montrer avec les cornes, la queue et le pied fourchu. Il y avait
une foule d'histoires qui confirmaient cette opinion. Je me contenterai d'en
citer une qui à la vérité ne remonte pas tout-à-fait aux premiers temps
de la monarchie française, mais ne laisse pas cependant que d'être assez
ancienne.
Cette anecdote se trouve dans un livre très singulier intitulé : Bonuni
unîversale de apibus; l'auteur , Thomas de Gatinpré, vivait au commen-
(x) Cette peau est très résistante en raison de l'abondance des carbonates de
ehani et de magnésie, et do phosphate de chaux , qui sont déposés dans le derme
•t le rendent presque pierreux.
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390 HEVCE BBS DEUX WNhVM.
cément du xm* siècle ; maisia plupart des histoires qu'il a réunies parais-
sent empruntées à des écrivains d'une époque fort antérieure.
Autrefois y dit-il, vivait en Normandie un riche bourgeois qui, n'ayant
qu'un fils, eut la malheureuse idée de l'allier à une grande famille, et
demanda pour lui, en mariage, la fille d'un gentilhomme. La fortune du
bonhomme, qui était considérable, tenta les parens de la demoiselle et
les fit consentir à cette union; mais ils exigèrent que les nouveaux
mariés fussent mis sur-le-champ en possession de tous les biens; cela
était, disait-on» indispensable, pour que le fils, s'il ne devenait pas noble
par cette alliance, pût au moins vivre noblement. Le vieillard consentit à
tout; il n'avait pas lu le* Deux Cendres, pas même Conaxa , et ce fut
tant pis pour lui , car son sort fut exactement celui du beau-père dans
les deux pièces que je viens de nommer. Bientôt dans la maison qui lui
avait appartenu il ne se trouva pas une seule chambre dont sa belle-fille
le laissât en paisible possession, et il fut relégué avec sa vieille femme
dans un réduit obscur attenant à la cuisine. Si leur logement était mau-
vais, leur nourriture l'était encore pins, et les restes des valets semblaient
presque trop bons pour eux. Le fils , qui d'abord n'avait fait que cédera
regret aux instances de sa noble moitié, devint bientét aussi dur qu'elle,
et ses parens craignirent de lui rien demander.
Un jour la pauvre vieille, qui avait excusé son fils aussi long-temps
qu'elle avait pu, et qui d'ailleurs souffrait moins pour elle-même que
pour son mari des privations qui leur étaient imposées à tous deux , sentit
de son bouge l'odeur d'une oie qu'on rôtissait à la cuisine. C'était le plat
qu'elle servait à son mari lorsque dans leur bon temps elle voulait le ré-
galer. Mon ami, lui dit-elle, pourquoi n'irais-tu pas prendre ta part de ce
morceau ? tes enfans ne pourraient le trouver mauvais; tiens, voilà ton
meilleur habit; grâces aux reprises que j'y ai faites hier, il est encore
présentable. Va , dépèche- toi; si je n'y vais pas moi-même , c'est que je
n'ai pas aujourd'hui d'appétit.
Le vieillard se laissa persuader; il venait de voir apporter l'oie, et
pourtant lorsqu'il entra , elle était déjà disparue; on avait reconnu ses pas,
et le fils s'était empressé de cacher le plat sous un lit. Le père , dit mon
auteur, ne fut pas peu surpris de voir qu'une oie sans plumes eut pu s'en*
voler ainsi ; il balbutia quelques mots et se retira bientôt , pénétré de dou-
leur à cette nouvelle preuve de dureté. A peine fut-il parti, que le fila
s'empressa de retirer le plat du lieu où il l'avait caché ; mais qu'aperçut*
il? Sur cette oie était étendu un énorme crapaud qui le regardait avec
des yen* flamboyant et qui tout d'un coup , s'élancent vers lui , se cram-
ponna à son visage. Tous les efforts qu'on fit pour le délivrer restèrent
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«CBHCE8 HATtJftEIXES. f 91
long-temps impuissans et ne servirent qu'à redoubler ses douleors. Il
semblait devoir périr dans cet horrible supplice , et il ne dot sa vie qu'aux
prières d'un saint homme qui , après avoir obtenu de lui l'aveu de ses
fautes et la promesse de les réparer, exorcisa ranimai impur, et l'obligea
à regagner l'enfer d'où sans doute il était venu.
Adam Weber, dans ses Délices de V histoire, conte qu'un certain
avocat, orateur renommé, mais qui n'employait guère son éloquence
qu'à faire triompher l'injustice, étant mort sans avoir fait pénitence, on
vit, lorsqu'on s'apprêtait à l'ensevelir, un horrible crapaud attaché à cette
langue , dont il avait fait un si mauvais usage. Weber cite le (ait comme
un exemple des cliâtimens de Dieu envers les coupables impénitens : j'y
verrais plutôt un avertissement pour les faibles, une mercuriale muette
adressée aux jeunes membres du barreau.
Je suis persuadé que ce dernier conte repose, comme plusieurs de ceux
que j'ai déjà eu occasion d'examiner, sur une simple équivoque. Les mé-
decins, en effet , désiguent sous le nom de grenouillette une maladie que
-les Latins appelaient de même rana; or, cette maladie consiste dans une
tumeur plus ou moins volumineuse qui se manifeste à la base de la lan-
gue et en gêne le mouvement. D'après ce que je viens de dire, on con-
çoit fort bien qu'un dialogue tel que le suivant aura pu avoir lieu.
— Un malade. « Eh ! docteur, que vous venez tard ! il y a deux heures
gueje vous attends. »
— Le médecin, a J'ai été appelé précipitamment pour l'avocat À.... qui
venait d'être frappé d'apoplexie; quand je suis arrivé, il était déjà mort.
Ce qui est singulier, c'est que je lui ai trouvé la grenouillette sous la lan-
gue , et jamais pourtant il ne s'en était plaint. »
— Le malade. « Il aurait craint qu'on ne dit qu'il était puni par où il
avait péché. »
— La garde-malade sortant précipitamment et descendant chez la por-
tière. « Ah! ma chère, je suis encore toute tremblante.... si vous saviex
la nouvelle que je viens d'apprendre.... ce méchant avocat A.... vient de
mourir.... oa lui a trouvé une gren.... un crapaud, un gros crapaud sur
la langue. C'est très certain, c'est le docteur B.... qui l'a vu et qui vient
de me le conter. Il dit bieu que c'est une punition du bon Dieu. »
Il a bien pu arriver cependant qu'on ait réellement observé des crapauds
fixés sur le visage d'un mort auquel on avait négligé de donner la sépul*»
. ture. C'était), si l'on veut, quelque duelliste tué sur le coup et abandonné
par ses témoins qui avaient craint pour eux-mêmes la rigueur des édita. Le
paysaw qiii àpvès quelques jours arrivait là par hasard, et trouvait dans ed
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191 REVUE DES DEUX MONDES.
état les restes d'un homme dont le dernier acte avait été une violation des
lois divines et humaines voyait tout naturellement dans le crapaud le
diable lui-même qui était venu prendre possession de sa proie.
Si c'était sur le cadavre d'un animal que se montrait le reptile, le fait
ne pouvait être interprété de la même manière, mais les gens amoureux
de merveilleux trouvaient toujours de quoi satisfaire leur penchant. Un
chasseur trouve parmi les joncs d'un aurais un canard qui lui parait d'a-
bord fraîchement tué. Lorsqu'il se baisse pour le saisir, il voit s'échapper
d'entre les plumes un crapaud , et s'aperçoit que l'oiseau est déjà tout
pourri; il ne soupçonne pas que le crapaud est venu là pour se nourrir
des vers qui fourmillent dans les chairs corrompues , et il suppose plutôt
qu'il est né de la corruption même. U communique ses doutes à un philo-
sophe qui trouve la conjecture très bien fondée , et fait remarquer que le
canard pendant sa vie mangeant quelquefois des crapauds, il est non-
seulement possible, mais vraisemblable qu'il subira cette transformation
après sa mort; car, dit-il, les élémens une fois redevenus libres par la
dissolution d'un corps tendent toujours à reprendre la forme qu'ils avaient
eue avant celle-là.
C'est Paracelse qui fait ce beau raisonnement. Au reste , la transmuta-
tion admise , on trouva mille raisons qui la rendaient nécessaire. Je ne
m'arrêterai point à examiner ces diverses théories , mais je ne puis
me dispenser de citer l'opinion du canard lui-même. Voici comment il
s'eiprime dans des vers qu'écrivit sous sa dictée un ministre allemand au
commencement du xvii* siècle.
m Butâmes gtgno patridâteMaresepultus
« Humores plotii forte qood tmbo ramas ,
« Humet is et friget ; met sic vu humet et sJget,
« Cam ptrit in terrA qui priùs ignis erat.
De même qu'on avait diverses théories pour la transmutation des ca-
nards en crapauds, on avait aussi différens procédés pour l'obtenir. Les
-uns, comme je l'ai dit, pensaient qu'il suffisait de laisser pourrir l'oiseau à
la surface du sol , tandis que d'autres voulaient qu'on l'enterrât profondé-
ment; quelques-uns faisaient naître les crapauds en cave comme on y fait
venir les champignons. Cardan avait inventé un moyen plus économique;
on pouvait laire un pot-au-feu avec le canard et manger sa chair , puis on
n'avait qu'à verser le bouillon sur de la terre convenablement préparie,
ai était certain d'y voir bientôt pousser des petits crapauds. Esler, mi*
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SCIENCES NATURELLES. 193
ckcin allemand du xvii* siècle, assure dans son Isagoge Physico-medico-
magica, qu'on en obtient aussi sûrement en faisant digérer pendant un
mois à une chaleur convenable des œufs de canard; il affirme avoir ré-
pété mainte fois cette expérience et toujours avec un plein succès.
S'il était autrefois généralement admis que dans des circonstances par-
ticulières, il pouvait se former des crapauds dans un corps mort; on ne
doutait pas non plus qu'il ne s'en développât quelquefois dans l'intérieur
d'un corps vivant » et il y avait à l'appui de cette opinion un grand nombre
d'histoires dont quelques-unes portaient tous les signes de l'authenticité.
Des gens d'un caractère irréprochable affirmaient en avoir rejeté par les
selles ou par les vomissemens, et je ne doute pas qu'ils ne crussent dire la
vérité.
On sait que l'hypochondrie , lorsqu'elle est portée à un haut degré,
touche de bien près à l'aliénation mentale. Le malheureux qui en est
tourmenté voit la société, la nature entière conjurée contre lui; qu'il
ait songé une fois à un événement qui pourrait lui devenir contraire ,
quelque improbable que soit la chose, il la supposera possible, et bientôt
la croira certaine.
Ces folles imaginations qni varient suivant les individus, ne sont pas,
comme le supposent quelquefois les personnes étrangères à la médecine ,
les seuls symptômes de l'hypochondrie. La maladie a des symptômes phy-
siques qui tiennent plus directement à sa cause, et qui sont toujours à
peu près les mêmes; tels sont un sentiment de pesanteur au-dessous
des côtes et à la région de Pesiomac , des mouvemens tumultueux dans
cette partie, des douleurs comme celles qui résulteraient d'égratignures
à l'intérieur des viscères, enfin souvent des bruits singuliers, et qui quel-
quefois ressemblent assez bien au coassement d'une grenouille ou d'un
crapaud. U ne faudra donc pas grand effort au pauvre malade pour qu'il
se persuade avoir une légion de ces animaux dans l'estomac. Il ne man-
quera pas d'argumens pour le prouver à ceux qui l'entourent, et il réus-
sira quelquefois à les convaincre. <* S'il se développe des vers dans l'inté-
rieur de notre corps, dira-t-il, pourquoi ne s'y développerait- il pas des
grenouilles? Lorsque vous entendez un coassement sortir d'un marais,
vous n'avez pas besoin de voir l'animal, et vous savez quelle est la cause
du brait; pourquoi voulez-vous chercher une autre cause pour le croas-
sement qui sort de mon corps ? Non-seulement vous entendez ces gre-
nouilles, mais vous pouvez presque les toucher; placez la main sur mon
côté, vous verrez qu'en ce moment même elles s'agitent. Il y a quelque
chose pourtant que vous ne sentirez pas et que moi je sens constamment,
c'est le déchirement de mes entrailles par leurs ongles aigus. »
TOME IV. 13
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194 REVUE DES DEUX MONDES.
Je ne fais guère ici que répéter les paroles que j'ai moi-même enten-
dues, et il y a peu de médecins qui n'aient été obligés d'écouter de sem-
blables plaintes.
Il arrive assez souvent que, pour ces sortes de maladies, le traitement
le mieux dirigé reste impuissant, parce que l'affection mentale, qui d'a-
bord n'était qu'effet , devient cause à son tour, et contribue à entretenir
le désordre corporel. Dans ces cas, il faut que le médecin cherche à
guérir l'esprit en même temps que le corps.
Ainsi, pour le malade qui se plaindra d'avoir des grenouilles dans l'es-
tomac, on devra, si c'est un homme capable de suivre un raisonnement,
ou de profiter d'une observation , chercher à lui faire comprendre la na-
ture et la cause des mouvemens qu'il sent à i'épigaslre et des bruits qu'il
entend; si c'est au contraire un homme inaccessible à la conviction, le
mieux sera de lui persuader qu'on a un moyen de faire sortir ces animaux,
et il n'y aura aucun mal à le tromper par quelque tour de passe passe,
pour lui prouver que le moyen a réussi. C'est ce qu'on a fait quelquefois;
après avoir donné par exemple à l'hypochondriaque un purgatif violent,
on a placé dans le-bassin de sa chaise quelques petites grenouilles mortes
on vivantes, et on s'est bien gardé de mettre les parens où les amis du
malade dans le secret, car un mot imprudent de leur part pourrait,
même après un temps assez long, ramener tous les accidens. On aura de
cette façon vingt personnes honorables toutes prêtes à lever la main pour
attester un fait faux.
Les médecins des siècles passés se sont quelquefois montrés sur ce point
aussi crédules que les malades , et ils ont mis leur esprit à la torture
pour inventer des remèdes propres à chasser les grenouilles; je me con-
tenterai d'en indiquer un seul, qui était fondé sur l'antipathie qu'on
supposait exister entre les grenouilles ou crapauds et les diverses espèces
de serpens.
Si on avait pu introduire une couleuvre dans le corps , comme on intro-
duit un chat dans un grenier infesté de rats, nul doute que les crapauds
n'eussent aussitôt quitté la place. Malheureusement le moyen était im-
praticable; mais on se rappela que la seule odeur du chat faisait fuir les
souris: l'on pensa que celle du serpent ne pouvait manquer d'avoir la
même influence sur les crapauds. D'après cette idée , on iu venta la for-
mule suivante :
On prend un serpent , et après en avoir retranché la tête et la queue, on
l'écorche et on le fait sécher à l'ombre. On coupe le corps par tronçons»
qu'on fait bouillir dans l'eau, et on recueille l'huile qui monte à la
surface.
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SCIENCES NATURELLES. 195
Cette huile , dont Codeur est très prononcée , doit être prise sur-le-
champ par le malade; les crapauds, assure- t-on, ne l'auront pas plus
tôt sentie, qu'ils s'empresseront de fuir du côté opposé, pensant avoir
déjà l'ennemi à leurs trousses.
Ces! Gesner qui donne cette recette d'après un manuscrit allemand.
Gesner croyait possible que des batraciens vécussent dans l'estomac d'un
homme. Il n'admettait pas qu'ils y naquissent spontanément; mais il
croyait que des œufs, déposés dans Peau d'un marais, pouvaient être
avalés par mégarde , et éclore ensuite dans les intestins.
On a prétendu que des femmes avaient vu quelquefois se développer
dans leur sein, au lieu d'un enfant , un crapaud ; et dans le temps, où
Ton croyait aux incubes , on pensait généralement que ces enfantemens
monstrueux indiquaient un commerce de la mère avec le démon. Tons
les crapauds, quelle que fût leur origine, étaient propres à figurer dans les
opérations magiques; mais ceux dont nous parlons y convenaient plus
particulièrement à raison de la parenté présumée. Cependant les sorciers
qui voulaient les faire entrer dans des charmes très puissans, cher-
chaient à augmenter leurs facultés malfaisantes en les rendant l'objet des
plus horribles profanations qu'ils pouvaient inventer. Comme échantillon
de ce que ces misérables insensés souhaitaient faire, je donnerai l'his-
toire suivante que j'ai trouvée dans Paullini.
Un prêtre , qui voulait se venger d'un gentilhomme , alla consulter
une sorcière sur les moyens d'y parvenir. Celle-ci lui montra un crapaud
qui était né , disait-elle , d'un commerce diabolique , et qu'elle conservait
dans un vase de terre ; par son conseil , le prêtre baptisa le crapaud à la
manière ordinaire, puis lui donna à dévorer une hostie consacrée; rani-
mai, après cela, fut brûlé vif. Les cendres, soigneusement recueillies,
furent répandues sur un mets qu'on servit à la table du gentilhomme, ce
qui le fit périr lui et toute sa famille. Il semble qu'on eût pu se procurer ,
par des moyens beaucoup plus simples, un poison qui eût produit le même
effet.
Bodm , dans sa Dèmonomanie des Sorciers, cite des histoires toutes sem-
blables, et donne pour garans Monstrelet et Froissart. <* Pendant que
j*escri vois ceci, ajoute- 1 il, on m'adverlit qu'une femme enfanta d'un cra-
paut près de la ville de Laon. De quoi la sage-femme estonnée , et celles
qui assistèrent à l'enfantement déposèrent , et fut apporté le crapaut au
logis du prevost, que plusieurs ont veu différent des autres. »
Toilà une sorte d'information juridique, et de laquelle, il résulte que
ce prétendu crapaud était différent des autres. Ce n'était évidemment
qu'un foetus acéphale venu avant terme, et qui peut-être, mort depuis
i3.
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196 REVUE DES DEUX MONDES.
plusieurs jours, avait déjà pris une teinte plombée. Les personnes qui
ont eu lieu d'observer souvent ces produits monstrueux de la conception ,
concevront fort bien comment un petit être, quelquefois long seulement
de quatre ou cinq pouces, qui offre des yeux saillans placés presque an
sommet de la léte, une large bouche sans lèvres distinctes, un gros ventre
et de petits membres mal formés, a pu , aux yeux de personnes ignoran-
tes , passer pour une sorte de crapaud.
Je me suis encore une fois, et sans m'en apercevoir, engagé dans les
vieux contes ; il est nécessaire de finir et d'arriver aux pluies de grenouilles.
Un grand nombre d'auteurs anciens ont parlé de ces pluies. Phylarque,
cité par Athénée, dit que le fait est arrivé plus d'une fois; l'historien
Héraclide rapporte que dans certains cantons de la Péonie , il en tomba
en grande abondance , et que ces animaux, mourant pour la plupart sur le
lieu même, répandirent dans l'air un telle infection, que les habitans,
menacés de la peste, prirent le parti d'éraigrer. Suivant Diodore de Si-
cile et suivant Elien , autant en était arrivé à un peuple de l'Inde , les
Autariates ou Attariotes , avec cette seule différence que chez eux il était
tombé plus de têtards à demi métamorphosés que de grenouilles à l'état
parfait.
Théophraste, ainsi que je l'ai dit, ne croyait point aux pluies de gre->
nouilles, mais puisqu'il a pris la peine de combattre celte opinion, c'est
une preuve qu'elle était alors assez en crédit. Dans une dissertation ex
professo sur les animaux qui apparaissent soudainement, il passe en revue
les diverses causes auxquelles on peut attribuer ces phénomènes, et il est
conduit à les ranger en plusieurs classes, a Certains animaux , dit-il , se
montrent tout à coup en grande abondance, parce qu'il s'est trouvé
quelque circonstance accidentelle très favorable à leur production; c'est
ainsi que dans les lieux qui ont servi d'emplacement à un camp ou à un
marché, aussitôt que les immondices cessent d'être agitées, elles donnent
naissance à des quantités innombrables de mouches. Dans d'autres cas,
an contraire, les animaux ne viennent pas de naître au moment où on
commence à les voir; ils existaient déjà depuis plus ou moins long-temps.
Telles sont les grenouilles qui apparaissent quelquefois après la pluie; car
il ne pleut pas des grenouilles comme beaucoup de gens le croient; celles
qu'on voit à la surface du sol, après les orages dont j'ai parlé, ne vien-
nent pas d'en haut, mais d'en bas; elles étaient cachées sous terre, et
quittent leur retraite lorsque l'eau commence à y pénétrer. »
L'opinion de Théophraste eut peu de partisans, et dans le moyen-
âge, par exemple, les écrivains qui rappelèrent les apparitions subites
de grenouilles admirent constamment que les animaux étaient tombés du
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SCIENCES NATURELLES. I9T
Ciel. Malheureusement ils parlent de ces phénomènes en termes si va-
gues, qu'il est impossible de savoir si le fait doit être interprété à leur
manière ou à la manière de Théophraste, laquelle, il faut en convenir,
est applicable dans neuf sur dix des cas où l'autre explication est pro-
posée.
Les écrivains de la renaissance ne sont guère plus précis, et c'est beau-
coup s'ils indiquent le lieu et la date de l'érènement. Engel, dans les An-
nales du Brandebourg, en cite un cas pour Tannée 4554, et Wolf, dans
ses Lectiones memorabiles, un pour l'an 4546. Mais ni l'un ni l'autre ne
donne les détails dont on aurait besoin. Le dernier, d'ailleurs, ne m'in-
pire pas grande confiance, car il semble dire qu'il a tiré le fait d'un
ouvrage de Barthélémy de Lucca; or, le seul écrivain que je connaisse
sous ce nom, est un évéque de Torcello, mort en 4537. Je ne vois pas
trop comment cet évêque, qui ne passa jamais pour un saint (à telles
enseignes qu'il fut excommunié) aurait pu attester un événement survenu
nenf ans après sa mort.
Olaus Magnas , dans son livre sur les nations du nord , traite plusieurs
fois la question , mais toujours en termes généraux. Ce qui l'occupe sur-
tout, c'tst de trouver une explication pour le phénomène, et non d'en
prouver la réalité; il ne lui vient pas à l'esprit que le fait puisse être
contesté.
Suivant lui, c'est des exhalaisons terrestres fécondées par l'action du
soleil, que se forment au milieu des airs les différens êtres organisés qui
retombent ensuite sur la terre. « Ce phénomène , dit-il , s'observe dans
nos pays septentrionaux tout aussi bien que dans les autres, et peut-être
même y est plus commun, à cause de la grande abondance de mines,
d'où s'élèvent des vapeur sulfureuses. Quoi qu'il en soit, il n'est pas
rare de voir tomber des nues tantôt des insectes, lanôt des grenouilles
ou des poissons, quelquefois des grains de froment, d'autres fois des se-
mences d'une plante légumineuse, qui, mises en terre, germent et portent
des fleurs bleues. Nos livres modernes d'histoire, ajoute-t-il, négligent
le plus souvent de mentionner ces faits, qui arrivent à des époques in-
déterminées, et auxquels on n'attache plus la même importance qu'au-
trefois; mais on en a recueilli un grand nombre dans un livre récemment
publié à Nuremberg. »
Dans ce passage (livre xx, chap. 50) et dans un autre ( livre xvm >
«hap. 20), il parle de lemmings qu'on aurait vu tomber toutvivans dans
divers cantons de PHeisingie et dans les provinces voisines du diocèse
cfUpsal. «Il parait, dit-il, qu'ils auront été enlevés de terre par quelque
<coop de vent et transportés ainsi de pays peut-être fort éloignés jusqu'en
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498 REVUE DES DEUX MONDES.
ceux où l'orage venant à éclater, ils tombent avec la pluie. Ils ont dû
faire le trajet en très peu de temps, puisque ceux qu'on saisit au mo-
ment où ils viennent de loucher la terre ont dans l'estomac des herbes
non encore digérées. »
Il est étrange que l'archevêque n'ait pas songé à rapporter à la même
cause toutes les pluies d'êtres organisés. Cardan, au contraire, l'a trop
généralisée en voulant l'appliquer même aux cas des pierres tombées du
ciel; voici en effet comme il s'exprime au livre xvi de son traité De
subtililate.
« Les effets que peut produire la force des vents sont véritablement
prodigieux. Sur le sommet des montagnes , en particulier, leur violence
est extrême, et j'ai pu en juger par moi-même une fois que je traversais
l'Apennin. Un coup de vent m'emporta mon chapeau, que je vis fuir loin
de moi avec la rapidité du carreau lancé par l'arbalète. Peu s'en fallut
qu'il n'allai tomber avec la pluie dans une des villas voisines , ce qui eût
fait sans doute crier au miracle. Ce vent était si fort qu'il rejeta en côté,
de près de deux pas, le cheval que je montais, et je vis le moment où
nous allions être précipités tous les deux du haut en bas des rochers.
J'avais lu dans le Poge que la ville de Borghello avait été renversée par
le vent; qu'il en avait été de même de la chapelle de Sainte-Rosine, et
qu'un cabaret avait été transporté tout entier à une assez grande dis-
tance du lieu où il avait été construit. Je regardais cela comme fabuleux,
mais, depuis ce qui m'est arrivé à moi-même, je suis très disposé à y
croire. Il n'y a donc pas lieu de s'étonner s'il pleut parfois des grenouil-
les , de petits poissons et des pierres , car les grenouilles et les poissons
auront été pris par quelque ouragan dans les marais et les lacs placés an
sommet de quelque montagne; quant aux pierres, elles auront été en-
levées à l'état de poussière, puis le vent venant à comprimer violemment
ces paiticules désagrégées, les aura forcées à s'unir en masses solides.
Ce qui me semble confirmer cette conjecture, c'est que c'est presque
toujours au pied des hautes montagnes ou dans les vallée» voisines qu'on
a observé ces pluies étranges. » s
Rondelet , dans son Histoire des animaux aquatiques, consacre un cha-
pitre à la grenouille qui tombe du ciel, et examinant successivement les
diverses hypothèses proposées à ce sujet , il s'arrête à celle que nous
avons déjà vue, avancée par Olaus Magnus. « C'est, dit-il , au milieu des
pluies et des tempêtes que nous arrivent ces sortes de grenouilles les-
quelles ressemblent pour la forme à la rana rubeta, ainsi que l'avait déjà
remarqué Aiistote. Elles se forment au sein des nues, d'où elles retom-
bent ensuite sur la terre. Quelques personnes à la vérité conçoivent dtflfc-
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SCIENCES NATURELLES. 199
remment la chose , et disent que ce sont de petites grenouilles des marais
qui ont été enlevées soit par l'action des astres, soit par la violence des
vents, et qui retombent après un certain temps ; elles allèguent à l'appui
de leur opinion que la chose n'arrive que lorsque le temps est à l'orage
et à la pluie. Il y a enfin des gens qui nient absolument que ces animaux
nous viennent d'en haut ; suivant eux , ce seraient tout simplement des
crapauds qui f jnt leur demeure ordinaire sous terre , et qui en sortent
quand ils sentent approcher l'orage ; mais cette manière de voir est
démentie par l'expéiieuce journalière et par le témoignage des plus
graves écrivains. Le fait est merveilleux sans doute, mais la nature est
pleine de merveilles que nous n'expliquons pas plus que celle-là et qu'il
nous font pourtant admettre. »
Plusieurs naturalistes après Rondelet soutinrent encore l'ancienne opi-
nion , ou eurent occasion de citer de n niveaux faits qui pouvaient la
confirmer. Ainsi, Panllini, qui écrivait vers la fin du xvne siècle, par-
lant des envies de femmes grosses, dit qu'une paysanne enceinte voulut
qu'on lui fit une fricassée de grenouilles qui étaient ainsi tombées;
c'est du curé du village qu'il tenait cette anecdote.
Bientôt cependant vint une époque où les littérateurs décidèrent de
Ce qu'on devait croire en histoire naturelle. Ils firent, par exemple, de
leur pleine puissance disparaître du sein des roches les coquilles fos-
siles; celles qu'on trouvait sur le sommet des montagnes s'étaient dé-
tachées du camail de quelque pèlerin; les écailles d'huître qui forment
tonte une assise à la butte Montmartre provenaient des balayures de
quelque cabaret où nos aieox allaient déjeûner. Qui se fût avisé alors
4e parler de pluies de grenouilles eut été sifflé à toute outrance , et l'on
aurait été témoin du phénomène qu'on se serait bien gardé d'en parler (4).
Cependant il se trouvait encore de loin en loin quelque personne qui ,
motus sensible au ridicule , plus éloignée de ce oenlre de sapienee , osait
(x) On n'eut pas été mieux reçu à parler des pluies de pierres, et plusieurs
années même «près le travail de Levoisier, les récits les plus authentiques de «s
sortes d"évènemens étaient accueillis avec uo profond mépris par des hommes qui
s'étaient constitués juges dans toutes les questions seientifitnies. Voici comment
ua d'eux s'exprime à l'occasion de la chute d'aérolithes observée à Barbotan et
aussi bien attestée que puisse l'être un fait : « Combien ceux de nos lecteurs qui
s'occupent de physique et de météorologie ne gémiront-ils pas aujourd'hui en
voyant une municipalité entière consacrer par un prncès-verhai en bonne forme
des bruits populaires qui ne peuvent qu'exciter la pitié , nous ne dirons pas seu-
lemeot des physiciens, mais de lotis les hommes raisonnables ! »
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900 REVUE DES DEUX MONDES.
dire ce qu'elle avait vu , l'imprimer même dans un journal de province»
Un de ces récits a été analysé par Sigaud Lafond, qui n'indique pas le
recueil où il Ta pris.
« En 4777 , il tomba, dit-il, dans le village de Troly, généralité de
Soissons, pendant un orage, une pluie chaude et forte accompagnée de
crapauds. U en tomba , dit-on , sur deux femmes qui étaient en route ,
dans les paniers que portaient les chevaux sur lesquels elles étaient mon-
tées , et il y en eut en si grande quantité, qu'elles furent obligéesde mettre
pied à terre. Quelques physiciens, ajoute Sigaud, conjecturèrent que les
grenouilles et les crapauds déposant leur frai dans des eaux marécageu-
ses, ce frai avait pu être enlevé avec les vapeurs que la terre exhaie,
et qu'ayant resté assez de temps exposé à la chaleur des rayons du soleil,
il en est éclos les animaux dont nous venons de parler (4). »
Ceux qui proposaient cette conjecture n'avaient, à coup sûr, jamais
étudié le phénomène de l'évaporation et ne méritaient guères le nom de
physiciens. Quoi qu'il en soit, un fait reste pour ce qu'il est, quelle que
soit l'explication dont on veuille l'accompagner, et celui dont nous par-
lons était remarquable en ce qu'il était à l'abri des causes d'erreurs
invoquées par les critiques; car ce n'était pas, à coup sûr, des fentes de
la terre que sortaient les petits crapauds qui remplirent les paniers placés
sur le dos des chevaux.
Les pluies de froment, de graines légumineuses et d'insectes mention-
(i) Uue opinion qui à quelques égards se rapproche de celle-ci, et qui parti-
cipe également des idées d'Olaus Magnus et de Paracelse, est celle que soutient le
chanoine Gaftarel dans un ouvrage singulier, publié en 1626, sous le titre de
Curiosités inouïes.
Apres avoir cité plusieurs cas de paliugénésie, et entre autres l'histoire bien
connue du médecin polonais qui, en exposant à la flamme d'une bougie un bocal
contenant des cendres de rosier, y faisait naître une rose aussi fraîche que si on
venait de la'cueiUir, le chanoine arrive à cette conclusion que long-temps après leur
désagrégation les particules constituantes d'un corps , même organisé, conservent
de la tendance i reprendre leur dernier arrangement , et ainsi peuvent, si les cir-
constances sont favorables , donner de nouveau naissance à ce corps. Il ajoute :
« Cest par aventure la raison qu'il pleut souvent des grenouilles, car le soleil es-
levant des vapeurs de quelque marescage, où les grenouilles, après sis: mois,
disent les naturalistes, se changent en limon; il se peut faire que ces vapeurs qui
en proviennent, échangées en nuées espaisses, peuveut exciter par la chaleur du
soleil les formes des grenouilles, lesquelles , rencontrant les qualités propres i la
génération , sont vivifiées et rendues vivantes. •
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SCIENCES NATURELLES. 20f
nées d'une manière générale dans le passage que j'ai cité d'Olaas Ma-
gnus ont été observées depuis à diverses reprises, et on en a des récits
très circonstanciés. Pour le froment, l'historien de Thou rapporte qu'il
en tomba , en 4548, aux environs de Villach en Carinthie. « On assure >
dit-il, qu'on en fit même du pain qui fut présenté à l'empereur Charles Vj
ce qui est certain , c'est qu'on lni porta quelques-uns de ces grains tombés
des nues. »
Bien des années après on crut voir le même fait se reproduire et dans
Jes mêmes lieux; le 4er mars 4691 , pendant un orage très violent, il
tomba, au milieu de la pluie et de la grêle, une si grande quantité de
grains que chacun put en recueillir considérablement. Marc Gerberius,
médecin à Laubach , prit des informations à ce sujet, et obtint un grand
nombre de témoignages qui ne laisssaient matière à aucun doute; mais
s'étant procuré de ces graines, il vit que ce n'était pas réellement du blé,
et il supposa que c'était plutôt des pépins d'épine-vinette. L'abbé Nollet,
d'après la description donnée par Gerberius et par d'autres personnes ,
suppose que les corps ainsi recueillis n'étaient pas même des graines ,
mais les bulbes des racines de la petite chelkloine. Ces bulbes, rampant
pour la plupart à la surface du sol , auraient été enlevés par le vent avec
4a plante déracinée , et la fermeté de leur structure leur aurait permis de
résister plus longuement à la destruction.
Les graines légumineuses dont parle l'archevêque d'Upsal, et qui, sui-
vant lui, donnent naissance à une plantée fleur bleue, étaient probable-
ment des graines de lupin. Il n'y a pas trente ans qu'il en tomba en abon-
dance dans une partie de l'Espagne; un courrier en rapporta en France
toute une poignée et en donna à plusieurs personnes de ma connaissance.
J'ai déjà eu occasion de rappeler ce fait dans un journal quotidien ( h
Temps , 42 décembre 4854 ).
Quant aux insectes qui arrivent par l'air (j'entends ceux qui sont dé-
pourvus d'ailes) , cela a été vu tant de fois , qu'il est presque inutile d'en
citer aucun cas particulier ; ceux qui voudront voir sur ce sujet des obser-
vations très bien faites, pourront consulter une lettre adressé à Réaumur
par le célèbre entomologiste de Géer. Les sceptiques, à cette occasion,
prétendaient aussi que ces vers que Ton trouvait à la surface de la neige
étaient sortis de dessous terre ; mais le naturaliste suédois fait remarquer,
d'une part, que le sol sous-jacent était gelé à trois pieds de profondeur x
et de l'autre , que les mêmes insectes se présentaient sur la croûte glacée
de grands 1* es , et au milieu tout comme aux bords.
Les pluies de poissons dont parlent Olaus Magnos et Cardan ont été
moin* souvent observées ; cependant j'aurai tout-à-1'heure à en citer quel-
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ÎSfâ REVUE DBS DEUX MONDES.
qnes exemples bien authentiques, mats c'est par les plaies de grenouilles
que je dois commencer.
Je ferai remarquer en passant qne ce n'est pas seulement dans l'ancien
monde qu'on a parlé de batraciens tombant du ciel pendant an orage, et
que la même croyance a été retrouvée en Amérique; ainsi , le père Ray-
mon Breton, qui, dans son dictionnaire caraïbe, a souvent donné des ren-
seignemens curieux sur divers points d'ethnographie et d'histoire natu-
relle américaines, remarque à l'occasion du mot hovatibi tibi, qui signifie
grenouille, que « l'on en voit quelquefois tomber de petites avec lapluie. »
Sans m'arréfer davantage à ces citations qu'il ne me serait pas difficile
de multiplier, je passerai aux témoignages qui se rapportent à des évène-
mens récens. Le premier que je citerai a été observé à trente lieues de
Paris , et pourtant, c'est seulement dans un ouvrage anglais, le Magazine
ofnatural history qu'on en trouve la relation.
« Lorsque j'étais à Rouen, au mois de septembre 4828, dit M. Loudon,
éditeur du recueil que je viens de nommer, j'appris d'une famille anglaise,
établie dans les environs de cette ville , que pendant un violent orage ac-
compagné d'un vent furieux , et au milieu d'éclairs qui interrompaient
par intervalle une obscurité presque aussi profonde que celle de la nuit,
on vit tomber sur la maison, dans les cours et dans le jardin, une multi-
tude innombrable de petites grenouilles; le toit, les appuis des fenê-
tres, les allées sablées, en étaient couverts. Ces animaux étaient très
petits, mais parfaitement formés; tous étaient morts. La journée suivante
ayant été très chaude, ces grenouilles se desséchèrent, et ne paraissaient
après cela que comme de petites pelottes de la grosseur d'une tête d'épin-
gle. (Magazine of natural history, tome il p. 405. )
Un fait tout semblable est rapporté dans un des numéros de novembre
4828 du Belfast chronicle. « Il y a quelques jours, dit le rédacteur du
journal , que deux gentlemen qui s'étaient assis pour causer sur une des
bornes de la chaussée aux environs de Bushmills , furent surpris par on
orage, et virent tomber de tous côtés une pluie serrée de grenouilles à
demi formées. Quelques-uns de ces animaux ont été recueillis, et on
peut en voir conservés dans l'esprit de vin, chez les deux apothicaires
établis à Bushmills. »
Quoique ces deux faits se trouvent consignés dans an recueil assez
connu des naturalistes français , il ne parait pas que nos savans y aient
fait attention , et la question des phiies de grenouilles semblait devoir
rester encore long-temps dans l'oubli , lorsqu'une communication assez
peu importante en elle-même devint une occasion pour que des observa-
tions plus concluantes acquissent de la publicité.
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SCIENCES NATURELLES. 203
Le mercredi \ 5 octobre 1 834, on lut à l'Académie des sciences une lettre
d'an M. Marinier, qui disait qu'au mois d'août, parcourant une grande
route du département de Seine-et-Oise, il avait observé une partie de ce
chemin couverte d'une multitude de petits crapauds de la grosseur d'an
haricot , quoiqu'un quart d'heure auparavant il n'en eût vu aucun sur ce
même point de la route ; il ne doutait point qu'ils ne fussent tombés du
ciel avec une forte pluie qui était survenue dans l'intervalle.
M. Dumeril fit remarquer à celle occasion que rien ne prouvait que ces
crapauds fussent tombés d'en haut, et qu'il était au contraire infiniment
probable qu'ils étaient sortis des crevasses de la terre pour venir chercher
l'humidité à la surface. Il ajouta que presque toutes les histoires de pluies
de crapauds ne reposent pas sur des fondemens plus solides , et que tous
ces laits si étranges sont maintenant appréciés à leur juste valeur par
ceux qui connaissent les habitudes des batraciens.
A la demande de plusieurs membres de l'Académie, M. Dumeril promit
de développer ces réflexions dans un rapport sur la lettre de M. Marinier.
Il fit en effet ce rapport dans la séance suivante, et appuyant l'opinion
qu'il avait émise de celle de Redi et de quelques autres bons observateurs ,
il fit voir que dans un grand nombre de cas on avait pu se tromper sur
l'origine des petits batraciens qu'on voyait fourmiller à la surface du sol. II
rapporta de plus deux exemples de ces apparitions subites dont il avait été
témoin lui-même, une fois en Picardie, dans des marais aux environs
d'Amiens, l'autre en Espagne dans des prairies à quelques pas de Mar-
bella. Pour cette dernière , ajouta-t-il, M. Desgenettes pourra peut-être
se la rappeler.
Dans son rapport, M. Dumeril soutenait l'opinion qui lui paraissait la
ttiieux fondée , mais il était loin de vouloir la faire prévaloir en dissimulant
*es faits qui y pouvaient paraître contrai res; aussi douna-t-il, immédiate*
*toent après, communication d'une lettre qui lui avait été adressée à ce
^ojet par nne dame de ses clientes , quoiqu'elle semblât fournir un très
*wt argument contre les conclusions qu'il avait prises.
« En septembre 1804 , dit cette dame , je chassais arec mon mari dans
1« parc du château d'Oignois (près de Senlis), que nous habitions; il était
environ midi lorsque le tonnerre gronda fortement, et tout à coup le jour
lut obscurci par un énorme nuage noir. Nous nous acheminâmes de suite
>rers le cliâleau , dont nous étions encore assez éloignés ; un coup de ton*
sierre d'une force extraordinaire rompit le nuage qui versa sur nous un
torrent de crapauds mêlés d'un peu de pluie. Celte pluie me parut durer
fort long-temps ; cependant , en y réfléchissant depuis , je suis à peu près
certaine qu'elle a continué moins d'un quart d'heure. »
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504 RBVUE DES DEUX MONDES.
La première communication avait suffi pour rompre la glace et les nsi-
selgnemens sar les plaies de grenonilles allaient arriver de tontes parte.
Déjà , dans cette même séance, on avait entendu le récit d'an fait sem-
blable. La dame dont nous venons de parler n'avait pas cru devoir se
nommer; mais l'autre observateur était un savant bien connu , et dont
le témoignage ne pouvait sons aucun rapport être suspect.
Voici ce qu'écrivait M. Peifier :
* A l'appui de la communication faite dans la précédente séance par
M. le colonel Marinier, je citerai un fait dont j'ai été témoin dans ma
jeunesse. Un orage s'avançait sur la petite ville de Ham , du département
de la Somme , que j'habitais alors, et j'en observais la marche menaçante,
lorsque tout à coup la pluie tomba par torrens. Je vis aussitôt la place de
la ville couverte de petits crapauds. Étonné de leur apparition , je tendis
la main , et je reçus le choc de plusieurs de ces animaux. La cour de la
maison était également remplie. Je les voyais tomber sur un toit d'ardoise
et rebondir sur le pavé. Tous s'enfuirent par les ruisseaux qui s'étaient
formés et furent entraînés au dehors de la ville. Une demi-heure après
la place en était débarrassée, sauf quelques traînards qui paraissaient
froissés de leur chute. Quelle que soit la difficulté d'expliquer le transport
de ces reptiles , je n'en dois pas moins affirmer le fait qui a laissé des
traces profondes dans ma mémoire par la surprise qu'il me causa. »
Dans la séance du ST octobre, il n'y eut pas moins de quatre commu-
nications sur le même sojet : voici à peu près ce qu'elles contenaient.
« J'étais, dit M. Huard, à Jouy, au mois de juin 1855, et je me rendais
à l'église pour assister au baptême d'un enfant nouveau-né, accompagné
du parrain , de la marraine et de la nourrice. Un orage nous surprit , et
je vis tomber du ciel des crapauds; j'en reçus sur mon parapluie; le sol
était couvert d'une quantité prodigieuse de crapauds fort petits qui sautil-
laient, et je les vis aussi sur un espace de plus de deux cents toises qui
me restaient à parcourir, et pendant environ dix minutes. Les gouttes
d'eau qui tombaient en même temps n'étaient guère plus nombreuses que
les crapauds. »
La seconde lettre était de M. Zichel, qui rapportait qu'étant en 480$
sous-lieutenant au 10e régiment de chasseurs , et commandant un piquet
de vingt-cinq chevaux sous les murs de Burgos, il vit tomber, à travers les
branches dont il s'était formé une sorte de petit toit , une quantité innom-
brables de petits crapauds.
Dans la troisième lettre. M. L. Gayet , actuellement employé an minis-
tère du commerce (cabinet du ministre), racontait le fait suivant : « Dans
l'été de 1794, je faisais partie , dit-il, d'une grand'garde de cent cinquante
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r
SCIENCES NATURELLES. 205
Sommes fournie par le 5e bataillon du Nord , cantonné à cette époque
<Ians le village de Lalain, département du Nord, près l'abbaye de Fîmes,
ans environs du territoire que les Autrichiens avaient inondé pour dé-
fendre la ville de Valenciennes , assiégée par les Français. Il faisait très
ehaud, et duntnt la matinée, les rayons du soleil avaient fait élever sur
les lieux inondés des vapeurs épaisses qui montaient en forme de colonne;
tout à coup vers les trois heures de l'après-midi , il tomba une pluie si
abondante, que les cent cinquante hommes de lagrand'garde furent obli-
gés, afin de n'être pas submergés, de sortir d'un grand creux où ils s'é-
taient abrités; mais quelle fut leur surprise lorsqu'ils virent tomber sur
le terrain d'alentour un nombre considérable de crapauds de la grosseur
d'une noisette ! Ne pouvant croire qu'ils tombassent avec la pluie, j'éten-
dis à hauteur d'homme mon mouchoir dont je fis maintenir les deux
bouts opposés par on de mes camarades; j'y reçus en peu de temps on
nombre assez considérable de crapauds dont plusieurs étaient encore à
l'état de têtards.
Durant cette ploie, qui dura une demi-heure, les cent cinquante
hommes de la grand' garde sentirent distinctement les chocs multipliés
de ces petits crapauds, et plusieurs soldats après l'orage en trouvèrent
qui étaient restés dans les replis de leurs chapeaux à cornes. »
La quatrième lettre n'est pas moins concluante.
« L'un des derniers dimanches d'août 4804, après plusieurs semaines
de sécheresse et de chaleur, et , à la suite d'une matinée étouffante , un
orage éclata vers trois heures de l'après-midi sur le village de Frémar, à
quatre lieues d'Amiens. Je me trouvais alors, dit l'auteur de cette lettre
(M. Duparcque), avec le curé de la paroisse; en traversant le clos peu
étendu qui sépare l'église du presbytère, nous fûmes inondés; mais ce
qui me surprit, ce fut de recevoir sur ma figure et sur mes vétemens de
petites grenouilles. « Il pleut des crapauds, me dit le vénérable curé qui
« remarqua mon étonnement, mais ce n'est pas la première fois que je
« vois cela. » Un grand nombre de ces petits animaux sautaient sur le
sol. En arrivant au presbytère, nous trouvâmes le plancher d'une des
chambres qui était tout couvert d'eau , la fenêtre du côté d'où venait l'o-
rage étant restée ouverte; le plancher était formé de briques étroitement
scellée entre elles , ainsi les animaux n'avaient pu sortir de dessous
terre; l'appui de la croisée était élevé de deux pieds et demi environ au-
dessus du sol, ainsi ils n'avaient pu pénétrer du dehors en sautant. D'ail-
leurs la chambre était séparée de la pièce d'entrée par une grande salle
à manger ayant deux croisées ouvertes, mais dans une direction telle que
la pluie n'avait pu y pénétrer; aussi n'y trouvait-on ni eau ni grenouilles,
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206 REVUE DES DEUX MONDES.
je dis grenouilles, car, à la couleur verle du dos, à la blancheur du
ventre et à rallongement du train de derrière , il était aisé de les recon-
naître pour telles. »
Dans la séance du 26 novembre, on eut sur le même sujet une com-
munication de M. Berthier, étudiant en médecine, élève interne à l'hô-
pital Saint-Louis.
a Vers la fin du mois d'avril 4850 , je chassais , dil-il , près de Marrât»
village peu distant d' A vallon, département de l'Yonne. Une pluie qui
survint pendant une chaleur étouiïanle m'obligea de me réfugier dans
une hutte de pâtres. Après une première ondée de cinq à six minutes ,
je me disposais à me remettre en route, lorsque, levant la tète pour re-
garder la direction des nuages, je reçus sur le visage cinq à six petits
corps qui me semblèrent des gouttes de pluie; mais en regardant autour
de moi, je vis qu'avec la pluie il tombait de petits crapauds, dont quel-
ques-uns étaient gros comme une forte noisette; mon chien, qui jusque-
là s'était tenu en avant, vint, en apparence fort effrayé, se blottir entre
mes jambes , en faisant entendre des cris plaintifs. Quelques minutes
après, la pluie augmenta avec violence; et lorsque je quittai mon abri,
où j'avais été obligé de revenir, l'eau qui ravinait la pente où je me
trouvais avait entraîné une grande partie de ces batraciens. Cependant,
sur tout l'espace que je traversai pendant près d'un quart d'heure de
marche, la terre en était couverte d'une quantité considérable. »
Parmi les communications faites à l'Académie, il en arriva une qui se
rapportait à une pluie de poissons; mais avant d'en parler, je dois dire
que j'ai reçu encore , et de plusieurs témoins oculaires , d'autres rensei-
gnemens plus ou moins concluans , relativement aux pluies de grenouilles.
En 4821 , dans un village situé à quatre lieues de Stenay, départe-
ment de la Meuse, un orage violent ayant éclaté pendant la nuit, on
trouva le matin tant de grenouilles et de crapauds dans la rue, qu'on ne
pouvait faire un pas sans en écraser plusieurs. On apprit avec surprise
que les villages des environs n'avaient eu ni pluies, ni crapauds, mais
on sut anssi qu'un château situé à un quart de lieue avait eu se$ fossés et
6ea mares desséchés complètement par un tourbillon; or, comme ces
fossés et ces mares étaient peuplés auparavant d'une multitude innom-
brable de grenouilles et de crapauds, on resta convaincu qu'ils avaient
été enlevés de ces lieux par la trombe , laquelle les avait ensuite laissés
retomber sur le village dont nous parlons.
La conjecture est assez bien fondée; toutefois la chose serait plus sûre
si on avait vu tomber les crapauds; l'observation suivante, au contraire,
est tout-à-fait exempte d'hypothèses.
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SCIENCES NATURELLES. 307
An mois d'août 4833, M. N. Desvergiers, marchant sur un chemin
poudreux sur la grande route de Trieste à Vienne, vit, ainsi que son
compagnon de voyage, tomber sur la poussière de larges gouttes de
pluie, et tous deux, à leur grande surprise, reconnurent qu'au centre
de beaucoup de ces gouttes étaient de petits crapauds , dont quelques-
uns semblaient tout froissés de leur chute , tandis que d'autres étaient
fort alertes et s'empressaient de gagner, en sautillant, les fossés dont la
route est bordée.
Au bout de quelques minutes, ces gouttes d'eau cessèrent, et elles
ne furent pas suffisantes pour pénétrer la couche de poussière , qui était
lort épaisse.
M. Desvergiers avait auparavant entendu parler de pluies de crapauds ,
mais jusque-là il regardait ces récits comme mensongers.
Pour terminer cet article, qui est peut-être déjà beaucoup trop long,
H ne me reste qu'à rapporter quelques faits relatifs aux pluies de poissons.
Le premier a été communiqué à l'Académie dans la séanee du 5 novem-
bre. L'observateur est M. Vital Masson, curé de Belligné, canton de
Varade , département de la Loire-Inférieure.
« Dans l'été de 4820, dit M. Masson, j'étais maître d'étude au petit
séminaire de Nantes, et je passais avec les élèves les jours de congé
dans une maison de campagne située à un quart de lieue de la ville. Un
jour, pendant que j'étais à cette campagne, il survint un orage; lorsque
la pluie eut cessé, je fis une promenade, accompagné de cinq ou six
élèves de quinze à seize ans. Quelle fut notre surprise de voir tout à coup
une quantité prodigieuse de petits poissons de neuf à douze lignes de
longueur qui sautillaient sur l'herbe mouillée, et cela dans un chemin
long de quatre cents pas ! »
Le second fait est consigné dans un des derniers numéros du Journal
asiatique de Calcutta. La pluie de poissons eut lieu le 47 mai 4854 , dans
le voisinage d'AUahabad, ville située au confluent du Gange et de la
Jumna. On en a le récit officiel par les zemiiidars (seigneurs) du village ,
récit pleinement confirmé par le témoignage d'une foule d'autres
babitans.
« Vers midi, disent-ils, le vent soufflant de l'ouest et le ciel étant
chargé de quelques nuages, il vint tout à coup un violent coup de vent
accompagné de beaucoup de poussière, et on vit, pendant quelques instans,
tous les objets comme à travers un voile jaunâtre. Ce souffle paraissait
ne se faire sentir que sur une largeur de quatre cents yards environ y
mais il était très violent, enlevant les toits des maisons et arrachant les
arbres qui se trouvaient dans sa direction. Quand la bourrasque eut passé.
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908 REVUE DES DEUX MONDES.
on trouva, sur on terrain situé au sud du village et dans un espace de
deux arpens, une quantité de poissons desséminés çà et là (au moins
trois à quatre mille). Us appartenaient tous à la même espèce, le
chalwa (clupea cultrata). Leur longueur était d'environ un empan, et
leur poids d'une livre. Us étaient , quand on les trouva , tous morts et
secs à la superficie. L'étang le pins voisin se trouve à environ une demi-
mille au sud du village; la Jumna est à trois milles dans la môme direc-
tion, le Gange à quatorze milles vers le nord. »
M. T. Brown , à qui nous devons une nouvelle édition de l'excellent
ouvrage de White (natural History ofSelborne) , rapporte dans une des
notes qu'il a jointes au texte original qu'il y a douze ans environ , il
tomba dans le Kinross-Shire une pluie de petits harengs. Plusieurs per-
sonnes de ma connaissance , dit-il , recueillirent un grand nombre de
ces poissons dans les champs situés autour de Loch-Leven.
On doit peut-être aussi rattacher aux pluies de poissons le fait men-
tionné par Ellis dans ses recherches sur la Polynésie. Après avoir parlé
des poissons de mer et des poissons d'eau douce , qui offrent un aliment
aux Olahitiens ou aux habitansdes lies voisines, il ajoute : « Il me reste
à parler d'un phénomène que les naturels ne savent trop comment ex-
pliquer. Dans des creux de rochers et dans d'autres places où se rassem-
ble l'eau tombée du ciel , mais où celle de la mer et des rivières ne sau-
rait, à ce qu'ils assurent, trouver accès, on rencontre quelquefois des pois-
sons petits, mais bien formés. J'ai entendu souvent les gens exprimer
leur surprise de trouver des poissons en pareil lieu et sans qu'on pût dire
comment ces animaux y étaient venus. Us les nomment topataua, ce qui
signifie goutte de pluie, supposant qu'ils doivent être tombés des nues
avec la pluie. »
S'il est vrai que ces poissons se trouvent dans des creux de rochers, on
ne voit guère comment on pourrait se rendre compte de leur présence
autrement que ne le font les naturels. Si on les rencontrait seulement
dans des mares, il y aurait une explication plus naturelle du fait, puisqu'il
est reconnu que dans les pays chauds certaines espèces de poissons, qui
habitent des marais desséchés pendant nne partie de Tannée, s'enfoncent
dans la vase lorsque l'eau disparaît, et passent lenr été, comme nos gre-
nouilles leur hiver, ensevelies dans une terre humide. Sur les côtes de
France même , on voit quelque chose de semblable ; le lançon, lorsque
la mer se retire, s'enterre dans le sable, et pendant la basse-mer, il est
quelquefois à plusieurs pieds au-dessus du niveau de l'eau.
Gomme dernier exemple d'une pluie d'êtres organisés, je crois pouvoir
liter un fait rapporté par Dobrizhoffer dans son histoire des Abipones ,
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SCIENCES NATURELLES. 209
tome u , page 384. « Une fois, dit-il, après on violent orage qui avait
éclaté sur le village du Rosaire (Paraguay) , les places et les rues furent
couvertes d'une multitude innombrable de sangsues; comme c'était un
phénomène dont nous n'avions jamais oui parler, ce fut pour nous un
sujet d'éfonnement et de divertissement; nos Abipones, au contraire, n'y
trouvaient pas matière à rire , car comme il marchent toujours sans chaus-
sure, ces sangsues s'attachaient à leur jambes et les piquaient cruelle-
ment. Au reste, leur tourment ne fut pas de longue durée, car, en moins
d'une heure, toutes les sangsues avaient disparu , s'étant retirées, suivant
toute apparence, dans les marais du voisinage. »
Parmi les diverses espèces dont se compose le genre sangsue , il en est
qui vont assez fréquemment à terre poursuivre les lombrics , et on pour-
rait supposer que celles qui se montrèrent tout à coup dans les places et
les rues du Rosaire étaient sorties spontanément des marais voisins. Ce-
pendant on ne voit pas ce qui eût pu déterminer cette émigration en
masse qui était un sujet d'étonnement pour les missionnaires établis de-
puis quatre ans dans le pays, et parait même l'avoir été pour les Indigènes.
Il y a donc lieu de penser qu'elles avaient été transportées par une trombe
qui éclala sur le village.
A Geylan et dans les lies voisines, on trouve une petite sangsue qui,
dans la saison des pluies, vit au milieu désherbes, et devient très incom-
mode aux voyageurs qui cheminent les jambes nues. Mais rien de sem-
blable ne se voit au Paraguay.
Roulix.
TOHE IV. 14
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POÈTES
ET ROMANCIERS MODERNES
DE LA FRANGE.
XIX.
SERVITUDE ET GRANDEUR MILITAIRES. ,
Autrefois dans les temps antiques, ou même en tout temps , à
un certain état de société commençante , la poésie , loin d'être une
espèce de rêverie singulière et de noble maladie, comme on le
voit dans les sociétés avancées, a été une faculté humaine, géné-
rale, populaire, aussi peu individuelle que possible, une œuvre
sentie par tous, chantée par tous, inventée par quelques-uns
sans doute, mais inspirée d'abord et bien vite posséd ée et rema-
niée par la masse de la tribu , de la nation. A mesure que la ci-
vilisation gagne , que la société s'organise et se raffine , la poésie,
primitivement éparse, se concentre sur quelques têtes et s'indivi-
(x) Félix Bonnaire, rue des Beaux-Arts, zo. — Victor Magen, quai dea
Augustin*, ax.
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POÈTES ET ROMANCIERS MODERNES DE LÀ FRANGE. 211
dualise de plus en (dus. Il y a un admirable moment où l'élite ,
sinon l'ensemble d'une société, demeurant capable de participer
encore à l'œuvre de poésie , mais seulement par l'intérêt commun
qu'elle y apporte, cette œuvre tout accomplie» tout élaborée, lui
est offerte par d'illustres individus privilégiés qui seuls ont acquis
et mûri l'art de charmer avec profondeur, d'enseigner avec en-
chantement. Passé ces glorieuses époques qu'enfante un concours
de circonstances, ménagées souvent durant des siècles, l'intérêt
général et social se dissémine, se retire de plus en plus des œuvres
distinguées de poésie, que multiplient pourtant l'éducation, l'exem-
ple, le caprice des imaginations précoces et surexcitées. Les hasards
de la vogue, la mobilité des systèmes et des goûts, remplacent les
droites et sûres consécrations de la gloire. L'artiste souffre; il ar-
rive dès l'abord, sous le poids des siècles qui ont précédé, mais
aussi sous leur aiguillon, dans un monde où les premiers rôles
de la poésie et de l'art sont pris et en quelque sorte usurpés par
les ancêtres. Cette difficulté, comme c'est l'ordinaire des natures
généreuses, ne fait que l'enhardir; il s'ingénie, il repousse, il dé-
trône pour se faire jour ; par momens il tâche d'ignorer, ou de res-
taurer à d'autres momens. Il demande au ciel et à la terre des es-
paces non explorés encore, un coin où mettre sa statue comme dans
un cimetière encombré. Il sonde les souterrains, il tente les nuages.
Chaque génération de jeunesse prodigue ainsi sa fleur la plus dé-
licate à ces entreprises anxieuses, contradictoires, toujours inter-
rompues et renouvelées. Le nombre des poètes, des artistes in
petto, malgré la société et i son insu, augmente dans une pro-
gression effrayante, en même temps que les larges routes et les
issues possibles semblent diminuer. Dans la première forme de
société, chez les Klephtes, chez les montagnards des Asturies, par
exemple, chacun plus ou moins était poète, chacun exhalait au
ciel sa romance ou sa chanson, et n'en vivait que mieux et plus
allègrement, de toutes les saines et énergiques facultés de l'ame
et du corps. Ici, à cette autre phase extrême de la société, il se
crée une situation inverse. La faculté poétique qui, aux époques
intermédiaires , s'était successivement amortie et calmée dans
beaucoup d'organisations occupées ailleurs, et s'était tenue en quel-
ques hautes organisations couronnées, cette faculté revient avec
H.
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312 REVUE DES DEUX MONDES.
une sorte de recrudescence, et se remue , se loge dans un nombre
croissant de jeunes âmes. Elle y revient , non plus comme faculté
heureuse et naturelle, mais comme une maladie pénétrante, sub-
tile, une affliction plutôt qu'un don, une rosée amère à des tem-
pes douloureuses. La finesse naïve de ces âmes sensibles , pen-
sionnées, saintement ambitieuses, en opposition avec l'atmosphère
inclémente où elles vivent, s'altère bientôt et contracte presque
immanquablement une irritation, une àcreté cachée, qui passe
dans l'art, et que la sérénité des belles œuvres précédentes ne con-
naissait pas. Les œuvres nouvelles , qui sortent de ces luttes infi-
nies, de ces mondes intérieurs de souffrances, d'analyses, de
pointillemens , peqvent être belles encore, belles comme des filles
engendrées et portées dans les angoisses , belles de la blancheur
des marbres , de complexion bleuâtre, veinées, perlées et nacrées,
mais sans une certaine vie primitive et saine.
Si les œuvres de la poésie primitive, non encore arrivée à une
culture régulière , peuvent se comparer à des fruits sauvages ,
assez âpres ou quelquefois fort doux , produits par des arbres
francs et détachés au hasard sous la brise; si, au milieu de cette
' nature agreste, quelques grands poèmes divins, formés on ne
sait d'où, semblent tomber des jardins fabnleux des Hespérides;
si les œuvres de la poésie régulièrement cultivée sont comme ces
magnifiques fruits savoureux , mûris et récoltés dans les vergers
des nations puissantes et des rois , on peut prétendre que les œu-
vres de cette poésie des époques encombrées et déjà grêlées ne
sont pas des fruits, à vrai dire; ce sont des produits rares, précieux
peut-être, mais non pas nourrissans. Il y a dans les fleurs des
couleurs brillantes et des beautés qui sont de véritables dégéné-
ralions déguisées. La perle, si chère aux poètes, n'est rien autre
chose , dit-on , qu'une production maladive d'un habitant des co-
quilles sous-marines, qui répare, comme il peut, son enveloppe
entamée. L'encens, non moins cher à la poésie, et qui par son par-
fum rappelle si bien celui de quelques œuvres mystiquement ex-
quises dont nous aurons à parler, l'encens lui-même n'est guère
qu'une aberration de la vraie sève, un trésor lent sorti d'une
blessure , et douloureux sans doute au tronc qui le distille. Si
l'art , la poésie , se doivent jamais appeler le produit précieux d'un
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POÈTES ET ROMANCIERS MODERNES DE LA FRANCE. 215
mal caché, ce n'est pas de l'art, de la poésie d'Homère et de So-
phocle, ni celle de Dante , ni de celle de Shakspeare , de Molière
et de Racine , qu'on peut dire cela : ces sortes de poésies, quelque
travaillées qu'elles semblent, demeurent toujours le riche et heu*
reux couronnement de la nature, ramis felicibus arbos; mais c'est
bien de la poésie de Jean-Jacques, de Cowper, de Chatterton, du
Tasse déjà, de Gilbert , de Werther, d'Hoffmann, et de son musi-
cien Kreisler, et de son peintre Berlhold de ? Église des Jésuites, et
de son peintre Traugott de la Cour cïArthus ; c'est de toutes ces
poésies, et c'est aussi de celle de Stello, qu'on peut à boa droit le
dire.
M. de Vigny n'a pas été seulement, dans Stello et dans Chatter-
ton, le plus fin, le plus délié, le plus émouvant monographe et
peintre de celte incurable maladie de l'artiste aux époques comme
la nAtre, il a été et il est poète; il a commencé par être poète pur,
enthousiaste, confiant, poète d'une poésie blonde et ingénue. Ce
scalpel qu'il tient si bien, qu'il dirige si sûrement le long des
moindres nervures du cœur ou du front, il l'a pris tard, après
l'épée, après la harpe; il a tenté d'être, entre tous ceux de son
âge, poète antique, barde biblique, chevalier-trouvère. Quelle
blessure profonde l'a donc fait se détourner? Comment l'affection ,
le mal sacré de l'art, la science successive de la vie, ont-elles par
degrés amené en lui cette transformation ou du moins cette alliance
du poète au savant, de celui qui chante à celui qui analyse? Quel
réseau d'intimes et inexplicables douleurs a d'abord longuement
dessiné en lui toutes ces fibres ramifiées et déliées du poète souf-
frant qu'il devait plus tard mettre à nu? Pour nous, qui l'admirons
sous ses deux formes et qui espérons que l'une n'a pas irrévoca-
blement remplacé l'autre, nous essaierons de le suivre dans sa
belle vie de poète recouverte et compliquée, de le conduire du
point de départ jusqu'à son œuvre nouvelle d'aujourd'hui.
Le comte Alfred de Vigny est né à Loches en Touraine,
vers 98 , d'un père ancien officier de cavalerie, qui avait fait la
guerre de sept ans, et avait même rapporté des fraîcheurs du
bivouac une sciatique opiniâtre qui pliait sa taille, spirituel d'ail-
leurs et ami des lettres , en un mot Alfred gai comme me disait
quelqu'un qui Ta connu. Sa mère est deBeauce; des deux côtés >
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214 REVDK DES DEUX MONDES.
eomrae on voit, notre poète a racine en plein au meille or terroir
de la France. Il commença ses études & Paris dans l'institution de
M. Hix, et fut ensuite sous un précepteur. À la première restau-
ration , âgé de seize ans , on le fit entrer dans une des compagnies
rouges de la maison du roi, et lors de la suppression de ces com-
pagnies, en 1816, il passa dans la garde royale à pied. Le goût
de la guerre et celui des lettres se disputaient et se mariaient en
lui ; les unes gagnèrent con namment du terra in à défaut de l'autre.
Une des connaissances intimes de son père é tait l'aimable et spi-
rituel H. Deschamps, père des deux poètes de ce nom, et lui-
même un des derniers liens de la société littéraire de son temps.
Les jeunes Alfred et Emile s étaient connus de bonne heure, tout
enfans; ils se retrouvèrent après quelque intervalle, en 1814
ou 4815, dans un bal. Quelques mots rapides , communicatifs, les
remirent vile au fait de leurs goûts , de leurs rêves et de leurs es-
sais durant l'absence, et le lendemain ils eurent rendez-vous, dans
la matinée, pour se confier leurs vers. Ceax du poète qui nous
occupe n'étaient et ne pouvaient être encore qu'un tâtonnement;
quelques vers gracieux, mélancoliques, très roses ou très som-
bres, une ébaoche de tragédie des Maures de Grenade; mais déjà
des idées d'art inquiètes, lointaines et hors du commun. L'Ode au
JMa/feur(l)était faite, la pièce du Bal, qui indique toute une nouvelle
manière, allait venir bieaUU. Des morceaux d'André Chénier pu-
bliés par IL de Chateaubriand dans le Génie du Christianisme, et
par Millevoye i la suite de ses poésies , donnaient dqà beaucoup
à réfléchir i oet esprit avide de l'antique, qui cherchait une forme,
et que le faire de Delille n'amorçait pas. Myrto la jeune Taren-
tine , et la blanche Nérée, faisaient écloroà leur souffle cette autre
vierge enfantine, la Lesbienne Symeiha. Une société choisie et let-
tréese rassemblait chez H. Deschamps ; écoutons l'auteur des Der-
nières Paroles nous la peindre au complet dans une de ses pièces
les plus touehaote$ :
Cétait là mon bon temps , c'était mon âge d'or,
(i) Supprimé* à iort dans le volume des Poèmes. Voir l'édition de x8»t. Je
Regrette aussi que des changement important aient été faits à certaines pièces, à la
Bmm§ mdultèfr, dans les éditions postérieures à iSaa.
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POÈTES ET ROMANCIERS MODERNES DE LÀ FRANCE. 215
Où , pour se faire aimer Pichald Tivait enoor,
Cygne da paradw, qui traversa le monde,
Sans s'abattre un moment sur celte fange immonde.
Soumet , Alfred , Victor, Parseval , vous enfin
Qui dans ces jours heureux vous teniez par la main ,
Rappelez-vous comment au fauteuil de mon père
Vous veniez le matin, sur les pas de mon frère,
Du feu de poésie échauffer ses vieux ans ,
Et sous les fleurs de mai cacher ses cheveux blancs.
Les plus jeunes vantaient Byron et Lamartine,
Et frémissaient d'amour à leur muse divine ;
Les autres, avant eux amis de la maison,
Calmaient cette chaleur par leur froide raison ,
Et savaient, chaque jour, tirer de leur mémoire,
Sur Voltaire et Lekain , quelque nouvelle histoire.
Pichald y MM. Soumet, Guiraud, Jules Lefèbvre, faisaient donc
partie de ce premier cénacle qui a devancé l'autre de presque dix
ans, et qui s'est prolonge en expirant jusque dans la Muse Fran-
çaise. M. de Vigny, alors officier dans la garde, tantôt à Courbe-
vois, tantôt à Vincennes, mais toujours à portée de Paris et le
plus souvent à la ville , essayait et caressait dans ce cercle ami ses
prédilections poétiques. J'insiste sur ce point , parce qu'un très
spirituel article , inséré dans cette Revue (1) , et aussi recommanda-
ble par les jugemens que peu exact quant aux faits, a représenté
M. de Vigny comme entièrement isolé et soustrait aux relations lit-
téraires d'alors, grâce à sa vie de camp et de garnison jusqu'en
1828. M. de Vigny ne quitta véritablement Paris et ne dut inter-
rompre ses habitudes du faubourg Saint-Honoré , sa seconde pa-
trie depuis son enfonce , que lorsqu'il passa dans l'infanterie de
ligne ; sa pins forte absence , entrecoupée de retours, fut de 4825
à 1826. A cette époque il se maria , et désespérant de voir une
guerre , n'ayant pu même assister i l'expédition d'Espagne que
du haut des Pyrénées qu'il ne franchit pas , capitaine d'infanterie
comme Vauvenargues, et aussi étranger que lui à toute faveur, il
se retira du service actif; an an après , il donnait définitivement sa
(i) icr août i83a.
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216 REVUE DES DEUX MONDES.
démission. Le pouvoir qu'il avait servi avec dévouement, auquel
il tenait par ses opinions de famille et par ses affections , négligea
toujours de le distinguer en rien , et M. de Vigny ne fit jamais
rien de son côté pour se rappeler aux hommes de ce pouvoir.
Héléna et d'autres poèmes recueillis en 1822, Éloa en 1824,
avaient paru ; le roman de Cinq-Mars paraissait en 1826 et faisait
éclat. La nouvelle carrière de M. de Vigny était donc toute tracée
et par lui seul; il s'y voua sans partage, avec toute la fierté d'une
haute indépendance, enveloppée sous les formes parfaites de l'élé-
gance et de l'urbanité.
Quand j'ai insisté , pour rectifier une erreur , sur les premières
relations littéraires et les accointances poétiques de M. de Vigny,
ce n'est pas du moins que je prétende diminuer aucunement son
caractère d'originalité et l'idée qu'on se doit faire de la puissance
solitaire et méditative empreinte dans ses poèmes. Entre tous
ceux de son âge, et comme le dit le vieil Etienne Pasquier à pro-
pos de la pléiade du règne d'Henri II, entre ceux de sa volée, ii
n'en est aucun qui semble plus imprévu, plus étrange même, pro-
venu d'une source mieux recelée , dune filiation moins commode
à saisir. Contemporain par ses débuts de MM. de Lamartine et
Victor Hugo, sa manière entièrement distincte de la leur, comme
poète, est notoire. Eux, du moins, par quelque côté, par certai-
nes analogies, on peut les rattacher à la poésie française antérieure.
Le méditation de M. de Lamartine, intitulée la Retraite , ressem-
ble assez bien à quelque belle éphre de Voltaire ; Millevoye plus
fort aurait écrit quelques-unes des plus légères pièces de ce pre-
mier recueil. Les premières odes de M. Hugo ont le dessin singulière-
ment correct et classique : il n'y a pas rupture tout d'abord entre
lui et les devanciers lyriques qu'il doit surpasser. Chez M." de Vi-
gny , à part les imitations évidentes d'André Chéniër qui sont une
étude en dehors, on cherche vainement union et parenté avec ce
qui précède en poésie française. D'où sont sortis en effet Moïse,
Eloa , Dolorida ? Forme de composition , forme de style , d'où cela
esi-il inspiré? Si les poètes de la pléiade de la restauration ont pu
sembler à quelques-uns être nés d'eux-mêmes, sans tradition pro-
chaine dans le passé littéraire, déconcertant les habitudes du goût
et la routine, c'est bien sur M, de Vigny que tombe en plein la
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POÈTES ET ROMANCIERS MODERNES DE LA FRANCE. 217
remarque. Ces poètes, à en juger par lui, étaient en effet des âmes
orphelines, sans parens directs en littérature française. Hormis
M. de Chateaubriand , qui encore ne les reconnaissait pas bien au-
thentiquement , je n'en vois guère de qui ils se seraient réclamés.
Oui , dans celte muse si neuve qui m'occupe , je crois voir , à la
restauration, un orphelin de bonne famille qui a des oncles et des
grands-oncles à l'étranger (Dante, Shakspeare, Klopstock,
Byron). L'orphelin , rentré dans sa patrie , parle avec un très bon
accent, avec une exquise élégance , mais non sans quelque embar-
ras et lenteur, la plus noble langue française qui se puisse ima-
giner. Quelque chose d'inaccoutumé , d'étrange souvent, arrête,
soit dans la nature des conceptions qu'il déploie, soit dans les pen-
sées choisies qu'il exprime. Les sources extérieures du talent poé-
tique de M. de Vigny, si on les recherche bien , furent la Bible,
Homère, du moins Homère vu par le miroir d'André Chénier,
Dante peut-être, Milton, Klopstock, Ossian, Moore lui-même,
mais tout cela plus ou moins lointain et croisé , tout cela surtout
fondu et absorbé goutte à goutte dans une organisation concen-
trée, fine et puissante.
Les trois plus beaux poèmes de H. de Vigny , au jugement de
M. Magnin (1) et au nôtre, Dolorida, Moïse, Eloa, assignent à
sa noble muse des traits qui , dussent-ils ne plus se renouveler et
se varier, sont ceux d'une immortelle. Son talent réfléchi et très in*
teneur n'est pas de ceux qui épanchent directement par la poésie
leurs larmes, leurs impressions, leurs pensées. Il n'est pas de
ceux non plus chez qui des formes nombreuses, faciles, vivantes,
sortent à tout instant et créent un monde au sein duquel eux-
mêmes disparaissent. Mais il part de sa sensation profonde , et
lentement, douloureusement , à force d'incubation nocturne sous,
la lampe bleuâtre, et durant le calme adoré des heures noires, il
arrive à la revêtir d'une forme dramatique, transparente pour-
tant, intime encore. Dans le poème à' Eloa, cette vierge-archange
est née d'une larme que Jésus a versée sur Lazare mort, larme
recueillie par l'urne de diamant des séraphins et portée aux pieds
de l'Éternel , dont un regard y fait éclore la forme blanche et gran-
(i) Globe, octobre 1829.
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248 REVUE DES DEUX MONDES.
dissante. Or, suivant nous, toute poésie de M. de Vigny est en-
gendrée par un procédé assez semblable, par un mode de trans-
figuration aussi merveilleuse, bien que plus douloureuse. Il ne
donne jamais, dans ses vers ses larmes à l'état de larmes, il les
métamorphose , il en fait éclore des êtres comme Dolorida, Symé-
tlia, Eloa. S'il veut exhaler les angoisses du génie et le veuvage
de cœur du poète, il ne s'en décharge pas directement par une
effusion toute lyrique, comme le ferait M. de Lamartine, mais il
crée Moïse. Eloa elle-même peut ne sembler autre chose, en y
levant un voile, qu'une adorable et plaintive élégie d'une séduc-
tion d'amour divinisée. Pour arriver à ce vêtement complet et
chaste et transparent, que de veilles, on le conçoit! que de tissus
essayés! que de broderies quittées et reprises! Oh ! non, jamais
le vieillard que Térence appelle Celui qui se tourmentait lui-même,
ne se rongeait d'autant de soucis et de pâleur, que, dans ses efforts
silencieux vers le beau , cette pudique et jalouse muse: En maint
endroit, la poésie de M. de Vigny a quelque chose de grand, de
large , de calme , de lent; le vers est comme une onde immense ,
au bord d'une nappe, et avançant sur toute sa longueur sans se
briser. Le mouvement est souvent comme celui d'une eau , non
pas d'une eau qui coule et descend, mais d'une eau qui s'élève et
s'amoncèic avec murmure, comme l'eau du déluge, comme Moïse
qui monte. Quelquefois c'est comme un cygne immobile qui plane,
ailes étendues :
Dans un fluide d'or il nage puissamment;
ou comme une large pluie de lis qui abonde avec lenteur. Au mi-
lieu de ce calme général, solennel, il se passe en un clin-d'œil des
mouvemens prodigieux qui mesurent deux fois l'infini, comme
dans ce vers sur l'aigle blessé :
Monte atssl vite au ciel que l'éclair en descend.
Presque toutes les belles comparaisons , qui à chaque pas émail-
lent le poème d'Eloa, pourraient se détourner sans effort et s'ap-
pliquer à la muse de M. de Vigny elle-même , et la villageoise qui
se mire au puits de la montagne et s'y voit couronnée d'étoiles, et
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POÈTES ET ROMANCIERS MODERNES DE LA FRANCE. 21 9
la forme ossianesque sous laquelle apparaît vaguement d'abord
l'archange ténébreux , et la vierge voltigeante qui n'ose redescendre
comme une perdrix en peine sur les blés où l'œil du chien d'arrêt
flamboie, et la nageuse surprise fuyant à reculons dans les roseaux.
Mais surtout rien ne peindrait mieux cette muse, dans ce qu'elle
a de joli, de coquet, comme dans ce qu'elle a de grand, que
l'image du colibri étincelant et fin au milieu des lianes gigantes-
ques ou dans les vastes savanes sous l'azur illimité. M. Brizeux ,
dans un article du Mercure (1) à propos d'Eloa, rapprochait du
nom du poète ceux de Westall et du Primaltce. Ce rapport , juste
et délicat, se trouvera plus vrai encore pour Kïtty Bell, pour
mademoiselle de Coigny et madame de Saint-Aignan, ces sœurs
humaines d'Eloa , à mesure que nous avancerons dans les dédales
d'ivoire que le père de Sielto aime à construire et où il dispose ses
blanches figures. On pourrait naturellement rappeler aussi, à côté
(ÏEfoa, YEndymion de Girodet , de ce peintre ami de notre poète,
et comme lui de la race de ceux qui se tourmentent eux-mêmes.
Le point de départ de M. de Vigny en poésie a été le contraire
du convenu, du commun, au prix quelquefois d'un certain natu-
rel et d'une certaine simplicité , au prix de la verve de prime-sant
et droxcturiere , comme dirait Montaigne. Il commence une de ses
plus jolies pièces par ce vers compliqué , obscur, gracieux pour-
tant, sans qu'on sache trop pourquoi , et qui ne s'explique qu'en-
suite :
' Ils sont petits et seuls ces deux pieds dans la neige.
Le début de cette pièoe ne représente à merveille le début de
sa muse; eue fit ses premiers pas aussi péniblement que la belfe
Emma portant son amant sur la neige. Mais dans la pièce,
Charlemagne regarde et pardonne; et le pablic, qui n'est pas rai
Charlemagae , comprit peu , regarda peu , et ne se soucia guère m
de pardonner ni d'autre chose. Les poèmes recueillis en 1822,
Êloa publiée en 1824, eurent peu de succès, et, sws la prose de
Cinq- Mars, en 1826, le noua de l'auteur restait long-temps encore
(i) Mai 1829.
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220 REVUE DES DEUX MONDES.
inconnu. Ce fut une première et forte blessure pour le poète ;
blessure fièrement cachée, mais profondément ressentie. M. de
Vigny semblait peu fait d'abord pour écrire en prose; ii avait déjà
écrit Êloa et Dolorida, c'est-à-dire des chefs-d'œuvre , qu'il savait
à peine construire une phrase de prose pour les articles de criti-
que ou de complaisance qu'il insérait dans la Muse française. On
peut y voir un article sur M. de Sorsum t et quelques autres pages
d'une inexpérience et d'une gaucherie évidente. Il répara vite ce
désaccord, j'oserai dire cette belle ignorance, plus regrettable,
à mon sens , qu'on ne croit. En écrivant Cinq-Mars, un peu au
hasard d'abord, il s'accoutuma vite à cette autre forme de déve-
loppement qui , à partir de Stella, est devenue pour lui un art, un
rhythme, un tissu mi-parti d'analyse et de poésie, mais dans le-
quel beaucoup trop de cette précédente et pure poésie a passé. Un
de nos habiles prosateurs, M. Planche, parlant de Stello, a loué
ingénieusement bien des pensées qui senchâlonnent à mareitle dans
le triple récit, bien des rêveries qui se trouvent serties entre les épiso-
des de la narration comme un rubis entre les plis d'une feuille d'ar-
gent. C'est qu'en effet il y a toujours du métier, de l'orfèvrerie dans
la plus belle prose; il n'y en avait pas dans Ëloa. Cinq-Marst par
son intérêt dramatique, par la grandeur ou la grâce des person-
nages, par ses vives et fines couleurs, eut un beau succès, contre
lequel les critiques minutieuses ne purent rien. Nous avons à nous
reprocher nous-méme d'avoir, dans le Globe d'alors (1), relevé
soigneusement les taches de ce roman, plutôt que d'en avoir fait
valoir les beautés supérieures. Mais le public, les femmes surtout,
lisaient, étaient émues, pleuraient. « Oh! faites-nous des Cinq-
Mars, disait-on de toutes parts à l'auteur, c'est là votre genre. »
Succès injurieux ! enthousiasme des salons, qui ne sait pas appro-
cher du poète ni l'effleurer 1 et le chantre d'Éloa, de Moïse, incli-
nant son vaste front moite et douloureux, souriait à l'éloge avec
une graci euse amertume; sa lèvre polie contractait dès-lors cette
raillerie indélébile qui dit que le fond du breuvage a passé.
Le mouvement poétique, qui redoubla de concert et de reten-
tissement à partir de 1828, vint pourtant classer M. de Vigny à
(i) Juillet 1826.
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POÈTES ET ROMANCIERS MODERNES DE LA FRANCE. 221
son rang dans les jeunes admirations; une auréole mystique et
secrète l'entoura peu à peu au seuil de sa solitude. Après les épan-
chemens lyriques et les confidences qui avaient resserré l'union
des poètes 9 après les feux des Orientales, entremêlés du trépas de
Madame de Soubise et des jeux de la Frégate la Sérieuse, les plus
forts songèrent au théûtre, à cette arène où la poésie peut arriver
au public, face à face, en le prenant par ses sensations, en le
domptant. M. de Vigny crut toutefois qu'un détour était encore
nécessaire , et il s'adressa à Y Othello de Shakspeare pour une pre-
mière initiation du public, tandis que M. Hugo abordait à nu la
question par Hernani* Sans nous constituer juge ici entre les idées
dramatiques des deux amis devenus rivaux, notons que c'est à
dater de ce jour que M. de Vigny, de nouveau refoulé , dessina de
plus en plus distinctement sa position, et entra dans cette seconde
phase de son talent qui aboutit à Stello, à Chatterton, et qui le
rapproche de Sterne et d'Hoffmann, comme la première l'avait
rapproché deKlopstock. Le poète méconnu, étouffé, ulcéré, que
les gouvernemens haïssent ou dédaignent , et que la foule ne cou-
ronne pas, devint pour M. de Vigny un héros favori , dont il re-
vendiqua les douleurs et dont il vengea l'angoisse. Son plus beau
triomphe dans cette voie fut la soirée de Chatterton, où, après cinq
ans d'efforts silencieux et pénibles, il força la foule assemblée, les
salons, les critiques eux-mêmes, à applaudir et à frémir au spec-
tacle déchirant d'une douleur que la plupart méconnaissent ou
enveniment. D'autres circonstances préliminaires, bonnes à rele-
ver, ont influé encore sur cette dernière phase du talent de l'au-
teur. Des liaisons philosophiques très empressées, qui essayèrent
de se nouer autour de M. de Vigny, vers 1829, et qui se ratta-
chaient au remarquable mouvement d'idées représenté par
H. Bûchez , contribuèrent à l'éclairer et à le désabuser sur l'esprit
envahissant des systèmes, et sur la prétention des philosophes et
savans qui voudraient faire de l'art un serviteur. Plaçant donc tour
à tour l'art, la poésie, en présence des gouvernemens, en présence
du public et des salons, en présence des critiques et des gens de
lettres, enfin en présence des philosophes , il la vit de toutes parts
entourée ou d'indifférens ou d'ennemis et d'oppresseurs; il s'atta-
cha d'autant plus étroitement à la noble idée en détresse; il y re-
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222 REVUE DES DEUX MONDES,
porta tout son dévouement. Ses autres convictions et croyances
illusoires s'étaient usées une à une, comme il arrive trop souvent
aux âmes même des plus poètes. Il avait chanté (bien rarement ,
il est vrai, une seule fois dans te Trappiste) la légitimité, et il se
demandait pourquoi. Il avait, enchantant, adopté les croyances
catholiques; mais son cœur n était que peu gagné à leur onction
tendre, et leur côté sombre, dans de Maistre, le rebutait, lui
faisait presque horreur. 11 les appréciait un peu (moins la raillerie)
en gentilhomme issu du xvin' siècle; il se reprochait devant sa
conscience , comme Chatterton, d'avoir menti en affichant la foi
dans ses vers. H en était venu aussi à croire médiocrement à tant
de grands hommes, qui sont l'idole delà foule moutonnière et la
pâture des imaginations inassouvies; l'injustice l'avait de bonne
heure aguerri sur ta gloire. En un mot , il était bien des rêves
ardens , prolongés , que son sourire ne permettait plus à son front.
De tous ces élémens négatifc, hélas! de ces observations fines et
Acres, et d'un reste immortel de fraîcheur naïve et de passion ado-
rable , naquit Stelb.
Le défaut le plus capital de Stello , qu'on retrouve également
dans Cinq-Mars et dans tous les ouvrages en prose de M. de Vigny,
c'est un certain manque de réalité, une certaine apparence de
poétique chimère , qui tient moins encore à l'arrangement et à fa
symétrie qu'à un jour mystique, glissant on ne sait d'où, au milieu
même des plus vrais et des plus étudiés tableaux. La scène a beau
être disposée historiquement avec toute la science et l'application
dont le poète est capable, ce jour fantastique et prestigieux, qui
tombe d'en haut comme dans un souterrain , nous avertit toujours
que nous avons à faire à l'idéal amant des régions supérieures.
(Test l'impression que cause, par exemple , dans le Capitaine Jk-
naud, la belle scène du pape et de l'empereur; on n'ose s'y confier
comme à la vérité même, malgré l'émotion qu'on en reçoit. Shake-
speare et Scott ne sont pas ainsi dans les scènes historiques qu'ils
nous offrent , et rien n'avertit chez eux que le magicien est là.
Puisque Stello, au milieu de ses émotions les plus pénétrantes»
sait fort bien s'arrêter à d'ingénieuses vétilles, remarquer au plus
fort de ses douleurs que le nom de Raphaël signifie un ange, et que
Bubens veut dire rougissant, puisque, le sentiment allant son train
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POÈTES ET ROMANCIERS MODERNES DE LA FRANCE. 225
avec Stello , le raisonnement avec le docteur noir peut l'accompa-
gner de ses hargneuses chicanes, je demande qu'on me pardonne
si, dans l'admirable histoire du capitaine Renaud, qui faisait naître
mes larmes, j'ai noté, chemin faisant , de petits désaccords, pour
me rendre compte de ce manque de complète vraisemblance chez
H. de Vigny. Eh bien ! le capitaine Renaud nous dit, par exemple,
qu'il n'a pas mangé depuis vingt-quatre heures et que cela éclair-
cit les idées pour un récit, ce qui est difficile à admettre. Une
obscurité absolue règne, nous dit-on, dansles rues, sur lesboule-
varts, et tout d'un coup, à un moment où, dans l'intérêt du récit,
on a besoin de lire une lettre, il se trouve qu'un café est éclairé
à propos et que celte lettre peut se lire : le capitaine Renaud au-
rait bien pu, ce semble, prendre dans ce café quelque chose. À un
endroit, nous le voyons entrer, par abnégation, dans cette obscure
infanterie de ligne , où les rangs se pressent et aussi se fauchent
comme les épis de Beauce en été : exacte et saisissante fanage 1
Avant la fin du paragraphe, il se trouve être lieutenant, non pas dans
la ligne, mais dans la garde, et par conséquent très sujet à être
vu et reconnu de Napoléon. À un autre endroit, il cite Grotius, ce
qui sent fortement son érudit ; passe encore quand il ne citait
qu'Ossian ! Mais le vieil adjudant sous-officier, dans la Veillée de
Vineennes, ne décrivait-il pas lui-même bien naignonnement la
dame rose du parc de Montreuil? Encore une fois, pardon de
noter de semblables bagatelles ! c'est que le principe d où partent
ces inadvertances légères , s'étend insensiblement i tout le récit
et lui ôte un air de réalité, au milieu de beautés philosophiques
et pathétiques du premier ordre. Quelques petites exagérations de
couleur vont jusqu'à affecter la simple et probe figure de Colling-
wood. Qu'y faire ? Supposez le portrait d'un Washington par un
Lawrence, et vous aurez des défauts approchans. DjltisSuUo,
l'histoire d'André Chénier serait parfaite à mon sens et de poésie
et de vérité, sans la scène arrangée chez Robespierre, où mille
petites invraisemblances accumulées composent une impossibi-
lité énorme, liais ce qui est beau sans mélange, c'est la prison,
te réfectoire , c'est cette galanterie refleurissant à Saint-Lazare,
comme une Ue de verdure sur un marais croupissant ; c'est le
noble André brusque et tendre, MUe de Coigny et sa coquetterie
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224 REVUE DES DEUX MONDES.
boudeuse, Mmede Saint- Aignan et sa passion décente, ensevelie,
et la destinée mélancolique du portrait. Pour emprunter des pa-
roles à Fauteur lui - même , je dirai aussi : tout cela est très bien,
très pur, très délicat; d'un vrai idéal , et à ravir. On a trop présent
le grave et sublime caractère du capitaine Renaud et tout ce qu'il
y a sons cette mâle infortune de philosophie humaine, d'abné-
gation stoïque attendrissante, de sagesse coniristée et néanmoins
incorruptible , pour que je fasse autre chose que d'y renvoyer.
Chez M. de Vigny, les grands sentimens de la pitié , de l'amour,
de l'honneur, de l'indépendance , se trouvent comme une liqueur
généreuse enfermée dans des vases et des aiguières élégamment
ciselées , avec des tubes, avec des longueurs de cou qui serpentent
et qui ne la laissent arriver que goutte à goutte à notre lèvre ;
une source courante, à laquelle on puiserait dans le creux de la
main, aurait son avantage ; mais la liqueur aussi a gagné en éclat
et en saveur à ces retards ménagés, à ces filtrations successives.
Le succès de Chatterton, dans lequel il a été si merveilleuse-
ment aidé par une Kitty digne du pinceau de Westall , a conféré
à M. de Vigny un rôle plus extérieur et plus actif qu'il ne sem-
blait appelé à l'exercer sur la jeunesse poétique, lui artiste avant
tout distingué et superfin, enveloppé de mystère. Un écrivain qu i
accroît chaque jour sa place dans notre littérature par des études
consciencieuses, savantes , et qui cherche à réhabiliter l'homme de
lettres dans l'antique acception du mot, M. Nisard a dit récem-
ment en parlant d'Erasme : < Dans ce temps-là , on ne connaissait
pas le poète, cet être tombé du ciel et qui meurt sans enfans, et
pour qui le monde contemporain n'est qu'un piédestal d'où il
s'élance , et où il vient replier de temps en temps ses ailes fati-
guées. » Or, c'est précisément ce poète, contesté par [homme de
lettres et par le mondain , que M. de Vigny a voulu , non pas jus-
tifier dans des actes de frénésie, mais plaindre, expliquer et
venger aussi d'une oppression que peut-être la défense exagère.
La spirituelle préface qu'il a ajoutée à sa pièce a nettement défini
la catégorie des poètes, à part des écrivains plus ou moins philo-
sophes ou gens de lettres, qui sont deux classes différentes et infé-
rieures. Le poète des époques encombrées , tel que nous l'avons
décrit en commençant, n'a jamais eu plus pathétique avocat, apo»
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POÈTES ET ROMANCIERS MODERNES DE LA FRANCE. 22*
logiste plus fervent et mieux engagé dans la cause. Aussi, tandis
que M. de Lamartine, avec sa noble négligence, demeure, en pu-
blic et sous le soleil, le prince aisé des poètes, l'auteur de Chatter-
ton, dans son cercle à part et du fond de ce sanctuaire à demi
voilé, en est devenu le patron réel , le discret consolateur par son
élégante et riche parole, attentif qu'on Ta vu, et dévoué et compa-
tissant à toute poésie. Et si cela donnait idée de comparer aujour-
d'hui les deux poètes dans leur forme actuelle de talent , on trou-
verait , ce me semble , que, quand l'un épand à nappes de plus en
plus débordées une onde vaste, épanouie, inondante parfois, l'au-
tre au contraire distille une eau fine , chargée de sels précieux , et
aussitôt cristallisée dans la fraîcheur de la grotte en aiguilles mul-
tiples, bigarrées, ingénieuses, étincelantes. Quant aux différen-
ces de situation ou de talent , qui séparent présentement M. de Vi-
gny de M. Hugo , elles sont assez marquées d'après ce qui pré-
cède, pour que je croie inutile de les particulariser.
Dans son récent volume, qui est un retour de souvenir vers le
passé, M. de Vigny a laissé le poète pour s'occuper du soldat, cet
autre paria, dit-il, des sociétés modernes. Trois histoires succes-
sives, Laurette, la Veillée de Vincennes et te Capitaine Renaud,
nous amènent, à travers un savant labyrinthe concentrique et par
de délicieux méandres, à un but philosophique et social élevé.
L'auteur énonce sur l'état arriéré des armées, sur leur transfor-
mation nécessaire, des idées miséricordieuses et équitables, lea
vues d'un philosophe militaire qui a profité de tontes les lumières
de son temps et qui s'est souvenu de Câlinât. Ce qu'il dit de la res-
ponsabilité, de l'abnégation, est d'une belle et sombre profon-
deur; il a touché, en sceptique respectueux, en artiste pathéti-
que , à des mystères de morale qui ont par momens ému sans
doute bien des cœurs guerriers. Ses conclusions sur l'honneur,
seule vertu humaine encore debout, seule religion, dit-il, sans
symbole et sans image au milieu de tant de croyances tombées ,
les espérances qu'il fonde sur ce seul appui fixe de l'homme inté-
rieur, sur cette île escarpée (disait Boileau), solide encore, selon
M. de Vigny, dans la mer de scepticisme où nous nageons; cet
acte de foi en désespoir de cause sied à notre poète ; il s'est peint
en personne plus qu'il n'imagine dans cette invocation à un culte
TOME iv. 15
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ww.raa wwx noms*
qu'on garde inviolable, même sans savoir d'où il vient ni où fl
va, même sans l'idée d'un regard céleste et dune palme future
Maisce débris d'une antique vertu chevaleresque, auquel le poètes
chevalier se rattache dans la perte de ses premières étoiles , est-
ce donc, comme il le veut croire, une planche de salut pour uoe. sa*
ciété tout entière? est-ce autre chose qu'un rocher nu, à pic, bon
pour quelques-uns , mais stérile et de peu de refuge dans la sub-
mersion universelle? Pour moi, sans généraliser autant que M. de
Vigny mes espérances , je me contente de dire : Jamais «ne so-
ciété ne sera si désespérée pour la morale, si ingrate pour l'art,
que cela ne vaille encore la peine d'y vivre, d'y souffrir, d'y tenter
ou d'y mépriser la gloire , quand on peut rencontrer en dédonv-
magement sur sa route des hommes d'exception comme le capi-
taine Renaud, des poètes d'élite comme celui qui nous l'a retracé.
Sainte-Beuve,
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ETUDES
DE L'ANTIQUITÉ.
IV.
Le temps est la mer immense sur laquelle navigue l'humanité.
Les peuples, comme les hommes, dépendent de cet élément sur
lequel ils sont appelés à paraître et à combattre. Ni la vertu ni le
génie ne se suffisent pour se faire connaître; il leur faut l'oppor-
tunité pour trouver ce bruit et cet écho dans les âges, que le monde
appelle la gloire. Nous naissons dans la dépendance, tant de ce qui
nous a précédés que de ce qui nous environne, et nous ne pouvons
prévaloir que par la justesse des rapports avec ce qui nous a pro*-
duits, et avec ce qui nous enveloppe.
C'est surtout à l'artiste que la convenance de son apparition im-
porte. Il devra se croire vraimentaous la main et l'amour de Diea,
s'il a été poussé sur la scène à une époque où il paisse entrer en
commerce d'inspiration et d'enthousiasme avec des hommes et<deB
choses capables par leur grandeur de lui arracher à lui-même le
15.
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8SB REVUE DES DEUX MONDES.
cri et le témoignage de sa grandeur personnelle. Sublime dialogue
que les rapports d'un grand artiste et d'un grand siècle! Les ac-
tions sont belles , les paroles aussi ; dans les héros vivans, les sta-
tues et les toiles trouvent une noble matière ; idées, chants , gestes
et monumens, tout aboutit à cette harmonie sociale, mère de la
félicité commune et du bonheur de chacun; car alors, non seule-
ment l'état est prospère et réglé, mais l'homme est heureux et
fort. On vit tant par soi que par les autres ; on respire sympathi-
quement; l'artiste travaille à sa gloire et aux jouissances de tous ,
non pas sans fatigue , mais sans amertume , et , prêtre de l'intelli-
gence, du génie ,• de la beauté, il trouve , sous la protection de ses
dieux, d'inviolables honneurs. Pindare fut un de ces hommes pré-
destinés à l'union du bonheur et de l'immortalité.
La Grèce éclatait dans sa jeunesse et dans sa force. La Doriennc
Sparte avait misses mœurs et ses coutumes sous le joug d'une loi
systématique et dure; forte par la discipline de sa législation qui
embrassait à la fois l'état et la famille, elle s'était encore affermie
par la guerre. On dirait que, par ses luttes contre la Messénie et
les Argiens, elle voulait aiguiser les armes qui devaient triompher
à Platée. Athènes, après les essais et les réformes tentées par Dra-
con, Gylon, Épiménide, avait avec Solon établi une démocratie
modérée que les Pisistratides ne purent renverser , que Clisthènes
sauva des entreprises d'Isagoras; et pendant le travail même de
sa constitution politique, elle savait résister aux Spartiates, aux
Béotiens, aux Éginètes ; admirable union de la guerre et de la li-
berté I Cependant le reste de la Grèce s'élevait aussi par une ému-
lation glorieuse. Éjine égalait la puissance maritime d'Athènes
qui ne conquit qu'à Salaminesa supériorité ; Corcyre rivalisait avec
Égine; Corinthe était pour ainsi dire la Phénicie de la Grèce;
elle envoyait partout des vaisseaux et des colonies, et savait satis-
faire aux jouissances et au luxe de l'Europe et de l'Asie. Les pros-
pérités du Péloponnèse n'étaient pas moins réelles; les hommes
«d'Argos et d'Arcadie étaient puissans; entre le Péloponnèse et
l'Attique, Thèbes ne florissait pas médiocrement, et de l'extrémité
septentrionale de l'Hellade la cavalerie thessalienne pouvait ar-
river au secours de la patrie commune avec une invincible impé-
tuosité.
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ÉTUDES M L^PtriQmTé. 25È9
Lç8 Perses avaient une inquiétude qui devait leur devenir mor-
telle. Depuis que les Athéniens, sans savoir où ils s'engageaient,
avaient apporté quelque aliment aux troubles d'Ionie , l'Asie sem-
blait ne pouvoir résister au désir de se jeter sur laiirèce. La prise
et l'incendie de Sardes avaient appris pour la première fois à Darius
le nom des Athéniens. Ce roi avait juré, en lançant une flèche vers
le ciel, qu'il se vengerait , et il avait ordonné à' un serviteur de lui
crier trois fois au moment du repas: Maître, souviens-toi des Athé-
niens (1) /
Il est heureux pour le monde que ni l'esclave ni le despote
n'aient manqué de mémoire. Darius et Xercès furent utiles à l'hu-
manité avec leurs présomptueuses Colères; jamais têtes plus faibles»
chargées de la couronne , ne servirent d'instrument à de plus
grandes commotions. Tout s'ébranle comme à un signal convenu;
des villes et des nations qui n'avaient jamais entendu parler tes
unes des autres se trouvent en présence sur mer et sur terre, la
rame et le javelot à la main. On s'aborde, on se combat, on se con-
naît ; la guerre a trouvé des causes plus grandes , le commerce de
plus larges issues, le génie humain est plus utilement excité. Les
guerres médiques furent vraiment la puberté du monde.
Tout le passé thépcratique et royal de la Grèce s'éclipsait; les
esprits se séparaient peu à peu du souvenir des traditions antiques ;
les mœurs commençaient à changer; les maximes et les règles
d'une politique religieuse et patricienne chancelaient; les races et
les maisons aristocratiques perdaient leur autorité primitive; je ne
sais quoi de libre et de populaire circulait comme un vent frais et
pur à travers les vieilles institutions encore debout.
Pour être juste envers la démocratie grecque , il importe de ne
pas la déplacer du rang chronologique qu'elle occupe dans l'his-
toire générale du monde. Elle n'est pas une exception soudaine et
funeste , mais une suite légitime de la civilisation primitive des so-
ciétés, mais une courte et brillante introduction à la liberté mo-
derne. Ainsi la démocratie athénienne a été laborieusement mise
au monde par l'époque pélasgique, l'époque cècropienne et l'é-
poque ionienne. Il est injuste de déclamer contre e|Ie. Cette démo-
li) Hérodote. Tcrprichoro, chap. io5. .
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230 REVUE DES DEUX MÛIfDES.
cratie est l'humanité parvenue aux premiers soupçons et aux plus
vagues désirs de son émancipation. Les prêtres de l'Egypte, y tra-
vaillèrent; l'époque monarchique dont Thésée est le titulaire Ja
prépara; l'archontat des Eupatrides abritait son enfance; Soloait
Clisihènes lui donnèrent des lois; Miltiade lui mit à la main une
épée victorieuse , et Thémistocle le sceptre des mers. Voilà qui est
grand et nécessaire. La démocratie grecque est l'esprit humain
lui-même sortant du mystère et du temple pour s'épanouir à la vie
et à la liberté; c'est Bias, c'est Hérodote, c'est Sophocle, c'est
Phidias, c'est Platon lui-même r; oui, c'est seulement dans une dé-
mocratie que Platon pouvaitécrire contre la démocratie. Pour re-
gretter et enseigner l'Orient, la liberté de l'Académie et de Y Agora
n'étaient pas inutiles.
C'est au milieu des guerres inédiqites , entre Marathon et Sala-
mine, que commença de fleurir un poète qui chanta plutôt l'anti-
quité de la nation commune que soi glorieux présent. Pindare
prête son génie à une suprême et reapfaadlçsaste évocation d'un
passé dont chaque moment précipite la chute et la mémoire; mais
sans son propre siècle eût-il célébré les siècles anciens? C'est dans
les agitations et les flots du temps où il vit qu'il trempera ses armes
et son génie, comme dans les eaux du Styx. Il chantera les an-
ciens jours, l'oreille encore pleine des cris de la liberté nouvelle
et populaire; il célébrera les traditions théocratiques et sacerdo-
tales, ayant sous les yeux les révolutions démocratiques de CuV
thènes ; et s'il vante les rois, ce sera du vivant de Thémistocle.
Pindare naquit à Thèbes , ou à Cynocéphale, boérg très peu
distant de la capitale de la Béotië. Les uns appellent son pèreM*
phante, d'autres Scopelinus, quelques-uns Pagonidas. Myrto, sui-
vant une version, est le rom de sa mère; Clidicée, selon une antre
tradition. C'est dans la première année de la soixante-cinq«iè«8e
olympiade que Pindare vint a la vie, s'il faut en croire fiuidas. Les
anciens biographes font épouser à notre poète Timoxène, et dto^t
qu'il eut de cette femme un fils nommé Daïphaûte , et deuxiilfcs>
Protomaque et Polymetis.
La vie du poète fut longue, majestueuse et feffluaée. H avait
reçu dis dieux l'amour et le génie de la poésie et de la musique,
dons heureux auxquels l'éducation èsat ^tafche* fa^itis&ance et la
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études de l'antiquité. 231
féçQoJité. L'illustra Lasus fut le (naître de Pindare; il inspira à
son disciple le goût persévérant des travaux de la lyre, et le res-
pect des dieux. Àiséraçat le génie aime Dieu ; car dans ce cujte il
se i$trouve et s'honore luj-mémc.
Naturellement religieux, Çindare se plaisait par-dessus iput aux
tradUtiças divines, aupt souvenirs héroïques de la Grèce, et comme
il y avait daqs cet IjQmme du prêtre et du hiérophante, il dédaigna
le^ récit épiqiie à la façon des Homérides , et s'empara de l'ode.
P0411: conquérir la palme lyrique, les temps étaient heureux , car les
populations qui se pressaient aux spectacles et aux jeux d'Oly mpie,
de Delphes, de Némée et de Corinthe, étaient singulièrement avides
de chants, d' émotions et d'harnionie. Le cœur des Grecs battait
violemment, les têtes s'exaltaient, l'enthousiasme circulait partout.
D^ps ces jeux qui n'avaient été jusqu'alors qu'un rendez-vous de
gymnastique et de plaisir, on s'occupait des destinées de la patrie,
op s'enflarqmait pour elle; on parlait des Perses, on causait de
l'AMe,; et puis la gloire du présent réveillait celle du passé. Mara-
tbf)fXtt Platée, Calamine, suscitaient dans les esprits la pensée et le
defjtr^e relouer les traditions communes de la patrie, de faire une
G^ce copamupe avec tous les siècles, tous Içs peuples, toutes les
r$£ps, tous les souvenirs qui la constituaient. Entre ses rivaux et
ses contemporains, Pindare fut excellemment le chantre des tra-
ditions helléniques. I) laisse, le présent aux historiens qui vont ve-
nir , et prévoyant qu'JIérodoie parlera de ThémijStocle , il se hâte
de prodiguer au pas^è pies adieux immortels.
Il vécut heureux et Ijoporé: néanmoins quelques disgrâces ira-
versèrp nt-sa vie. On çjit que ses conç^oyens le condamnèrent à une
ajça^nde, pour avoir loué les Athéniens, tant il naît encore difficile
ay* diffefens peuples de la Grèce d'être justes mutuellement. On
djj^u^si <jue jes Ajfrênieps payèrent l'ai pende, tant tl dut être
doux à la cité de Miperyç d'être célébrée par un Tlichain. Cinq
fpip» JW f£fl)iue, Corjrçqe, lui arracha le prix de la victoire. ËHen
raconte que ^indpre en ^ppçla de ce jugement à Corinne elle-
métne; c'était erpire à la fois à son propre génie et à la modestie
de sa rivale. Quelques fragmens mutilés ne sauraient nous per-
me^re de juger la ferpme qui cinq fois surpassa Pindare. Quel
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232 REVUE DES DEUX MONDES.
dommage de ne pouvoir assister à ce duel lyrique du génie cPùn-
homme et du génie d'une femme 1
Malgré ces contrariétés passagères, Pindare vécut dans hr^
gloire et le bonheur. Prêtre , magistrat , roi par la poésie, il dis-
tribuait la renommée aux hommes, et sauvait les noms de l'ou-
bli. La victoire restait obscure et anonyme sans un chant de Pin —
dare ; les statues étaient comme abolies devant ses vers , et
déposait l'or à ses pieds pour qu'il laissât tomber de sa bouc]
quelques-unes de ces paroles qui font vivre les mortels. Pinda:
passa plusieurs fois en Sicile; il était honoré aux cours d
gente et de Syracuse ; les rois le flattaient.
Quand à Delphes on sacriBait à Apollon, le prêtre appelait Pinda
à haute voix, pour qu'il vint prendre sa part de la victime et di
repas solennel ; ainsi le poète était convié à la table des dieux,
vieillesse fut véritablement sacrée pour la Grèce entière, et
traditions racontent qu'il mourut sur le théâtre, expirant avec
douce majesté sur les genoux du jeune Théogène, son disciple ,_
qu'il aimait tendrement. Après sa mort, les Lacédémoniens, à leur-
entrée victorieuse à Thèbes, respectèrent sa demeure. Plus tard^^
Alexandre les imita. Pauvre Alexandre I tu n'as pas de poète, eK —
c'est en soupirant que tu ordonnes de respecter la maison d^=
Pindare!
La fécondité ne manqua pas au génie du poète thébain. Suida^=
nous a transmis le catalogue des ouvrages de Pindare. C'étaient*
des olympiennes, des pythiques, des néméennes , des isthmiques~-
G'étaient aussi des prosodes, des parlhènies» des enthronismes ^
des bacchiques , des daphnophoriques, des pfeans, des hymnes 9
des dithyrambes, des scholies, des encomiès, des th rênes, ùçz-s
drames tragiques , des épigrammes héroïques, et d'autres pro-
ductions encore. De tant de vers il ne nous reste que quarante-
cinq chants de victoire destinés à célébrer les triomphes remportés
dans les jeux solennels de la Grèce. On peut avec ces hymnes
compter quelques fragmens épars dans les écrivains de l'antiquité,
et que Jean Godefroy Schneider recueillit à Strasbourg en Tanné?
1776.
Mais nous ne faisons point ici œuvre de philologue. Nous ren~
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ÉTUDES DE L'ANTIQUITÉ. 235
voyons ceux qui voudront se livrer à l'étude approfondie du texte
4e Pîndareà l'excellente édition de Heine. Nous relèverons toute-
fois ici le nom trop inconnu d'un Français qui a déployé au sujet
de notre poète une rare érudition : nous voulons parler de Jean
Benoît, médecin à Saumur, et professeur de la langue grecque en
l'académie de cette ville. Jean Benoît, en 1620, donna de Pindare
une édition dont Heine a souvent profité; il encadra le texte entre
nue paraphrase et une traduction latine , et raccompagna de notes
détaillées où , pour la solution des difficultés, les scoliastes, les
poètes et les écrivains de l'antiquité sont abondamment cités en
témoignage. Cette édition de Jean Benoît ne jouit pas de la gloire
qu'elle mérite. Sans elle on ne saurait approfondir Pindare.
Les quatorze olympiques furent chantées en l'honneur de Hié-
ron, de Théron d'Agrigente, de Psaumis de Camarine , d'Agesias
de Syracuse, de Diagore de Rhodes, du jeune Alcimédon, d'Ephar-
mosle d'Opunte, du jeune Agésidame, d'Ergotèle de Gnosse, de
Xénophon de Gorinthe, d'Asopicbus d'Orchomène. Quelquefois le
poète célèbre deux ou trois fois le même vainqueur.
Hiéron a trois pythiques en son honneur ; Arcesilas, de Cyrène,
éeux; Xenocrate d'Agrgente, Megaclès l'Athénien, Aristomène
4l'Égine, Télèsicrate de Cyrène, Hippoclès de Thessalie, Trasydée
Je Thébain, Midas d'Agrigente, sont les héros des autres py-
thiques.
Dans les néméennes , le poète célèbre Chromius l'Etnéen , Ti-
jnodèue l'Athénien, Aristoclide d'Égine, Timasargue d'Égine,
Pythias, Akndamas , Sogène, Dinias, tous quatre également
d'Égine, Tbiée, fils d'Ulias, Aristagore, Prytane de Tencdos.
Les isthmiques ont pour héros Hérodote , le Thébain, Xéno-
os te d'Agrigente, Mélisse de Thèbes, Phylacidas d'Égine, Sterp-
râde de Thèbes, Cléandre d'Égine.
Dans ces petits poèmes est convoquée toute la Grèce, dieux,
législateurs, héros, villes illustres, exploits fameux, maximes
4e la sagesse, culte des immortels, traditions divines, fables, al-
légories, mythes religieux, superstitions nationales; tout est en-
traîné dans le torrent lyrique. Le poète égare l'athlète qu'il cé-
lèbre dans l'histoire même de la patrie commune , et il s'attache
à ne le retrouver qu'après mille détours et mille aventures dans
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^54 REVUE DES DEtJX ioN^ES.
les fastes et les souvenirs helléniques. Mais il est temps de édh-
sidérer de près les mérites et les vertus de notre poète. Coraihe
il nous est arrivé de dissiper par ses héroïques chants quelques-
unes de ces langueurs qui se glisserit quelquefois dans Tarne, et
de puiser dans son divin commerce enthousiasme et courage, nous
voudrions, par une juste reconnaissance, inspirer à d'autres le sen-
timent et l'amour de cette éclatante poésie.
Le temps était venu pour la Grèce de commencer à sentir son
unité, à s'en gloHfier, à s'en réjouir. Déjà, avant les guerres
contre les Perses, les Âthéiiiens avaient déployé toute leur éner-
gie pour conserver intacte l'amphictyonie de Delphes , centre né-
cessaire et sacré de la confédération hellénique. Les habitans de
Crissa avaient mis au pillage le temple d'Apollon , et ils en empê-
chaient l'accès par leurs déportemens. La mine de Crissa fut ré-
solue ; Solon la demanda hautement et fit consacrer à ÀpoHon
toutes les terres qui s'étendaient jusqu'au golfe de Corinthe. Ce
grand homme ne pouvait rien tolérer de ce qui menaçait Funhé
naissante dé la Grèce. C'est dans ces dispositions communes à tous
les nobles esprits de ce beau siècle quêtes convenances heureuses
du temps et de l'histoire placèrent dans la Béotie un poète qui de-
vait concourir à la patriotique harmonie des nations deVHelladfe.
Entre Sparte et Athènes , la Béotie, que le mont Cithéron sépare
seul de l' Attique, offrait comme une région intermédiaire aux dif-
férences hostiles qui exaspéraient Tune contre l'autre les villes de
Lycurgue et de Thésée. Thèbes, dans son gouvernement, éfltit
toujours partagée entre l'aristocratie Spartiate et la démocratie
athénienne; toutefois, elle inclinait davantage à la politique <to-
rienne.
Suivant une conduite analogue , son poète Pindare est Dbrten
par ses inspirations et ses sympathies , mais en méhie temps il est
l'homme et le chantre de la Grèce entière : il a conçu la haiiteur
et l'étendue de son ministère et de son devoir. A mesure que les
vainqueurs aux jeux solennels viennent désigner à ses chants la
ville qui les a vus naître , Pîndare mêle l'éloge de l'athlète à œle
de sa patrie , et il en raconte , avec une complaisante impartialité,
les illustres origines. Ainsi, il célèbre tour à tour Rhodes, Egfife»
Opunte, Locre, Corinthe, Athènes, Cyrène, Lacédfcméue,
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ÉTUBW DE L ANTIQUITÉ. 23$
Thèbes, Argos. De cette façon l'élude de notre poète est indis-
pensable à la connaissance de la Grèce. On ne sait pas les origines
de Rhodes sans la septième olympique ; on ignorerait les commen-
cemens de Corintbesans la treizième. L'éloge des Athéniens n'es!
pas dispensé d'une manière avare; le poète l'entonne souvent; il
ne craint pas de s'écrier dans ta septième pythique : c Le nom de
la grande Athènes est le plus beau frontispice qui puisse servir
à mes chants destinés à célébrer les Alcmëon , leur race et leurs
triomphes. Car, dans la Grèce, quelle patrie et qaelle race plus
illustre qu'Athènes et les Alcméon? > Nous ne serons pas surpris
si l'éloge de Thèbes est aussi prodigué par le génie de Pin cl are.
Il est beau pour celui qui écrit et qui chante de louer sa patrie ;
après un tel usage de la plume et de la lyre, on est plus content
et pins glorieux de soi-même. Pindare commence la première
isthmique par ces mots : c Oh I ma mère 1 oh 1 Thèbes guerrière t
ton nom et ta gloire seront toujours ma première pensée, t La
septième isthmique s'ouvre encore par le panégyrique de Thèbes.
Le poète loue sa patrie d'avoir donné le jour à fiacchus, d'avoir
reçu Jupiter venant déposer dans les flancs de la femme d'Am-
phytrion le germe d'Hercule , d'avoir produit le devin Tiresias, et
d'avoir fondé dans Lacédèmone une colonie dorienue. Ainsi , la
Grèce a trouvé dans des chants qui la divertissent des fastes im-
périssables.
La religion dut aussi à notre lyrique l'immortalité de ses. tradi-
tions et de ses légendes. Sous ce rapport les odes de Pindare sont
véritablement un livre sacré, une mythologie enthousiaste et fer-
vente, où les croyances antiques semblent avoir encore toute l'ar-
deur de la vie. Les prophéties et les amours d'Apollon, les travaux
d'Hercule, Glaucus domptant Pégase, Ixion embrassant une nuée
pour Junon, la naissance et l'éducation d'Esculape, Jason et les
Argonautes, les exploits de Persée, Oreste» Clytemneslre, l'éloge
et l'histoire de Pelée, d'Achille et des OEacides, les fureurs d'Ajax»
Bellérophon puni pour avoir voulu escalader le palais des dieux»
comparaissent tour à tour dans les chants du poète thébain. Rien
de plus noble et de plus doux que le récit, contenu dans la dixième
néméenne, de l'amitié et de la destinée de Castor et de Pollux. Le
poète raconte comment Jupiter remit à Pollux le sort de son frèra
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236 REVUE DES DEUX MONDES.
qui allait expirer : * Tu es mon fils , lui dit-il , mais ton frère a reçu
la vie d'un homme. Cependant je te donne le choix : tu peux, fuyant
la faiblesse et la mort, t'asseoir dans l'Olympe à côté de Minerve
et de Mars à la lance noire de sang. Mais si tu réclames pour ton
frère , et si tu veux tout partager avec lui, tu devras passer une
moitié de ta vie dans les régions souterraines, l'autre moitié dans
les palais d'or du ciel. Ainsi parla Jupiter. Pollux n'eut pas un mo-
ment une double pensée, mais sur-le-champ il rendit la lumière et
la voix à son frère aux armes d'airain. »
Pmdare montre partout dans ses chants le respect et l'amour des.
dieux. « Tout ce qui est excellent vient de la nature, dit-il. Beau-
coup d'hommes, se fiant à des vertus acquises, se précipitent pour
saisir la gloire. Mais tout ce qui se fait sans Dieu peut être voué
sans injustice au silence et à l'oubli (1). » <r Dieu gouverne tout
suivant sa pensée, chante ailleurs le poète. II arrête dans les air^
l'aigle impétueux, et il interrompt la course du dauphin dans les
mers : il plie la fierté de l'orgueilleux et il accorde à d'autres une
gloire incorruptible (2). Ne convoite jamais, 6 mon ame! la vie des
immortels (5). La grande intelligence de Jupiter gouverne la des-
tinée des hommes qu'il chérit (4). »
Sous les variétés et les allégories du culte populaire, Pindare
cachait cette religion une et profonde , lien commun de Dieu et des-
hommes, pensée commune et secrète des grandes intelligences et
des .grandes âmes chez toutes les nations et dans tous les siècles. Si
nous étions suffisamment édifiés sur son éducation et son histoire,
nous retrouverions la trace de la théosophie sacerdotale. N'y eut-il
pas de la témérité à faire chanter devant toute la Grèce cette pre-
mière strophe de la sixième néméenne :
« La nature des hommes et celle des dieux est la même : hommes
et dieux nous avons reçu la vie de la même mère. La différence
est tout entière dans la puissance : l'homme n'est rien , tandis que
le ciel d'airain est toujours inébranlable. Mais nous ressemblons
(i) Onzième olympique, avant-dernière strophe,
(») Deuxième pythique, septième strophe.
(3) Troisième pythique, neuvième strophe!
c*(4) Cinquième pythique, dernière strophe.
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ÉTUDES DE L'ANTIQUITÉ* 237
aux dieux par la grande intelligence et Ja grande vertu. Seulement
les hommes ignorent à queHe heure, dans la nuit ou dans le jour»
sera suspendue leur course à travers la vie. »
A-t-on jamais, avec une énergie plus lucide et plus concise, fait
entrevoir le dogme philosophique de l'identité de la nature hu-
maine et de la nature divine? Ainsi, dans les vers de Pindare, re-
pose comme dans un sanctuaire sacré le panthéisme idéaliste,
inspiration éternelle des pensées et des religions de l'humanité.
Les prédilections de Pindare appartiennent tout entières aux
anciennes races et aux illustrations aristocratiques. Il aime lés
cours d'Agrigente et de Syracuse, parce qu'il y voit des rois qui
lui représentent les anciens héros menant une vie glorieuse et for-
tunée au milieu des festins et des chants des poètes. Il ne sait rien
de plus beau qu'une noblesse antique rehaussant une vertu per-
sonnelle. Ainsi il célèbre la race d'Alcidamas d'Égine, qui, sem-
blable au* bonnes terres, produit dès héros d'intervalle en inter-
valle (1). Le souvenir des jours héroïques de la Grèce est toujours
debout dans les odes de Pindare, et protège de son ombre les noms
des athlètes victorieux. Il est clair que le gouvernement aristocra-
tique inclinant à la royauté paraît à notre poète le meilleur, c Dans,
tout état, dit-il dans la seconde pythique, l'homme qui se sert
vertueusement de la parole est utile et supérieur, sous un roi» sous
le régime populaire, soit enfin sous le gouvernement des sages.
Mais il ne faut jamais disputer contre Dieu , qui à son gré élève les
hommes et les glorifie. » La démocratie fiorissait sous les yeux de
Pindare comme une brillante nouveauté, il ne pouvait la mécon-
naître; mais la grandeur du passé attirait à elle seule son enthou-
siasme et son amour.
Dans ce qui nous reste du poète, pas un cri de triomphe vrai-
ment digne des victoires de la Grèce. Après Salamine, voici tout
ce que dit Pindare : c Affranchis aujourd'hui de grandes calamités,,
ne privons pas de couronnes ceux qui les méritent, et ne tombons
pas dans d'inutiles regrets. Mais puisque nos maux ont trouvé leur
fin, permettons quelque douceur à nos chants après tant d'amer-
tume. Un dieu a détourné de nos têtes ce rocher de Tantale, poid&
(x) Sixième néméenne.
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RKlffll H» dhjx Moams.
insupportable pour la Grèce. La terreur s'évanouit et nos Notons
soucis se dissipent. Ce qui est devant nous est toujours le meilleur.
Le temps trompeur est suspendu sur la tète des hommes, et déroule
pour eux la trame de la vie. Hais: tous les maux, môme ceux que
nous avons soufferts, peuvent se guérir avec la liberté : l'homme
doh donc garder bonne espérance (1). * Non, oe n'était pas assez
de ces vers pour célébrer la gloire à laquelle assistait Pindare ; c'est
aussi trop de parcimonie dans l'enthousiasme et la louange. Quelle
est cette défiance de l'avenir et- de la liberté? Athéniens, vous mé-
ritiez de plus vigoureux acoens. En vérité, on ne dirait pas que
c'est un Grec qui parle, mais un Perse.
Oui , il y avait dans Pindare des inclinations orientales pour tout
ce qui était théocratique, royal et opulent. Le poète aimait les ri-
chesses, l'éclat de l'or et les jouissances qu'il procure. Il ne s'en
cache pas : il commence sa deuxième isthmique par ces paroles :
c C'étaient les hommes des anciens jours , 6 Thrasybule , qui mon-
taient sur le char des muses aux cheveu d'or, ^avançant aux sons
de la lyre illustre, et chantant pour conquérir le suffrage de leurs
jeunes amis, dont la belle adolescence commençait à recevoir de
Vénus le signal des combats amoureux. Alors la muse n'était pas
avide de gain, elle n était pas mercenaire. L'éclatant» douceur des
chants de Terpsychere et la mollesse de ses accents ne se vendaient
pas. Mais maintenant la muse nous permet d'observer la maxime
de l'Argien, maxime si proche de la vérité : De l'or, de l'or, voilà
l'homme. Celui qui parlait ainsi avait perdu ses richesses et ses
amis. » Gependaot Pindare ne voulait pas séparer l'opulence dos
honneurs et de la gloire. U dit quelque part : c Que celui qui ao-
crott justement son opulence, et qui, satisfait de sa prospérité,
joint encore la gloire au bonheur, que celui-là ne regrette point de
n'être pas un Dieu (2). * Et ailleurs : « Être heureux est la pre-
mière des récompenses; être illustre est la seconde: mais l'homme
qui les a ravies toutes les deux a cueilli la plus belle des couron-
nes (3). » Il y a dans les chants de Pindare une exubérance pleine
(i) Huitième isthtniqoe , première et seconde strophe,
(a) Cinquième olympique, cinquième strophe.
(3) Première pythique, dernière strophe.
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étobës m l'aw*i$cit*. 239
de splendeur des vertus et des qualités de l'humaine nature; la
force et la beauté y sont accablées d'éloges; l'homme y est inces-
samment provoqué à saisir le bonheur et la gloire; pas d'abatte-
ment, pas de stériles langueurs; à travers les siècles la grande
voix du poète semble vous appeler au courage et au triomphe dans
les luttes de la vie, comme Ja trompette éclatante qui résonnait aux
jeux olympiques.
L'exaltation de la force conduisit Pindafe au sommet de l'or-
gueil. Il se sait dans sa puissance et se connaît dans sa divinité.
N'est-il pas l'hôte d'Apollon? Il condescend aux prières des vain-
queurs et consent à les chanter. U est inépuisable dans son génie;
après une longue course, il s'écrie : <r J'ai encore beaucoup de traits
dans mon carquois (1).» Ailleurs il veut montrer s'il ne mérite pas
d'échapper à l'outrage du porc de Béotie (2). Dans un de ses chants
il se compare au père de famille qui verse un vin abondant à ses
enfans; de même, il verse aux athlètes vainqueurs le nectar, pré-
sent des muses (3). Parfois, au milieu de ses odes, il arrive au poète
de jurer qu'il dit la vérité; car il se considère comme un arbitre
souverain qui a pour devoir de partager aux hommes la gloire et
la renommée avec une incorruptible équité (4). Gomme il sait que
ses vers n'ont à redouter ni les torrens , ni les fureurs des vents (S),
3 ne craint pas de mettre à haut prix la faveur de ses odes. Les
amis de Pytheas d'Égine, vainqueur aux jeux de Némée, avaient
songé à confier l'immortalité de sa victoire à une statue qu'ils vou-
laient lui faire ériger. Il leur semblait que le poète estimait trop la
valeur de ses vers; mais 9s abandonnèrent le projet d'une statue
pour revenir implorer une ode de Pindare. Le poète se laissa flé-
chir, et commença son hymne par ces mots : c Je ne suis point un
statuaire fabriquant des simulacres immobiles qui se tiennent
toujours sur la même base. Va, ma muse, vole vers Égine avec tes
chants harmonieux , cours annoncer que Pytheas , fils de Lampon ,
(x) Deuxième olympique,
(s) Sixième olympique
(3) Septième olympique.
(4) Toyez la huitième néméerae.
(5) Sixième pythique.
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240 REYUE DES DEUX MONDES.
a cueilli la couronne des jeux de Némée (1). » Voilà la ven*-
geancc du poète irrité : mais que sa colère ne l'emporte pas trop
loin, et qu'il ne dédaigne pas l'art de Polyctète, car rien n'est plus
digne que les belles statues d'être placées auprès des belles poésies.
Pindare et Phidias, nous vous chérissons également.
Joignons encore de plus près le génie du Thébain. S'il est vrai
que la poésie et la musique doivent s'accorder pour exprimer de
concert l'éternelle harmonie, jamais cette union ne fut plus sen-
sible et plus douce que dans les vers de Pindare. Les odes étaient
chantées par des chœurs d'adolescens et de jeunes hommes. On
a supposé, non sans quelque vraisemblance, que Pindare, à
l'exemple des poètes tragiques, avait à sa disposition des chœurs
nomades qu'il transportait où il voulait. Quoi qu'il en soit, ses vers
étaient chantés , et la parole du lyrique se prêtait admirablement
à la mélodie. Le beau dialecte dorien , si plein , si musical , rem-
plissait l'oreille de sa majestueuse harmonie.
Pour le fond , ce qui nous semble surtout signaler Pindare dans
le chœur des grands poètes, c'est une gravité sublime qui soutient
tous ses chants et leur imprime une dignité religieuse» une auto-
rité divine. « Jupiter, c'est de toi que procèdent les grandes vertus
qui s'attachent aux mortels (2). » Fidèle à cette pensée, le poète
met toujours ses chants sous la garde des dieux et de la sagesse
éternelle. Il est fertile en maximes courtes et fortes qui gravent
la vertu et l'art de la vie dans la mémoire des hommes. « Ce qui
est doux contre la raison devient finalement amer, » dit-il après
avoir raconté l'audace de Bellérophon (3). Ailleurs nous lisons :
c L'envie vaut mieux que la pitié ; ne nous refusons pas les
grandes choses (4). » Dans la quatrième pythique, le poète de-
mandant à Àscésilas , roi de Cyrène , la grâce de Démophile, lui
dit : c L'immortel Jupiter lui-même délivra les Titans; avec le
changement des vents il faut changer les voiles. > Dans un autre
chant , le poète s'exprime ainsi avec une majesté incomparable :
(x) Cinquième néméenne, première strophe.
(») Troisième isthmique, première strophe.
(3) Septième isthmique, dernière strophe.
{4) Première pythique, treizième strophe.
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ÉTUDES DE L'ANTIQUITÉ. 241
•c Celui qui a trouvé sur sa route une prospérité récente, conçoit
au milieu de sa splendeur l'espérance de monter plus haut encore
par son audace; il a des soucis qui dépassent les richesses ac-
quises. Le bonheur des mortels s'élève vite; il tombe de même;
une pensée malencontreuse suffit à le renverser. L'homme ne brille
qu'un jour : qu'est-il? que n'est-il pas? C'est le rêve d'une
ombre (1). > Ainsi Pindare jetait au milieu des joies orgueilleuses
de la jeunesse d'austères enseignemens.
Que de choses le poète devait accumuler dans un étroit espace l
Aussi la concision et l'ellipse sont-elles les qualités les plus sail-
lantes de son style. <r Les grandes vertus méritent sans doute de
grands discours : cependant c'est faire chose agréable aux sages
que de peindre et de contenir beaucoup d'actions en peu de pa-
roles. Au surplus l'occasion doit décider l'artiste. » Ainsi parle
Pindare dans la neuvième pylhique ; mais il inclinait sensiblement
à la brièveté. C'était son génie d'enfermer beaucoup en peu de
mots, de réunir dans un même espace et de les y tenir, les dieux,
les héros, les aventures» les sentences, les siècles antiques, les
triomphes récens des athlètes, les origines des nations et des
villes, les inspirations de la muse. En quelques momens il veu
instruire, charmer, enseigner, émouvoir: il ne présentera que les
grandes peintures et les hautes pensées. Les détails intermédiaires
seront omis ; il passera d'une sublimité à une autre d'un bond»
sans descendre dans la plaine. Regardez au-dessus de vous, c'est
Apollon, le carquois sur l'épaule, qui parcourt les montagnes sans
trébucher. Avec une exquise justesse Pindare tombe d'aplomb sur le
terme et le but qu'il veut atteindre. Il est elliptique avec un incom-
parable instinct, car il ne se trompe jamais sur l'image, sur l'idée
qu'il doit sacrifier pour exalter une autre idée, pour rehausser une
autre image. Voilà le faire des grands maîtres. Manière sublime
d'écrire qui demande du courage, car elle est souvent méconnue ;
mais l'ariiste serait-il digne de l'art , si le premier juge qu'il veut
satisfaire n'était pas lui-même?
On a débité sur le compte de notre poète d'étranges bévues.
Plusieurs l'ont représenté comme un maniaque, ayant le trans-
(i) Huitième pythique, avant -dernière et dernière strophe.
TOME IV. 16
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342 IffiVUft DES DEC* MOlfiES.
port auoemau, se répandant en exclamation? <cft en apostrophes
sans maison, commençant une ode sans savoir comment il la ter-
minerait, rencontrant le sublime, par hasard, inégal, em-
porté. Cette image de Prndare est fa&sse et misérable. Le Thé-
bain est le plus grave et le plus tranquille des hommes; il se mo-
dère, il se possède; il ne crié pas hors de saison : s'il s'interroge
et s'il s'encourage kii^mèmc , c'est qu'il le veut : quand il ordonne
à son génie comme à on conducteur de char de préparer les
mules vigoureuses et de les mettre au timon , il est calme. L'apos-
trophe n'est pas le signe du désordre.
Il ne faut pas oublier que la poésie lyrique touchait à sa perfec-
tion avec Pttidai<e , pendant que la tragédie naissait à la sienne
avec Eschyle. Alcée avait brillé depuis un siècle ; Stesiehore avait
chanté cinquante ans avant le rival de Corinne : par une loi qui
sera facilement comprise, l'ode arrivait à son apogée pendant
l'aurore de la liberté démocratique et philosophique. Aussi que
d'art, que d'habileté dans notre poète : dans ses chants tout est
prévu , tout est calculé. Il construit ses hymnes avec une industrie
patiente qui ne connaît ni la fatigue ni l'erreur. La méthode est
aussi constante (pie l'inspiration : et l'étude a cultivé l'enthou-
siasma Heureux poète 1 Parmi les choses humaines, il a compris
les plus profondes et chanté les plus belles. Il a été initié à l'har-
monie des muses par la sagesse antique , par une éducation pro-
fonde et sacrée : il a été tout ensemble le favori des rois de Sicile
et des nations de la Grèce. Il eut dans la mémoire la grandeur du
passé , et sous les yeux les miracles de la liberté nouvelle; il savait
les anciens héros , il en voyait de modernes. Cet homme n'a vécu
qu'au milieu de l'éclat et du bonheur, toujours écouté, presque
toujours triomphant, confondant sa renommée avec les plaisirs et
Porgueil d'un grand peuple, glorifiant les hommes, glorifié par eux.
La poésie lyrique est la forme la plus haute de l'inspiration. H
semble que, dans la course et la sphère de l'ode, l'esprit de
l'homme entretient un commerce plus libre avec l'Intelligence sou-
veraine des choses. Entre lui et l'idée divine pas d'intermédiaire,
pas tfôtetacfo. Le poète reçoit avec une volupté douloureuse le
dard des rayons célestes , puis il se lève pour chanter et faire
sentir aux autres hommes l'immortel aiguillon.
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ÉTUDES DE LÀNTIQUrré. 24S
Sous la mai» de Dieu, le poète lyrique est te ptas libre des
hommes. Qui peut le retenir et le borner clans son ascension?
Dieu Fmspire et les hommes l'adorent. Il ne vient en l'esprit de
personne de circonscrire son vol, et de vouloir tempérer l'àcreté
brûlante de ses acoens.
Dans l'épopée, Fhomme écoute volontiers son histoire, mais il
la juge : même au milieu des enchantemens, de» aventures mer-
veilleuses , il retient la force de critiquer ce qui l'a charmé.
Dans le drame, la critique accompagne toujours l'émotion. Le
spectateur se replie vite sur lui-même pour reconnaître si la pein-
ture qu'on lui propose est fidèle ; car le drame joué devant ses
yeux , c'est lui , et pour juger si la représentation n'est pas men-
teuse , il interroge son ame, ses douleurs , ses joies, ses vices, sa
force et sa grandeur.
Mais dans la poésie lyrique, celui qui chante est debout et celui
qui écoute à genoux. L'ode est une affaire entre l'homme et Dieu;
elle pburrait se passer de terrestres auditeurs. Le poète exhale ses
chants, parce qu'il mourrait s'il ne chantait pas. L'humanité com-
prend, si elle peut, les paroles divines qui tombent sur elle; elle
les méconnaît ou lés idolâtre , mais elle n'a pas la force de les
juger.
C'est que la poésie lyrique est une révélation de Dieu qui , au
début du monde, se confond avec les religions, et qui, dans la
maturité des sociétés, s'unit avec ce que la philosophie a de plus
sublime et de plus profond. Moïse a fait des odes; Goethe pa-
reillement
D'estimables personnes s'en vont aujourd'hui crier par le monde
que la poésie meurt : d'abord elles pourraient se rassurer, car
elles n'ont pas affaire avec elle; mais la poésie ne meurt pas. Elle
est si bien immortelle que, sous la ruine des anciennes formes,
elle concentre une puissance à laquelle est réservé l'avenir.
Oui, le passé meurt, mais non pas le monde. Oui, les vieilles
choses s'en vont; en vain, comme Jézabel, elles veulent peindre et
orner leur visage ,
Pour réparer des ans l'irréparable outrage .
Vaine industrie! Elles meurent, et nous, nous vivons, nous yi-
10.
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24* REVUE DES DBCX MONDES,
vons avec le droit et la vie de notre siècle, C'est une grande im-
piété, n'est-ce pas? que de chercher Dieu, la liberté et le bon-
heur du monde par de nouveaux efforts dans. des voies nouvelles I
Ni la poésie, ni la philosophie! ni la liberté n'expirent. Nous ne
voulons, pour signes de leur énergie et de leur avenir, que les indi-
gnes chaînes dont on travaille à les garotter aujourd'hui. Aussi, ne
jetons pas aux adversaires des progrès du monde le cri du gladia-
teur antique : moriiuri te saluiant. Vivons, prenons pour alimens
sacrés la science et la poésie, et répétons ensemble ces paroles du
lyrique : « La nature des hommes et celle des dieux est la même;
hommes et dieux nous avons reçu la vie de la même mère. La dif-
férence est tout entière dans la puissance. L'homme n'est rien,
tandis que le ciel d'airain est toujours inébranlable. Mais nous res-
semblons aux dieux par la grande intelligence et la grande vertu. »
LjSRNINIEA.
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CHRONIQUE DE LA QUINZAINE.
U octobre i835.
Les journaux ont encore parlé de divisions dans le conseil; mais on a pris
pour des divisions réelles les élémens de discorde qui n'ont jamais cessé
de s*y trouver, et qui éclateront plus tard certainement. On s'est adressé,
il est vrai, quelques reproches sur les affaires d'Espagne. M. Thiers
cherchait, avant son départ', à prouver à M. de Broglie et à M. Guizot
qu'ils avaient mal envisagé cette question, et que le ministère Mendiza-
bal allait nous causer des embarras infinis; il est vrai qu'une autre dis-
cussion a eu lieu entre M. Guizot et M. Thiers, au sujet de la saisie des
livres obscènes ou impies, qu'on a exécutée dernièrement ; mais toute-
fois les deux ministres se sont quittés dans une parfaite intelligence ,
et M. Thiers est parti pour la Belgique dans une profonde sécurité.
M. Thiers aime à voyager, et ses collègues aiment à le voir en voyage.
M. Thiers a joui de toutes les façons possibles du bonheur que donne
l'autorité; il a parlé longuement dans les chambres, il a parlé lon-
guement dans les conseils, il s'est fait écouter des généraux, il leur a
enseigné la guerre et la stratégie ; il a donné des leçons de plastique, et
il a révélé les secrets de l'art aux sculpteurs et aux peintres; il a do-
miné dans les ateliers, dans les académies ; il a inscrit son nom sur la
colonne de la place Vendôme, au faite du temple de la Madelaine, sur
15.
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24$ BfiTOB M» *BBX MONfiSS.
des ponts» sur des arcs de triomphe ; il a joui en maître des lions et des
tigres du Jardin des Plantes ; il a mandé dans son hôtel les autruches
et les gazelles; M. Thiers s'est montré en public, à la cour, sous des
habits chamarrés d'or et de croix; il a figuré sur un cheval blanc dans
les revues , il a fait peser sa main sur les théâtres; dernièrement , pour
varier un peu la monotonie de ces plaisirs , il est allé s'agenouiller so-
lennellement aux pieds de l'archevêque de Paris, dans Notre-Dame ;
et enfin, ne trouvant pas devant l'autel la sensation qu'il cherche , il est
allé la demander dans le château de M. Vigier , à la joyeuse licence
de la table. Les échos de Grand -Vaux, indiscrètement répétés par
quelques convives de ce nocturne banquet, retentissent encore des
cris et des chants dont M. Thiers et ses amis politiques ont rempli
ces lieux. Là, M. Thiers a inscrit son nom d'une façon plus ineffaçable
encore qu'àlaMadelaine et à la place Vendôme ; et le pays, qui est plus
attentif qu'on ne pense à la comédie qui se joue devant lui , se souvien-
dra de cette mémorable nuit du pudibond et religieux ministre.
^Toujours est-il que M. Thiers est las de tout, qu'il a tout vu , tout
usé, et que, pour tirer encore un peu de vanité et d'avantage de sa haute
position, il est réduit à se promener dans les provinces et en terre étran-
gère, sur les chemins de fer et sur les grandes routes ; car assurément
ce n'est pas pour s'instruire que M. Thiers se met en voyage. M. Thiers
ne regarde et ne voit. pas; il ne questionne jamais, il enseigne , et sa
vive intelligence supplée à tout ce qu'il ignore et à tout ce qu'il n'ap-
prend pas. Les journaux nous annoncent que M. Thiers a acheté sur sa
route (pour le compte du gouvernement) des bahuts et des meubles du
XVIe siècle , afin de donner des modèles aux écoles de sculpture, comme
si Jlf. Thiers se connaissait en bahuts sculptés et en meubles gothiques l
Et puis, qu'est-ce qu'un ministre qui abandonne les affaires pour aller
acheter des bahuts f N'est-ce pas là l'emploi d'un inspecteur des beaux-
art», d'un homme spécial f ML Thiers s'y entendra-t-il jamais aussi
bien que le» amateurs en ce genre? atteindra-t-il jamais aux conna is-
sances de M. Hérisson, de M. Sauvageot et de AL du Sommerard ?
Tous apprendrez bientôt que M. Thiers est allé acheter des chevaux
dans le Meckienabourg et en Angleterre; carM. Thiersa aussi la pré-
tention de connaître à fond la race chevaline, qu'il a étudiée dans les
bureaux du National et du Constitutionnel. Non, usez que M. Thiers a
agné , comaie une foule de bourgeois déiJBiirrés , le goût des vieux
meubles, et qu'il lui a pris fantaisie de meubler d'objets gothiqu es sa
belle galerie ,, déjà pleine de figurines, de vases et.de statuettes, qu'il a
sans doute rassemblés pour les donner en modèles aux écoles. Lisez que
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M. Thiers s'ennuie , que la politique de M. Guizot et de M. de Broglie
l'impatiente, et qu'il a trouvé bon de laisser toute la besogne à M. Ges-
parin, qui s'en charge de grand cœur, pour aller courir les champs
comme un écolier en vacances, et jouer le ministre à Bruxelles et dans
nos préfectures. Tout ceci est sans importance et sans but; mais il
ne faut tromper personne , et le public ne doit pas être induit en erreur
sur lès voyages de M. Thiers, dont on sait parfaitement, ou pour
dire plus vrai, dont on cherche inutilement le but, au château et au
ministère.
Ceux des collègues de M. Thiers qui ne voyagent pas et qui s'occu-
pent sérieusement des affairés de leur département, M. de Broglie et
M. Guizot, pair exemple , ont vu avec douleur cette déplorable nuit
dont tous les journaux ont retenti , nuit que M. Thiers a passée en de
si singulières joies, chez M. Vigier, en compagnie de ses collègues
MM. Duchâtel et Persil , de M. Gisquet, de M. de Rambuteau, de
M. Jacquemiuot, et de quelques autres notables et responsables fonc-
tionnaires du gouvernement. On nous permettra de ne pas reproduire
ici les détails de cette fête, donnés par les journaux qui n'ont pas com-
mis d'indiscrétion en cette circonstance, puisque quelques-uns des
acteurs de cette scène de régence se plaisent à la raconter. Ces détails
s'accorderaient mal avec le langage que nous tenons habituellement à
nos lecteurs, et il ne nous convient pas de nous faire les historiens des
petits soupers, bien que ce soit en quelque sorte une affaire publique
qu'une partie où assistent trois ministres, le préfet de police, le préfet
de la Seine, des chefs de la garde nationale, des députés, et des
fonctionnaires de tout rang. On ne saurait enfermer absolument dans
le cercle de la vie privée une fête aussi solennelle, pour laquelle tant
d'hommes nécessaires, dit-on, à l'ordre public et à la sécurité de la
capitale, quittent tout à coup pendaut vingt-quatre heures leurs fonc-
tions ; où l'on a prononcé des discours politiques , du haut d'une table
de billard, il est vrai , et la queue à la main ; ou Ton a traité toutes les
affaires de l'état, dans une complète ivresse, à la vérité, et où s'est fait
entendre un charivari , Chose défendue ailleurs , mais donné , il faut
l'avouer, par des députés ministériels à des ministres. Hâtons-nous
d'ajouter que ce petit souper n'aura d'autre résultat politique que
l'élévation de M. Vigier à la pairie. Cette promesse est dé celles qui
se tiennent, elle a été faite inter pocvla, et ratifiée par desembrasse-
mens d'ivrogne*. L'eau a fait M. Vigier comte et député, le vin le fera
duc et pair de France ! *
Un autre résultat politique cependant, c'est le mécontentement causé
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248 REVUE DES DEUX MONDES.
en haut lieu par cette bruyante aventure. On a supputé , dans un au-
guste cercle, la moyenne de l'âge des acteurs du banquet du château de
Grand-Vaux , et l'on a trouvé que M. Duchâtel, qui n'a pris aucune
part à ce scandale, et M. Vigier l'amphitryon , étant mis de côté, le
cadet de tous ces mousquetaires et de ces aimables écervelés est âgé de
quarante-un ans! Les vétérans portent de cinquante-cinq à soixante ans.
Que messieurs les ministres viennent maintenant parler à la tribune
de la moralité et de la dignité du pouvoir; qu'Us fassent donc saisir,
dans une sainte indignation, Faublas, les Liaisons dangereuses, et
une foule de livres mille fois plus innocens que leurs actes; qu'ils
s'érigent en déclamateurs des mœurs et de la société I Le nom de Grand-
Faux et la date du 9 octobre suffiront pour leur répondre.
MM. de Broglie et Guizot,qui sont des hommes graves et dignes, souf-
frent plus qu'on ne pense de cette incartade de M. Thiers et de M. Per-
sil; et ils songeaient à demander la destitution de deux fonction-
naires qui avaient assisté les ministres en goguette dans leurs mémo-
rables libations, mais on leur a fait observer avec raison que c'eût été
frapper sur leurs collègues. On nous assure que M. Guizot, qui a l'ha-
bitude d'aller au fond des choses, et de chercher une cause sérieuse à
tout , assigne à M. Thiers la pensée d'avoir voulu déconcerter, par cette
folie , les projets de ses collègues qui tentent de se rapprocher du parti
légitimiste. Le moyen, en effet, d'opérer une réaction religieuse et un
rapprochement avec le faubourg SainuGermain, après cette éclatante
démonstration! Un parti grave et sérieux ne saurait traiter avec les con-
vives de Grand-Vaux; et M. Thiers, qui craint l'envahissement de ce
parti où l'arrestation de la duchesse de Berry ne lui sera jamais par-
donnée , eût fait un acte de haute politique, au lieu d'une étourderie ,
comme on le suppose. Au reste , nous n'affirmons pas que ce soit là
l'opinion de M. Guizot sur M. Tbiers, et encore moins que M. Thiers
ait eu un tel projet. Nous l'avons dit, M. Thiers s'ennuie, et son ennui
nous prépare encore bien d'autres surprises.
Il se passe , dit-on , d'étranges choses dans le parti légitimiste. Les
hommes qui ne varient pas, les grands caractères qui ont tout sacrifié à
leur conscience et à leur opinion, essaient en vain de cacher le décou-
ragement qu'ils éprouvent. On voudrait se dissimuler les défections qui
ont lieu chaque jour, et ne pas voir celles qui se préparent. U est certain
que les unes sont nombreuses, et que les autres ne le seront pas moins.
On peut prévoir quelle nouvelle tendance prendra le ministère en se
renforçant de ces élémens. Chaque jour l'éloigné davantage de son
origine, et dans peu de temps, s'il continue à marcher aussi rapide-
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REVUE. — CHRONIQUE. 249
ment dans la route qu'il s'est ouverte , le parti légitimiste pourra se
jeter sans scrupule tout entier dans ses bras ; il n'aura pas besoin de
renoncer à ses doctrines politiques, à peine manquera-t-il un seul point
au système auquel il se rattache.
Aussi fait-on grâce aux condamnés de l'ouest, jugés pour fait de
guerre civile dans laVendée; acte de clémence que, loin de le blâmer,
nous voudrions voir s'étendre à d'autres coupables. Mais pendant ce
temps, on demande aux gouvernemens étrangers l'extradition des dé-
tenus d'avril évadés de Sainte-Pélagie; et comme les traités d'extra-
dition ne s'étendent pas au crime de révolte, on les réclame, ces mal-
heureux, en les accusant d'être complices de Fieschi ! Il nous répugne
de qualifier un pareil fait; mais il suffit de le livrer à la pensée publique,
pour qu'il soit apprécié dignement.
On pourrait tout aussi bien accuser M. de Ghantelauze , M. de Pey-
ronnet et M. de Guernon-Ranville de complicité avec Fieschi. Le parti
légitimiste ne se trouvait-il pas compromis dans l'attentat aussi bien
que le parti républicaiu? Les ministres de Charles X sont aussi libres
au fond de leur prison que l'étaient les détenus d'avril à Sainte-
Pélagie, et l'accusation serait aussi plausible. Heureusement, le vent de
la faveur souffle aujourd'hui du côté de Ham; heureusement, disons-
nous, car les malheureux prisonniers ont grand besoin, dit-on, d'un
relâchement de rigueur. M. de Guernon-Ranville est menacé d'un
coup de sang; M. de Chantelauze, l'esprit troublé par une longue cap-
tivité, demande les soins les plus attentifs de la médecine, et M. de
Peyronnet succombe, sans se plaindre, sans murmurer, sous le poids
de ses souffrances. Depuis trois ans, M. de Peyronnet n'a pas quitté la
chambre étroite qu'il occupe; livré à de sérieux travaux, il n'a pas eu
une seule de ces paisibles distractions si nécessaires après le travail; il
n'a pas vu le ciel; il n'a pas respiré l'air, même sur la terrasse de sa
prison ; il n'a rien voulu devoir à ceux qui le gardent et à ceux qui l'ont
jugé coupable, et il mourra plutôt que de solliciter un moment de
répit. Sans doute, M. de Peyronnet a mérité la prison qui le frappe,
lui qui était chargé de garder la Charte, et qui l'a déchirée; mais la
peine a été bien longue : bien des choses se sont passées depuis que
M. de Peyronnet n'est plus garde-des-sceaux; bien des circonstances
se sont produites qui ont diminué le souvenir de son crime ! Allons,
M. Persil, un peu d'indulgence pour M. de Peyronnet, qui s'est cru
obligé de sortir de la Charte, et qui, à la vérité, avait mal pris son
temps. Mais n'importe, nous n'en appelons pas moins à vous, M. Persil.
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3$0 REVUF, Bfg& m** MOHWS.
Faites quelque d*ose ca faveur de M. 4e Reyronnet; uu jour, peut-
être , Dieu vous le rendra 1
Uii fait politique a^sez curieux que M.Thiers nous a jeté en partant,
pour qu*il fût au moins question de lui en son absence , c'est l'ordon-
nance qui annulle la délibération du conseil- général du département
des Côtes-du-Nord. Le conseil-général d'un département n'est pas, on
le sait, une réunion de séditieux et de prolétaires. Que de fois on a op-
posé à la presse et aux vœux des impatiens, les conseils-généraux et leurs
délibérations ! H y a peu de temps encore, que de démarches les ministres
et leurs agens ne faisaient-ils pas près des conseils-généraux pour en ob-
tenir l'approbation des lois nouvelles , pour leur arracher des adresses
et des manifestations politiques! Mais voici qu'un conseil-général s'avise
de penser et de dire que a le moyen d'assurer la prospérité et la tran-
quillité du pays eût été de maintenir intacte et pure la charte de 1899
(je cite textuellement), pacte d'alliance de la France et de la dynastie;
d'avoir confiance dans la garde nationale et le jury, et de remplacer
le système d'intimidation par celui de la clémence ; d'adopter fran-
chement la révolution de juillet dans ses conséquences, ses principes et
ses hommes; de soulager les classes pauvres et l'agriculture par la ré-
duction des droits sur les matières de première nécessité, telles que le fer
et le sel. » Vous sentez bien qu'on n'a pas manqué de lois pour prouver
a ce malencontreux conseil-général qu'il n'a pa,s le droit de s'immiscer
dans ces questions, quoiqu'une délibération qui conclut en demandant
une diminution de la gabelle, touche bien réellement aux intérêts lo-
caux de la Bretagnç. Ityais, en, France, grâce à nos trente révolutions,
il y a des lois qui prouvent pour tout le monde, et dps lois qui prouvent
contre tout le monde, et comme c'est le ministère qui explique ces
loi*, on a trouvé dan* celle du 22 juin i$33, et dans une vieille loi de
pluviôse an VII, que lçs Bretons, n'ont pas le droit de demander, par
l'organe de lçurs.CQuseils-généraux, (a diminution de l'impOt du fer et
du sel. La délibération a donc été mise an néant. Eût-elle été traitée de
la aorte si le conseil-génial avait tcouv^é la. dernière loi , de la presse
trop démente, et la majorité du ju#y encore trop nombreuse? c'est
ce que nous ne nous permettrons pas de décider.
Il est bon de rappeler que dans ce département des Côtes-du-Nord,
si mal famé maintenant aux yeux de M. Thiers., se trouve , près de la
ville de Dinan, une vieille maison isolée qui a nom Lachesnaye, et que
cette maison est babjtéapar un rêveur solitaire,. qu'on pomme l'abbé
de Lamennais.
Il pourrait bien sortir, «jqelque chose de -fort inattendu (fcs, réunions ^e
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HEV4ZE. tt- CUfijONIQDE. : 981
Kalish et de commencement de congrès avorté* Tceplhz. Les ton verras
espéraient d'abord effrayer l'Europe par le déploiement de leurs fojJKs
militaires; mais l'empereur Ferdinand ayant refusé d'envoyer (es troupes
aux manœuvres de Kalish, et le rapprochement des premiers régimeus
rosses et prussiens ayant fait naître la crainte sérieuse d'une collision, il
a bien fallu renoncera l'idée d'intimider le monde, et d'appliquer en grand
le petit système de MM. de Broglie et Guizot. Alors les augustes hôtes de
Kalish ont songé à enlacer du moins le monde par des nœuds diploma-
tiques étroitement serrés. On devait donc s'entendre définitivement sur la
question de la France et de la dynastie de juillet , bien marquer les limites
jusqu'où la révolution serait tolérée, le point où on lui dirait : Tu n'iras
pas plus loin , et où on Ja réduirait en poudre. Le sort de l'Orient, de
l'Espagne et du Portugal devait être aussi fixé dansées conférences ; mais
dès le premier mot, on a vu qu'on ne pouvait pas s'entendre, et que sauf
quelques points principaux, sur lesquels on n'était pas même entièrement
d'accord , la discussion de ces grands intérêts causerait des troubles qu'on
ne pouvait prévenir que par la réserve et le silenee. Déçus encore dans
cet espoir, les souverains songèrent à s'en tenir à leurs affaires finan-
cières ; ils décidèrent qu'ils arrangeraient en commun leurs intérêts finan-
ciers, et.se concerteraient pour un vaste emprunt. C'était un nouveau
moyen d'exercer une haute puissance sur l'Europe, et de s'assurer des
ressources pourtnfiniravecle»révoJulions» Mais s'il faut en croire quelques
hommes bien informés, ce dernier projet a encore échoué; les banquiers
se sont montrés lardHs et réeakitrans, et les dernières nouvelles de Tœ-
plitz disent que les somptuosités de Kaiish n'ont pas donné le moindre
crédit aux magnifiques souverains qui en ont fait les frais. Et pendant tant
ce temps , à force de parler contre la France , et de s'épuiser en sarcasmes
sur la cour des Tuileries, la pensée, l'envie très prononcée même est venue,
dit-on ^ à une princesse de Prusse (quelques-uns disent deux), de voir
par elle-même cette cour et ces princes dont il est tant question. Cette
velléité a été si publique, qu'on peut en attendre quelque résultat. Ne
seraiuil pas curieux que les empereurs et les rois du Nord ne se fussent
assemblés à si grands frais, qqe pour donner une princesse royale à la dy-
nastie de juillet , et une descendance à l'héritier du Irène révolutionnaire ?
fth Sébastiani veut le bâton de maréchal. M* 8ébastiani veut la chan-
cellerie de la Légion-tf Honneur ; pourquoi refuaer quelque chose à
M. Sébastiani ? Ne sommes-nous pas trop heureux que M. Sébastiani
veuille bien abandonner l'ambassade de Londres, at ses 3*0yOiO francs
de traitement? Il est vrai que M. Sébastiani n'était plus en état de
supporter une heure de .travail, que sa mémoire s'est eflacée, que
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2S2 REVUE DES DEUX MONDES.
ses idées ne sont plus nettes; mais n'est-ce pas an titre de plus pour
accorder à M. Sébastiani tout ce qu'il demande ? En certain lieu, ne
dit-on pas : « Il serait mal de refuser un vieillard qui mourra de cha-
grin si on ne le fait maréchal? » — M. Sébastiani sera donc grand
chancelier de la Légion-d'Honneur et maréchal de France, pour cause
de maladie. C'est un titre comme un autre.
M. de Rigny ira à Londres, et peut-être bien que M. de Barante et
M. de Saint- Aulaire finiront par aller à leur poste. Qui sait ? On a vu
de nos jours des choses plus étonnantes que cela !
On parle beaucoup dans le monde du mariage que va faire le prince
de Butera, ex-ambassadeur de Naples à Paris, qui est parti pour aller
épouser la riche princesse Schouwaloff , veuve du comte Palhen. Le
prince de Butera , simple et pauvre gentilhomme allemand , avait déjà
acquis une première fortune en Italie par un mariage ; il se trouve
maintenant appartenir à la fois à l'Allemagne , à l'Italie et à la Russie.
Le poste d'ambassadeur en Russie achève sa fortune politique. Le prince
de Butera remplace à Saint-Pétersbourg le prince de Gastelcicala, fils de
l'ancien ambassadeur de ce nom, qu'on a vu si long-temps à Paris sous la
restauration. Le prince de Gastelcicala ne s'est jamais rendu à son poste,
car l'empereur de Russie a refusé de le recevoir. On donne pour motif
de ce refus , que l'ambassadeur, se rendant en Russie, s'était arrêté en
Suisse pour épouser, à Soleure , une des filles de M. de Zeltner, l'héte,
l'ami , le compagnon fidèle de Kosciusko; or en ces derniers temps, M. de
Zeltner fils, frère de la nouvelle princesse de Gastelcicala, avait fait avec
distinction la campagne de Pologne .Voilà plus de raisons qu'il n'en faut
pour se faire fermer l'empire russe.
Un autre petit événement diplomatique est la démission envoyée
par M. Casimir Périer à M. de Broglie. M. de Broglie, mécontent
des fréquentes absences de M. Périer, premier secrétaire d'ambas-
sade à Bruxelles, avait disposé de ce poste, et se proposait d'envoyer
M. Périer à Naples ou à Londres. Humeur de M. Périer, qui parla de
démission et écrivit une lettre peu mesurée, dit-on, à M. de Broglie,
lequel a répondu : a Monsieur, quand on porte votre nom, on éoit avoir
appris, dans sa famille, qu'un ministre du roi ne doit jamais céder à
une menace. Votre démission est acceptée, *> Beau et ferme langage
qui serait plus beau encore dans une dépêche à M. de Nesselrode ou
à M. de Metternich !
Paris attend sa société d'hiver qui revient peu à peu , et se prépare
aux plaisirs et aux fêtes. ie procès Fieschi ouvrira la saison. Pour Paris,
c'est un spectacle de plus et une distraction. En attendant , on s'occup e
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REVUE. — CHRONIQUE. 255
«de la vente du château de Bagatelle , acheté par lord Yarmouth , qui
ajoute ce domaine à tous ceux, dont il jouit seul, et dont il fait une so-
litude. Lord Yarmouth est frère de lord Sejmour. On s'occupe aussi
du don Juan d'Autriche de M. Casimir Delà vigne, qu'on doit repré-
senter lundi prochain, et dont nous rendrons compte.
— Œuvres choisies de Vico; Mémoires de Luther, traduction de M. Mi-
<hélet(i). Lorsque M. Michelet publia pour la première fois les œuvres de
Vico, on lui reprocha d'avoir supprimé des développemens utiles, d'avoir
interverti Tordre des matières, enfin d'avoir modifié et mutilé Vico.
Ce langage convenait parfaitement à ceux qui entendaient pour la pre-
mière fois le nom du philosophe napolitain. M. Michelet a su démêler
ce qu'il y avait de vrai et de fondé dans ces réclamations et en publiant
une seconde édition de la Science nouvelle, il l'a fait précéder d'une
biographie plus étendue de son auteur , et de la traduction plus ou
jnoins complète des principaux opuscules de Vico; ces améliorations
ont de l'importance; rien n'est plus profitable pour l'esprit humain,
que de connaître les transformations successives au moyen desquelles
les hommes de génie s'élèvent peu à peu à leurs sublimes conceptions;
que de les suivre dans leurs expérimentations, de s'initier parfaitement
à leur méthode, de reprendre en sous-œuvre leurs recherches et leurs
combinaisons. Il n'y a que les esprits superficiels ou les intelligences
surnaturelles qui puissent se contenter d'un résultat abstrait, d'une
affirmation pure et simple. D'un autre côté, combien n'est-il pas pré-
cieux et intéressant de connaître la vie de l'homme de génie , de pou-
voir compatir à ses souffrances et de se former à son exemple. On re-
trouve les vies de Plutarque dans le berceau de tous les enfans qui doi-
vent être un jour des grands hommes. Vico fut un des martyrs de la
science, il s'offrit tout entier en holocauste à la pensée, méconnu par ses
contemporains, il eut la conscience de son talent, « Depuis que j'ai fait
mon grand œuvrage, écrivait-il, je sens que j'ai revêtu un nouvel
homme, sa composition m'a animé d'un esprit héroïque qui me met
au-dessus de la crainte et de la mort, et des calomnies de mes rivaux ;
(x) Librairie de Hachette, rue Pierre-Sarrasin.
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3S& RKVTO JMB8 BBUX MO KDE S.
je me sens assis sur une roche de diamaos ,<quand je songe an jugement
de Dieu , qui fait justice au génie par l'estime du sage. »
Le nom de Vico s'est trouvé fréquemment accolé à celui de Herder,
qui fut traduit à peu près à la même époque par M. Edgar Quinet, et
à celui de Bossuet. M. Jouffroy lui-même a consacré un de ses articte
du Globe à la comparaison de ces trois colosses de la philosophie de
l'histoire. Ce rapprochement nous semble peu justifié ; ce sont trois
directions complètement opposées. J'excluerai de cette trinité de révé-
lateurs, Herder, qui a élevé à la puissance de cause générale un détail
historique saus influence, je veux parler de l'action de la nature et du
climat sur les races. Herder est un grand poète , un harmonieux écri-
vain, un conteur estimable; ce n'est point un philosophe qui puisse
marcher de front avec Vico. Les spéculations germaniques n'ont rien
de la netteté et du génie d'application qui caractérisent Vico, Baeen,
Condor ce t. Quant à Bossuet, son principe n'est point fécond; l •interven-
tion constante et perpétuelle de la Providence détruit la liberté hu-
maine, sans expliquer davantage les faits douteux ou obscurs. Il n'en est
pas de même du système de Vico. Vico est véritablement le fondateur
de la philosophie de P histoire, et c'est de sa théorie du progrès circu-
laire qu'est sortie l'école du progrès moderne.
M. Micheiet, aujourd'hui un de nos plus brillans et de nés plus labo-
rieux écrivains, hésita long- temps, dit-on, entre l'histoire et la phi-
losophie. Doué d'une rare puissance d'abstraction, un penchant naturel
lui faisait préférer Platon à Thucydide; mais cette ame active et géné-
reuse, après avoir parcouru les hautes régions de la philosophie, se
trouva bientôt atteinte par le doute. Effrayé et malade, M. Micheiet
quitta cet air trop vif pour sa raison , et se réfugia dans l'histoire.
Tantôt ses instincts philosophiques l'emportent, et il traduit Vico;
tantôt il sent le besoin de se plonger dans l'étude des hommes et la
contemplation des faits, et il rassemble les Mémoires de Luther; compose
pour ses élèves des Tableaux Synchroniques, et écrit son Introduction à
l'histoire universelle; enfin il réunit et confond ces deux courons- élec-
triques dans son Histoire de France.
Ces Mémoires de Luther sont disposés suivant l'ordre chronologique,
ce qui jette quelquefois un peu de confusion, tant est bizarre, irrégaHère
et saccadée la vie de ce puissant réformateur. Si l'on était en droit de
reprocher à M. Micheiet d'être trop souvent intervenu dans l'œuvre de
Vico, on regrette au contraire qu'il nesoftpas plus fréquemment sub-
stitué à Luther. Ces nombreuses citations manquent de ciment pour
boucher les intervalles. On croirait voir un de ees mouumen* gaulois
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RBWE. — r GBftûlIftGE. 23îf
formés avec des blocs de rochers* La parole de M . Micbelet , Blcompaete
et jjî rayonnante, eût rendu un double service au leeteur et à Luther
lui-même. Cette lecture a tout le pathétique et l'intérêt, d'une œuvre
d'imagination , toute la gravité et l'importance d'un récit historique.
Nous nous proposons d'examiner une autre fois plus en détail eette
nouvelle publication de M* Michelet.
Almaria , tel est le titre du nouveau roman de M. Jules de Resse-
guier; un nom de femme, passionné comme le soleil d'Espagne, chaste
et mystérieux comme les galeries silencieuses des monastères. Ce livre
est plein de grâce, de finesse et de sensibilité; le style en est douxet trans-
parent, aucune aspérité de langage n'y vient heurter à plaisir l'oreille
et le bon goût; on pourrait même lui reprocher quelquefois une teinte
trop vaporeuse, et des ressouvenances rhy thmiques et musicales; la dé-
marcation entre la prose et la poésie doit être nette et bien tranchée.
Almaria est belle et de noble race, a Un jour qu'elle passait seule dans
une galerie où , à travers les stores baissés , le soleil animait les sta-
tues, colorait les arabesques, et se plongeait dans l'éclat des glaces, elle
s'arrêta devant un grand miroir de Venise, et vit toute sa personne,
depuis son petit pied mince et bombé jusqu'à ses longs cheveux plus
noirs et plus brillants que le jais de sa ceinture; elle regarda sa taille élé-
gante et flexible , la pose harmonieuse de son cou, ses sourcils doux et
prononcés, ce feu de physionomie arabe qui animait la régularité de
ses traits moulés sur le type grec; elle s'admira. » Almaria veut se
consacrer tout entière à Dieu; elle refuse la main de Fernand, mais le
ciel n'accepte pas ce sacrifice ; elle fait naufrage ; sauvée par un mar-
chand d'esclaves, elle est vendue au roi de Tunis. Refuser un chrétien
pour épouser un turc, et un vieux turc , c'est jouer de malheur; il est
vrai qu' Almaria est un peu arabe. Après la mort du roi de Tunis, Al-
maria abandonne sa couronne, et revieut, fidèle à son premier projet,
mourir dans un couvent. Les caractères de Z°yn , de Michaëla , de
Stephano, de Fernand , jetés dans ce roman, sont dessinés avec grâce
et vigueur. C'est une lecture douce, touchante, et qui donnera à M. de
Resseguier, parmi nos romanciers, le rang si distingué qu'il occupe
déjà parmi nos poètes.
— Ce serait mal servir les intérêts de la poésie , que de laisser croire à
M. Adolphe Dumas qu'il a produit une épopée. La Cité des Hommes (4) f
(i) Chez H. Dupuy, rue de la Monnaie.
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236 REVUE DES DEUX MONDES.
recueil d'inspirations très diverses, révèle certainement un grand mou-
vement d'intelligence, mais on mouvement aveugle et désordonné.
C'est an pêle-mêle bruyant des idées historiques de l'Allemagne , des
formules palingénésiques de M. Ballanche, des vœux réformateurs de
Saint-Simon, traduits dans un langage tantôt familier jusqu'à la trivialité,
tantôt guindé jusqu'à l'emphase , mais le plus souvent incorrect et obscur.
Avec moins de dédain pour la clarté du style, M. Adolphe Dumas aurait
dégagé le bronze des scories qui l'enveloppent. La langue maniée sévère-
ment est un auxiliaire puissant pour la réflexion. Pour l'avoir oublié,
M. Adolphe Dumas s'est condamné à se mal comprendre, et partant à
être mal compris. S'il veut soumettre à un travail patient l'énergie qu'il
n'a pas su contenir jusqu'ici , il pourra prendre un jour une place ho-
norable.
F. BULOZ.
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LE CHANDELIER.
PERSONNAGES.
MAITRE ANDRÉ, notaire.
JACQUELINE , sa femme.
CLAVAROCHE, officier de dragons.
FORTUNIO, clerc.
LANDRY, ) .
GUILLAUME, jclercs
Une Servante.
Un Jardinier, etc.
(Une petite ville.)
ACTE PREMIER.
SCÈNE PREMIÈRE.
Une chambre a coucher.
JACQUELINE, dans son Ht. Entre maître ANDRÉ en robe de
chambre
MAÎTRE ANDRÉ.
Holà, ma femme ! hé, Jacqueline ! hé, holà, Jacqueline, ma femme!
La peste soit de l'endormie. Hé, hé, ma femme , éveillez -vous ! Holà,
holà! levez-vous , Jacqueline. Comme elle dort ! Holà, holà, holà, hé,
hé, hé, ma femme, ma femme, ma femme! c'est moi, André, votre
mari , qui ai avons parler de choses sérieuses. Hé, hé, pstt, pstt, hem !
brum! frum! pstt! Jacqueline, êtes- vous morte? Si vous ne vous
éveillez tout à l'heure, je vous coiffe du pot à l'eau.
JACQUELINE.
Qu'est-ce que c'est, mon bon ami?
MAITRE ANDRÉ.
Vertu de ma vie, ce n'est pas malheureux. Finirez-vous de vous tirer
TOME IV. — 1er NOVEMBRE 1835, 17
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258 REVUE DES DEUX MONDES.
les bras? c'est affaire à vous de dormir. Écoutez-moi, j'ai i vous par-
ler. Hier au soir, Landry, mon clerc...
JACQUELINE.
Hé, mais, bon Dien, il ne fait pas jour. Devenez- vous fou, maître
André , de m'éveillfer ainsi sans raison ? de graee , allez vousreeoucher.
Est-ce que vous êtes malade ?
MAtTRE ANDRÉ.
Je ne suis ni fou ni malade , et vous éveille à bon escient. J'ai i vous
parler maintenant; songez d'abord à m 'écouter, et ensuite à me ré-
pondre.Yoilà ce qui est arrivé à Landry, monderc; vous le connaissez
bien....
JACQUELINE.
Quelle heure est-il donc, s'il vous plaît?
MAff RE ANDRÉ.
Il est six heures d* matin. Faites attention à ce que je vous dis ; il ne
s'agit de rien de plaisant, et je n'ai pas sujet de rire. Mon honneur,
madame, le vôtre, et notre vie peut-être à tous deux, dépendent de
l'explication que je vais avoir avec vous. Landry, mon clerc, a vu cette
nuit....
JACQUELINE.
Mais, maître André, si vous êtes malade, il fallait m'avertir tantôt.
N'est-ce pas à moi , mon cher cœur, de vous soigner et de vous veiller?
MAtTRE ANDRÉ.
Je me porte bien, vous dis-je; êtes- vous d'humeur à m'écouter?
JACQUELINE.
Eh ! mon Dieu , vous me faites peur; est-ce qu'on nous aurait volés?
MAÎTRE ANDRÉ.
Non, on ne nous a pas volés. Mettez-vous là, sur votre séant, et
écoutez de vos deux oreilles. Landry, mon clerc, vient de m'éveiller,
pour me remettre certain travail qu'il s'était chargé de finir cette nuit»
Gomme il était dans mon étude....
JACQUELINE.
Ah ! sainte Vierge, j'en suis sûre ! vous aurez eu quelque querelle à
ce café où vous allez.
MAÎTRE ANDRÉ.
Non, non, je n'ai point de querelle, et il ne m'est rien arrivé. Ne
voulez-vous pas m'écouter? Je vous dis que Landry, mon clerc, a vu
un homme, cette nuit, se glisser par votre fenêtre.
JACQUELINE.
Je devine à votre visage que vous avez perdu au jeu.
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DE CHANDELIER* 399
MAITRE ANDRÉ.
Ah ! ça, ma femme, êtes- vous sourde ? Vous avez un amant, ma-
dame ; cela est-il clair ? Vous me trompez. Un homme , cette nuit , a
escaladé nos murailles. Qu'est-ce que cela signifie ?
JACQUELINE.
Faites-moi le plaisir d'ouvrir le volet.
MAÎTRE ANDRÉ.
Le voilà ouvert ; vous bâillerez après dîner ; Dieu merci , vous n'y
manquez guère. Prenez garde à vous, Jacqueline ! Je suis un homme
d'humeur paisible , et qui ai pris grand sein de vous. J'étais l'ami de
votre père, et vous êtes ma fille presque autant que ma femme. J'ai
résolu , en venant ici , de vous traiter avec douceur ; et vous voyez
que je le fais, puisque avant dp vous condamner je veux m'en rapporter à
vous, et vous donner sujet de vous défendre et de vous expliquer caté-
goriquement* Si vous refusez, prenez garde. Il y a garnison dans la
ville , et vous voyez , Dieu me pardonne , bonne quantité de hussards.
Votre silence peut confirmer des doutes que je nourris depuis long-
temps.
JACQUELINE.
Ah! maître André, vous ne m'aimez plus. C'est vainement que vous
dissimulez par des paroles bienveillantes la mortelle froideur qui a
remplacé tant d'amour. Il n'en eût pas été ainsi jadis; vous ne parliez
pas de ce ton ; ce n'est pas alors sur un mot que vous m'eussiez con-
damnée sans m'entendre. Deux ans de paix , d'amour et de bonheur ,
ne se seraient pas, sur un mot, évanouis comme des ombres. Mais
quoi ! la jalousie vous pousse ; depuis long- temps la froide indifférence
lui a ouvert la porte de votre cœur.- De quoi servirait l'évidence?
l'innocence même aurait tort devant vous. Vous ne m'aimez plus, puis-
que vous m'accusez.
'+£* MAÎTRE ANDRÉ.
Voilà qui est bon, Jacqueline , il ne s'agit pas de cela. Landry, mon
clerc, a vu un homme....
JACQUELINE.
Eh ! mou Dieu , j'ai bien entendu. Me prenez- vous pour une brute,
de me rebattre ainsi la tête ? C'est une fatigue qui n'est pas suppor-
table.
MAÎTRE ANDRfi.
A quoi tient-il que vous ne répondiez ?
JACQUELINE , pleurant .
Seigneur, mon Dieu, que je suis malheureuse ! qu'est-ee que jo
17.
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260 REVUE DES DEUX MONDES.
vais devenir ? Je le vois bien, vous avez résolu ma mort; vous ferez
de moi ce qui vous plaira; vous êtes homme, et je suis femme; la
force est de votre côté. Je suis résignée; je m'y attendais; vous sai-
sissez le premier prétexte pour justifier votre violence. Je n'ai plus
qu'à partir d'ici ; je m'en irai avec ma tille, dans un couvent , dans un
désert , s'il est possible ; j'y emporterai avec moi , j'y ensevelirai dans
mon cœur le souvenir du temps qui n'est plus.
maIthe ANDRÉ.
Ma femme , ma femme , pour l'amour de Dieu et des saints , est-ce
que vous vous moquez de moi ?
JACQUELINE.
Ah ! ça , tout de bon , maître André , est-ce sérieux ce que vous
dites ?
MAtTRE ANDRÉ.
Si ce que je dis est sérieux ? Jour de Dieu ! la patience m'échappe ,
et je ne sais à quoi il tient que je ne vous mène en justice.
JACQUELINE.
Vous , en justice ?
MAÎTRE ANDRÉ.
Moi, en justice; il y a de quoi faire damner un homme d'avoir
affaire à une telle mule ; je n'avais jamais ouï dire qu'on pût être aussi
entêté.
JACQUELINE , sautant à bas du lit.
Vous avez vu un homme entrer par la fenêtre ? L'avez-vous vu ,
monsieur, oui ou non?
MAÎTRE ANDRÉ.
Je ne l'ai pas vu de mes yeux.
JACQUELINE.
Vous ne l'avez pas vu de vos yeux , et vous voulez me mener en jus-
tice?
MAÎTRE ANDRÉ.
Oui , par le ciel ! si vous ne répondez.
JACQUELINE.
Savez-vous une chose, maître André , que ma grand' mère a apprise
de la sienne ? Quand un mari se fie à sa femme, il garde pour lui les
mauvais propos, et quand il est sûr de son fait, il n'a que faire de la
consulter. Quand on a des doutes , on les lève ; quand on manque de
preuves , on se tait; et quand on ne peut pas démontrer qu'on a raison,
W a tort. Allons , venez ; sortons d'ici.
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LE CHANDELIER. 26t
MAÎTRE ANDRÉ.
C'est donc ainsi que vous le prenez ?
JACQUELINE.
Oui , c'est ainsi ; marchez , je vous suis.
MAÎTRE ANDRÉ.
Et où veux-tu que j'aille à cette heure?
JACQUELINE.
En justice.
MAITRE ANDRÉ.
Mais, Jacqueline...
JACQUELINE.
Marchez, marchez ; quand on menace, il ne faut pas menacer en
vain.
MAiTRE ANDRÉ.
Allons, voyons, calme-toi un peu.
JACQUELINE.
Non ; vous voulez me mener en justice , et j'y veux aller de ce pas.
MAÎTRE ANDRÉ.
Que diras-tu pour ta défense ? dis-le-moi aussi bien maintenant.
JACQUELINE.
Non , je ne veux rien dire ici.
MAÎTRE ANDRÉ.
Pourquoi ?
JACQUELINE.
Parce que je veux aller en justice.
MAÎTRE ANDRÉ.
Vous êtes capable de me rendre fou , et il me semble que je rêve*
Éternel Dieu, créateur du monde! je m'en vais faire une maladie.
Gomment ? quoi ? cela est possible ? J'étais dans mon lit; je dormais,
et je prends les murs à témoin que c'était de toute mon ame. Landry,
mon clerc , un enfant de seize ans , qui de sa vie n'a médit de per-
sonne , le plus candide garçon du monde , qui venait de passer la nuit à
copier un inventaire, voit entrer un homme par la fenêtre; il me le
dit , je prends ma robe de chambre , je viens vous trouver en ami , je
tous demande pour toute grâce de m'expliquer ce que cela signifie ,
et vous me dites des injures ! vous me traitez de furieux, jusqu'à vous
élancer du lit et à me saisir à la gorge ! Non, cela passe toute idée ; je
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12C2 REVUE DES DEUX MONDES.
serai bon d'état pour huit jours de faire une addition qui ait le sens
commun. Jacqueline, ma petite femme ! c'est vous qui me traitez
ainsi!
JACQUELINE.
Allez, allez, vous êtes un pauvre homme.
MAÎTRE ANDRÉ.
Mais enfin, ma chère petite, qu'est-ce que cela te fait de me ré-
pondre ? Crois-tu que je puisse penser que tu me trompes réellement?
Hélas! mon Dieu, un mot te suffit. Pourquoi ne veux-tu pas le dire?
Cétait peut-être quelque voleur qui se glissait par notre fenêtre ; ce
quartier-ci n'est pas des plus sûrs, et nous ferions bien d'en changer.
Tous ces soldats me déplaisent fort, ma toute belle, mon bijou chéri.
Quand nous allons à la promenade, au spectacle, au bal, et jusque
chez nous, ces gens-là ne nous quittent pas; je ne saurais te dire un
mot de près sans me heurtera leurs épaule ttes, et sans qu'un grand
sabre crochu ne s'embarrasse dans mes jambes. Qui sait si leur imper-
tinence ne pourrait aller jusqu'à escalader nos fenêtres? Tu n'en sais
rien, je le vois bien; ce n'est pas toi qui les encourages; ces vilaines
gens sont capables de tout. Allons, voyons, donne la main ; est-ce que tu
m'en veux, Jacqueline ?
JACQUELINE.
Assurément, je vous en veux. Me menacer d'aller en justice ! Lors-
que ma mère le saura , elle vous fera bon visage !
MAÎTRE ANDRÉ.
Hé ! mon enfant, ne le lui dis pas. A quoi bon faire part aux autres
de nos petites brouilleries? Ce sont quelques légers nuages qui passent
un instant dans le ciel, pour le laisser plus tranquille et plus pur.
, JACQUELINE.
A la bonne heure ; touchez là.
MAITRE ANDRÉ.
Est-ce que je ne sais pas que tu m'aimes ? Est-ce que je n'ai pas en
toi la plus aveugle confiance ? Est-ce que depuis deux ans tu ne m'as
pas donné toutes les preuves de la terre que tu es toute à moi , Jacque-
line? Cette fenêtre, dont parle Landry, ne donue pas tout-à-fait dans
ta chambre; en traversant le péristyle, on va par là au potager ; je ne
serais pas étonné que notre voisin, maître Pierre, ne vint braconner
dans mes espaliers; va, va, je ferai mettre notre jardinier ce soir en
sentinelle, et le piège à loup dans l'allée; nous rirons demain tous leg
deux.
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IX CHANDELIER.
383*
JACQUELINE.
Je tombe de fatigue , et tous m'avez éveillée bien mal i propos.
MAITRE ANPB&
Recouche-toi , ma chère petite; je m'en vais, je te laisse ici. Al-
lons, adieu > n'y pensons plus. Tu le vois, mon enfant, je ne fais pas la
moindre recherche dans ton appartement; je n'ai pas ouvert une ar-
moire ; je t'en crois sur parole ; il me semble que je t'en aime cent fois
plus, de t'avoir soupçonnée à tort et de te savoir innocente. Tantôt je
réparerai tout cela ; nous irons en campagne, et je te ferai un cadeau.
Adieu, adieu, je te rererrai.
(Il sort.)
(Jacqueline seule ouvre une armoire; on y aperçoit, accroupi, le
capitaine Clavaroche* )
CLAVAROCHE, sortant de l'armoire.
Ouf!
JACQUELINE.
Vite , sortez ! mon mari est jaloux ; on vous a vu, mais non reconnu ;
vous ne pouvez revenir ici. Gomment étiez-vous là-dedans?
CLAVAROCHE.
A merveille.
JACQUELINE.
Nous n'avons pas de temps à perdre ; qu'allons-nous faire? Il faut
nous voir, et échapper à tous les yeux. Quel parti prendre ? Le jardi-
nier y sera ce soir; je ne suis pas sûre de ma femme de chambre;
d'aller ailleurs, impossible ici; tout est à jour dans 'une petite ville.
Vous êtes couvert de poussière, et il me semble que vous boitez.
CLAVAROCHE.
J'ai le genou et la tête brisés; lapaignée de mon sabre m'est entrée
dans les côtes. Pouah! c'est à croire que je sors d'un moulin. •
JACQUELINE.
Brûlez mes lettres en reutrant chez vous. Si on les trouvait, je serais
perdue ; ma mère me mettrait au couvent. Landry, un clerc, vous a vu
passer, il me le paiera. Que Taire? quel moyen? répondez! Vous êtes
pâle comme la mort.
CLAVAROCHE.
J'avais une position fausse, quand vous avez poussé le battant, en
sorte que je me suis trouvé, une heure durant , comme une curiosité*
d'histoire naturelle dans un bocal d'esprit-de-vin.
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r)5$ REVUE DES DEUX MONDES.
JACQUELINE.
Eh bien! voyons! que ferons-nous?
CLAVAROCHE.
Bon ! 11 n'y a rien de si facile.
JACQUELINE.
Mais encore?
CLAVAROCHE.
Je n'en sais rien ; mais rien n'est plus aisé. M'en croyez-vous à m»
première affaire ? Je suis rompu ; donnez-moi un verre d'eau.
JACQUELINE.
Je crois que le meilleur parti serait de nous voir i la ferme.
CLAVAROCHE.
Que ces maris, quand ils s'éveillent, sont d'incommodes animaux!
Voilà un uniforme dans un joli état, et je serai beau i la parade ! (H
boit.) Avez -vous une brosse ici? Le diable m'emporte, avec cette
poussière, il m'a fallu un courage d'enfer pour m'empécher d'éternuer.
JACQUELINE.
Voilà ma toilette , prenez ce qu'il vous faut.
CLAVAROCHE, se brossant la tète.
À quoi bon aller à la ferme ? Votre mari est, à tout prendre, d'assez
douce composition. Est-ce que c'est une habitude que ces apparitions
nocturnes ?
JACQUELINE.
Non, Dieu merci! J'ensuis encore tremblante. Mais songez donc
qu'avec les idées qu'il a maintenant dans la tête, tous les soupçons vont
tomber sur vous.
CLAVAROCHE.
Pourquoi sur moi?
JACQUELINE.
Pourquoi? Mais.... je ne sais.... il me semble que cela doit être;
tenez, Clavaroche, la vérité est une chose étrange, elle a quelque chose
des spectres; on la pressent sans la toucher.
CLAVAROCHE , ajustant son uniforme.
Bah ! ce sont les grands parens et les juges de paix qui disent que tout
se sait. Ils ont pour cela une bonne raison, c'est que tout ce qui ne se
sait pas, s'ignore, et par conséquent n'existe pas. J'ai l'air de dire une
bêtise ; réfléchissez, vous verrez que c'est vrai.
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LE CHANDELIER. 26S
. JACQUELINE.
Tout ce que vous voudrez. Les mains me tremblent, et j'ai une peur
qui est pire que le mal.
CLAVAROCHB.
Patience ! nous arrangerons cela.
JACQUELINE.
Gomment? parlez, voilà le jour.
CLAVAROCHB.
Eli ! bon Dieu, quelle tète folle ! Vous êtes jolie comme un ange avec
vos grands airs effarés. Voyons un peu, mettez -vous là, et raison-
nons de nos affaires. Me voilà presque présentable , et ce désordre
réparé. La cruelle armoire que vous avez là! il ne fait pas bon être de
vos nippes.
JACQUELINE.
Ne riez donc pas, vous me faites frémir.
CLAVAROCHB.
Eh bien ! ma chère, écoutez-moi , je vais vous dire mes principes.
Quand on rencontre sur sa route l'espèce de béte malfaisante qui s'ap-
pelle un mari jaloux....
JACQUELINE.
Ah ! Clavaroche, par égard pour moi !
CLAVAROCHB.
Je vous ai choquée? (Il l'embrasse.)
JACQUELINE.
Au moins, parlez plus bas.
CLAVAROCHB.
Il y a trois moyens certains d'éviter tout inconvénient. Le premier,
c'est de se quitter. Mais celui-là nous n'en voulons guère.
JACQUELINE*
Vous me ferez mourir de peur.
CLAVAROCHE.
Le second, le meilleur incontestablement, c'est de n'y pas prendre
farde, et au besoin...
JACQUELINE.
Eh bien?
CLAVAROCHB.
Non , celui-là ne vaut rien non plus ; vous avez un mari de plume ; il
feut garder l'épée au fourreau. Reste donc alors le troisième; cVst de
trouver un chandelier.
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966 REVUE DftS DEUX MIMES.
JACQUBUHfi.
tfn chandelier? Qu'est-ce que vous voulez dire?
CLAVAROCHB.
Nous appelions ainsi , au régiment, un grand garçon de bonne mine
qui est chargé de porter un schall ou un parapluie au besoin; qui, lors-
qu'une femme se lève pour danser, ta gravement s'asseoir sur sa chaise,
et la suit dans la foule d'un œil mélancolique, en jouant arec son éven-
tail; qui lui donne la main pour sortir de sa loge, et pose avec fierté
sur la console voisine le verre on elle vient de boire; raccompagne à
la promenade , lui fait la lecture le soir; bourdonne sans cesse autour
d'elle, assiège son oreille d'une pluie de fadaises; admirent-an la dame,
il se rengorge, et si on l'insulte , il se bat. Un coussin manque à la cau-
seuse; c'est lui qui court, se précipite, et va le chercher là ou il
est, car il connaît la maison et les êtres, il fait partie du mobilier, et
traverse les corridors sans lumière. Il joue le soir avec les tantes au
reversis et au piquet; comme il circonvient le mari, en politique ha-
bile et empressé, il s'est bientôt fait prendre en grippe. Y a-t-il fête
quelque part, où la belle ait envie d'aller ? il s'est rasé au point du jour,
il est depuis midi sur la place ou sur la chaussée , et il a marqué des
chaises avec ses gants. Demandez-lui pourquoi il s'est fait ombre, il
n'en sait rien et n'en peut rien dire. Ce n'est pas que parfois la dame
ne l'encourage d'un sourire , et ne lui abandonne en valsant le bout
de ses doigts qu'il serre avec amour; il est comme ces grands seigneurs
qui ont une charge honoraire, et les entrées aux jours de galas; mais le
cabinet leur est clos; ce ne sont pas là leurs affaires. En un mot , sa fa-
veur expire là où commencent les véritables; il a tout ce qu'on voit
des femmes , et rien de ce qu'on en désire. Derrière ce mannequin
commode se cache le mystère heureux; il sert de paravent à tout ce
qui se passe sous le manteau de la cheminée. Si le mari est jaloux, c'est
de lui; tient-on des propos? c'est sur son compte; c'est lui qu'on mettra
à la porte , un beau matin que les valets auront entendu marcher la
nuit dans l'appartement de madame; c'est lui qu'on épie en secret; ses
lettres, pleines de respect et de tendresse, sont décachetées par la
belle-mère; il va, il vient, il s'inquiète, on le laisse ramer, c'est son
œuvre; moyennant quoi, l'amant discret et la très innocente amie,
couverts d'un voile impénétrable, se rient de lui et des curieux.
JACQUELINE.
Je ne puis m'empécher de rire, malgré le peu d'envie que j'en aie
Et pourquoi à ce personnage ce nom baroque de chandelier?
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LE CHANDELIER. ^S\
CLAVAROCHE.
Eh! mais 9 c'est que c'est lui qui porte la...
JACQUELINE.
C'est bon, c'est bon, je vous comprends.
CLAVAROCHE.
Y oyez, mu chère; parmi vos amis, n'auriez- vous point quelque
bonne ame, capable de remplir ce rôle important, qui, de bonne foi,
n'est pas sans douceur? Cherchez, voyez, pensez à cela. (Il regarde à
sa montre.) Sept heures! U faut que je vous quitte. Je suis de semaine
d'aujourd'hui.
JACQUELINE.
Mais, Clavaroche, en vérité, je ne connais ici personne; et puis c'est
une tromperie dont je n'aurais pas le courage. Quoi ! encourager un
jeune homme, l'attirer à soi, le laisser espérer, le rendre peut-être
amoureux tout de bon, et se jouer de ce qu'il peut souffrir? C'est une
rouerie que vous me proposez.
CLAVAROCHE.
' Aimez-vous mieux que je vous perde ? et dans l'embarras où nous
sommes, ne voyez-vous pas qu'à tout prix il faut détourner les soup-
çons?
JACQUELINE*
Pourquoi les faire tomber sur un autre?
CLAVAROCHE.
Hé! pour qu'ils tombent. Les soupçons, ma chère* les soupçons d'un
mari jaloux ne sauraient planer dans l'espace; ce ne sont pas des hiron-
delles. Il faut qu'ils se posent tôt on tard, et le plus sûr est de leur
faire un nid.
JACQUELINE.
Non, décidément, je ne puis. Ne faudrait-il pas pour cela me com-
promettre très réellement?
CLAVAROCHE.
Plaisantez- vous? Est-ce que, le jour des preuves, vous n'êtes pas
toujours à même de démontrer votre innocence ? Un amoureux n'est
pas un amant.
JACQUELINE.
Eh bien!... mais le temps presse. Qui voulez-vous? Désignez-moi
quelqu'un.
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REVUE DES DEUX MONDES.
CLAVAROCHE, à la fenêtre.
Tenez! voilà, dans votre cour, trois jeunes gens assis au pied d'un
arbre; ce sont les clercs de votre mari. Je vous laisse le choix entre
eux; quand je reviendrai, qu'il y en ait un amoureux fou de vous.
JACQUELINE.
Comment cela serait-il possible? Je ne leur ai jamais dit un mot.
CLAVAROCHE.
Est-ce que tu n'es pas fille d'Eve? Allons > Jacqueline, consentez.
JACQUELINE.
N'y comptez pas; je n'en ferai rien.
CLAVAROCHE.
Touchez là; je vous remercie. Adieu, la très craintive blonde; vous
êtes fine, jeune et jolie, et amoureuse... un peu , n'est-il pas vrai, ma-
dame? A l'ouvrage! un coup de filet!
JACQUELINE.
Vous êtes hardi, Clavaroche.
CLAVAROCHE.
Fier et hardi; fier de vous plaire, et hardi pour vous conserver.
;(I1 sort)
SCÈNE H.
Un petit jardin.
FORTUNIO, LANDRY et GUILLAUME, assis.
FORTUNIO.
Vraiment, cela est singulier, et cette aventure est étrange.
LANDRY.
N'allez pas en jaser, au moins; vous me feriez mettre dehors.
FORTUNIO.
Bien étrange et bien admirable. Oui , quel qu'il soit , c'est un homme
heureux.
LANDRY.
Promettez-moi de n'en rien dire; maître André me l'a fait jurer.
GUILLAUME.
De son prochain, du roi et des femmes, il n'en faut pas souffler le
mot.
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LE CHANDELIER. 269
FORTUNIO.
Que de pareilles choses existent, cela me fait bondir le cœur. Vrai-
ment, Landry, tu as vu cela?
LANDRY.
C'est bon ; qu'il n'en soit plus question.
FORTUNIO.
Tu as entendu marcher doucement.
LANDRY.
A pas de loup, derrière le mur.
FORTUNIO.
Craquer doucement la fenêtre.
LANDRY.
Gomme un grain de sable sous le pied.
FORTUNIO.
Puis, sur le mur, l'ombre de l'homme, quand il a franchi la poterne.
LANDRY.
Comme un spectre , dans son manteau.
FORTUNIO.
Et une main derrière le volet.
LANDRY.
Tremblante comme la feuille.
FORTUNIO.
Une lueur dans la galerie , puis un baiser, puis quelques pas loin-
tains.
LANDRY.
Puis le silence , les rideaux qui se tirent, et la. lueur qui disparaît.
FORTUNIO.
Si j'avais été à ta place , je serais resté jusqu'au jour.
GUILLAUME.
Est-ce que tu es amoureux de Jacqueline? Tu aurais fait là un joli
métier J
FORTUNIO.
Je jure devant Dieu , Guillaume , qu'en présence de Jacqueline je
it'ai jamais levé les yeux. Pas même en songe , je n'oserais l'aimer. Je
l'ai rencontrée au bal une fois; ma main n'a pas touché la sienne , ses
lèvres ne m'ont jamais parlé. De ce qu'elle fait ou de ce qu'elle pense,
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27© REVUE B£S DEUX MOK»ES.
je n'en ai de ma vie rien su , sinon qu'elle se promène ici l'après-midi,
et que j'ai soufflé sur nos vitres pour la voir marcher dans l'allée.
GUILLAUME.
Si tu n'es pas amoureux d'elle , pourquoi dis-tu que tu serais resté?
Il n'y avait rien de mieux à faire que ce qu'a fait justement Landry :
aller conter nettement la chose à maître André, notre patron.
FORTUNIO.
Landry a fait comme il lui a plu. Que Roméo possède Juliette! Je
Voudrais être l'oiseau matinal qui les avertit du danger.
GUILLAUME.
Te voilà bien, avec tes fredaines 1 Quel bien cela peut-il te faire que
Jacqueline ait un amant? C'est quelque officier de la garnison.
FORTUNIO.
J'aurais voulu être dans l'étude; j'aurais voulu voir tout cela.
GUILLAUME.
Dieu soit béni ! c'est notre libraire qui t'empoisonne avec seê romans.
Que te revient-il de ce conte? d'être Gros-Jean comme devant. N'es-
pères-tu pas, par hasard, que tu pourras avoir ton tour? Hé! oui, sans
doute , monsieur se figure qu'on pensera quelque jour à lui. Pauvre
garçon ! tu ne connais guère nos belles dames de province. Nous au-
tres, avec nos habits noirs, nous ne sommes que du fretin, bon tout
au plus pour les couturières. Elles ne tâtent que du pantalon rouge, et
une fois qu'elles y ont mordu, qu'importe que la garnison change?
Tous les militaires se ressemblent ; qui en aime un en aime cent. U n'y
a que le revers de l'habit qui change, et qui de jaune devient vert ou
blanc. Du reste, ne retrouvent-elles pas la moustache retroussée de
môme, la môme allure de corps-de- garde, le même langage et le
môme plaisir? Ils sont tous faits sur un modèle ; à la rigueur elles peu-
vent s'y tromper.
FORTUNIO.
Il n'y a pas à causer avec toi; tu passes tes fêtes et dimanches à re-
garder des joueurs de boule.
GUILLAUME.
Et toi, tout seul à ta fenêtre, le nez fourré dans tes giroflées. Voyez
la belle différence ! Avec tes idées romanesques tu deviendras fou à lier.
Allons, rentrons; à quoi penses-tu? il est l'heure de travailler.
FORTUMO.
Je voudrais bien avoir été avec Landry cette nuit dans l'étude.
(Us sortent. Entrent Jacqueline et sa servante.)
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14 CHANDELIER. 271
JACQUELINE.
Nos prunes seront bttlles cette aimée, et nos espaliers ont benne
mine. Viens donc un peu de ce côté-ci , et asseyons-nous sur ce banc*
LA SERVANTE.
C'est donc que madame ne craint pas l'air, car il ne fait pas chaud
ce matin.
JACQUELINE.
En vérité, depuis deux ans que j'habite cette maison, je ne crois pas
être venue deux fois dans cette partie du jardin. Regarde donc ce pied
de chèvre-feuille. Voilà des treillis bien plantés pour faire grimper les
clématites.
LA SERVANTE.
Avec cela que madame n'est pas couverte; elle a voulu descendre en
cheveux.
JACQUELINE.
Dis-moi, puisque te voilà : qu'est-ce que c'est donc que ces jeunes
gens qui sont là dans la salle basse? Est-*» que je me trompe? je crois
qu'ils nous regardent; ils étaient tout à l'heure ici.
LA SERVANTE.
Madame ne les connaît donc pas? Ce sont les clercs de maître
André.
JACQUELINE.
Ah! est-ce que tu les connais, toi, Madelon? Tu as Fair de rougir
en disant cela.
LA SERVANTE.
Moi , madame ! pourquoi donc faire ? Je les connais de les voir tous
les jours; et encore, je dis tous les jours. Je n'en sais rien, si je les
connais.
JACQUELINE.
Allons, avoue que tu as rougi. Et au fait, pourquoi t'en défendre?
Autant que je puis en juger d'ici, ces garçons ne sont pas si mal.
Voyons, lequel préfères-tu? fais-moi un peu tes confidences. Tu es
belle fille , Madelon; que ces jeunes gens te fassent la cour, qu'y a-t-il
de mal à cela?
LA SERVANTE.
Je ne dis pas qu'il y ait du mal ; ces jeunes gcus ne manquent pas de
bien , et leurs familles sont honorables. Il y a là un petit blond, les gri-
settes de la grand'rue ne font pas fi de son coup de chapeau.
JACQUELINE, •'approchant de la maison.
Qui ? celui-là avec sa moustache?
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272 REVUE DES DEUX MONDES.
LA SERVANTE,
Oh! que non. C'est M. Landry, un grand flandrin qui ne sait que
dire.
JACQUELINE.
C'est donc cet autre qui écrit?
LA SERVANTE.
Nenni , nenni ; c'est M. Guillaume , un honnête garçon bien rangé ;
mais ses cheveux ne frisent guère, et ça fait pitié le dimanche, quand
il veut se mettre à danser.
JACQUELINE.
De qui veux-tu donc parler? je ne crois pas qu'il y en ait d'autres
que ceux-là dans l'étude.
LA SERVANTE.
Vous ne voyez pas à la fenêtre ce jeune homme propre et bien peigné ?
Tenez, le voilà qui se penche; c'est le petit Fortunio.
JACQUELINE.
Oui-dà, je le vois maintenant. Il n'est pas mal tourné, ma foi, avec
ses cheveux sur l'oreille, et son petit air innocent. Prenez garde à vous,
Madelon, ces anges-là font déchoir les filles. Et il fait la cour aux gri-
se ttes, ce monsieur-là avec ses yeux bleus? Eh bien! Madelon, il ne
faut pas pour cela baisser les vôtres d'un air si renchéri. Vraiment, on
peut moins bien choisir. Il sait donc que dire, celui-là, et il a un maître
à danser?
LA SERVANTE.
Révérence parler, madame, si je le croyais amoureux ici, ce ne
serait pas de si peu de chose. Si vous aviez tourné la tête, quand vous
passiez dans le quinconce, vous l'auriez vu plus d'une fois, les bras croi-
sés, la plume à l'oreille, vous regarder tant qu'il pouvait.
JACQUELINE.
Plaisantez- vous , mademoiselle, et pensez-vous à qui vous parlez?
LA SERVANTE.
Un chien regarde bien un évéque, et il y en a qui disent que l'évoque
n'est pas fâché d'être regardé du chien. U n'est pas si sot, ce garçon, et
son père est un riche orfèvre. Je ne crois pas qu'il y ait d'injure à re-
garder passer les gens.
„ JACQUELINE.
Qui vous a dit que c'est moi qu'il regarde? Il ne vous a pas, j'ima-
gine f fait de confidences là-dessus.
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US CHANDELIER. 273
LA SERVANTE.
5 Quand un garçon tourne la tête , allez , madame, il ne faut guère être
femme pour ne pas deviner où les y eus s'en vont. Je n'ai que faire de
ses confidences, et on ne m'apprendra que ce que j'en sais.
JACQUELINE.
Tai froid. Allez me chercher un schall, et faites-moi grâce de vos
propos.
(La servante sort.)
JACQUELINE , teille.
Si je ne me trompe , c'est le jardinier que j'ai aperçu entre ces ar-
bres. Holà! Pierre, écoutez.
LE JARDINIER, entrant.
Vous m'avez appelé, madame?
JACQUELINE.
Oui , entrez là; demandez un clerc qui. s'appelle Fortunio. Qu'il
vienne ici; j'ai à lui parler.
(Le jardinier sort. Un instant après , entre Fortunio.)
FORTUNIO.
Madame, on se trompe sans doute ; on vient de me dire que vous me
demandiez.
JACQUELINE.
Asseyez-vous; on ne se trompe pas.— Vous me voyez, monsieur For-
tunio, fort embarrassée, fort en peine. Je ne sais trop comment vous
dire ce que j'ai à vous demander, ni pourquoi je m'adresse à vous.
FORTUNIO.
Je ne suis que troisième clerc ; s'il s'agit d'une affaire d'importance,
Guillaume, notre premier clerc, est là; souhaitez-vous que je l'appelle?
JACQUELINE.
Mais non. Si c'était une affaire, est-ce que je n'ai pas mon mari?
FORTUNIO.
Puis-je être bon à quelque chose? Veuillez parler avec confiance.
Quoique bien jeune, je mourrais de bon cœur pour vous rendre service.
JACQUELINE.
C'est galamment et vaillamment parler; et cependant, si je ne me
trompe, je ne suis pas connue de vous.
FORTUNIO.
L/étoile qui brille à l'horizon ne connaît pas les yeux qui la regar-
dent ; mais elle est connue du inoindre pâtre qui chemine sur le coteau.
TOME iv. 18
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JB4 REVUE MM MCJt >UNU>ES.
titfGQOBUIfE.
Cert lia secret que j'ai à vous dire, et j'hésite par deux motifs : d'a-
bord tous poavez me trahir, et en second lieu , même, en me servant ,
prendre de moi mauvatee^opmion.
•fomtjnio.
Puîs-je me soumettre à quelque épreuve? Je vous supplie de croire
en moi.
JACQUELINE.
Mais, comme vous dites, vous êtes bien jeune. Vous-même, vous
pouvez croire en vous, et ne pas toujours en répondre.
FORXUNJO.
Vous êtes plus belle que je ne suis jeune; de ce que mon oœur sent,
j'en réponds.
JACQUELINE.
La nécessité est imprudente. Voyez si personne n'écoute.
VOBYUN1Q.
Personne; ce jardin est désert, et j'ai fermé la porte de l'étude.
JACQUELINE.
NonI décidément je ne puis parler; pardonnez-moi cette démarche
inutile , et qu'il n'en soit jamais question.
FOETUNIO.
Hélas! madame, je suis bien malheureux! il en sera comme il vous
plaira.
JACQUELINE.
Cest que la position où je suis n'a vraiment pas le sens commun.
J'aurais besoin, vous PavoueraUje? non pas tout-à-fait d'an ami, et
cependant d'une action d'ami. Je ne sais à quoi me résoudre. Je me
promenais dans ce jardin, en regardant ces espaliers; et je vous dis, je
ne sais pourquoi , je vous ai vu à cette fenêtre , j'ai eu l'idée de vous
faire appeler.
FORTUNIO.
Quel que soit le caprice du hasard à qui je dois cette faveur, permet-
tez-moi d'en profiter. Je ne puisque répéter mes paroles ; je mourrais
de bon cœur pour vous.
JACQUELINE.
Ne me le répétez pas trop; c'est le moyen de me faire taire.
FORTUNIO.
Pourquoi ? c'est le fond de mon cœur.
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LE CHÂNDELIHt. 375
JACQUELINE.
Pourquoi ? pourquoi ? vous n'en savez rien , et je n'y tous seulement
pas penser. Non; ce que j'ai à vous demander ne peut avoir de suite
aussi grave", Dieu merci, c'est un rien, une bagatéHe. Vous êtes un
enfant, n'est-ce pas? Vous me trouvez peut-être jolie, et vous m'a*
dressez légèrement quelques paroles de galanterie, le les prends
ainsi, c'est tout simple; tout homme à votre place en pourrait dire
autant.
FORTUNIO.
Madame, je n'ai jamais menti. Il est bien vrai que je suis un en-
fant, et qu'on peut douter de mes paroles; mais telles qu'elles sont,
Dieu peut les juger.
JACQUELINE,
C'est bon; vous savez votre rôle, et vous ne vous dédites pas. En
voilà assez là-dessus ; prenez donc ce siège , et mettez-vous là.
FORTUNIO.
Je le ferai pour vous obéir.
JACQUELINE.
Pardonnez-moi une question qui pourra vous sembler étrange* Ma-
deleine, ma femme-de-chambre, m'a dit que votre père était joail-
lier. Il doit se trouver en rapport avec les marchands de la ville.
FORTUNIO.
Oui , madame ; je puis dire qu'il n'en est guère d'un peu considé-
rable qui ne connaisse notre maison.
JACQUELINE.
Par conséquent , vous avez occasion d'aller et de venir dans le quar-
tier marchand , et on connaît votre visage dans les boutiques de la
Grand' Rue.
FORTUNIO. { £ £
Oui , madame, pour vous servir.
JACQUELINE.
Une femme de mes amies a un mari avare et jaloux. Elle ne manque
pas de fortune, mais elle ne peut en disposer. Ses plaisirs, ses goûts, sa
parure, ses caprices, si vous voulez, quelle femme vit sans caprice ?
tout est réglé et contrôlé. Ce n'est pas qu'au bout de l'année , elle ne
se trouve en position défaire face à de grosses dépenses. Mais chaque
mois, presque chaque semaine, il lui faut compter, disputer, calculer
tout ce qu'elle achète. Vous comprenez que la morale, tous les sermons
d'économie possibles, toutes les raisons des avares, ne font pas faute
.18.
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276 REVUE DES DEUX MONDES.
aux échéances ; enfin , avec beaucoup d'aisance, elle mène la vie la plus
gênée. Elle est plus pauvre que son tiroir, et son argent ne lui sert de
rien. Qui dit toilette en parlant des femmes, dit un grand mot, vous le
savez. Il a donc fallu, à tout prix, user de quelque stratagème. Les
mémoires des fournisseurs ne portent que ces dépenses banales que le
mari appelle a de première nécessité ; » ces choses-là se paient au grand
jour; mais à certaines époques convenues, certains autres mémoires
secrets font mention de quelques bagatelles que la femme appelle à son
tour « de seconde nécessité » , qui est la vraie, et que les esprits mal
faits pourraient nommer du superflu. Moyennant quoi, tout s'arrange à
merveille ; chacun y peut trouver son compte , et le mari , sûr de ses
quittances , ne se connaît pas assez en chiffons pour deviner qu'il n'a
pas payé tout ce qu'il voit sur l'épaule de sa femme.
FORTUNIO.
Je ne vois pas grand mal à cela.
JACQUELINE.
Maintenant donc, voilà ce qui arrive ; le mari , un peu soupçonneux ,
a fini par s'apercevoir, non du chiffon de trop, mais de l'argent de
moins. Il a menacé ses domestiques, frappé sur sa cassette et grondé ses
marchands. La pauvre femme abandonnée n'y a pas perdu un louis;
mais elle se trouve, comme un nouveau Tantale, dévorée du matin au
soir de la soif des chiffons. Plus de confidens, plus de mémoires secrets,
plus de dépenses ignorées. Cette soif pourtant la tourmente; à tout
hasard elle cherche à l'apaiser. Il faudrait qu'un jeune homme adroit t
discret surtout, et d'assez haut rang dans la ville pour n'éveiller aucun
soupçon, voulût aller visiter les boutiques, et y acheter, comme pour
lui-même , ce dont elle peut et veut avoir besoin. Il faudrait qu'il eût,
tout d'abord, facile accès dans la maison; qu'il pût entrer et sortir avec
assurance ; qu'il eût bon goût , cela est clair, et qu'il sût choisir à pro-
pos. Peut-être serait-ce un heureux hasard s'il se trouvait par là , dans
la ville, quelque jolie et coquette fille, à qui on sût qu'il fit la cour.
N'êtes- vous pas dans ce cas, je suppose? ce hasard-là justifierait tout.
Ce serait alors pour la belle que les emplettes seraient censées se faire.
Voilà ce qu'il faudrait trouver.
FORTUNIO.
Dites à votre amie que je m'offre à elle ; je la servirai de mon mieux.
JACQUELINE.
Mais si cela se trouvait ainsi, vous comprenez , n'est-il pas vrai , que
pour avoir, dans la maison, le libre accès dont je vous parle, le confi*
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LE CHANDELIER. 277
dent devrait s'y montrer autre part qu'à la salle basse ? Vous compre-
nez qu'il faudrait que sa place fût à la table et au salon? vous compre-
nez que la discrétion est une vertu trop difficile pour qu'on lui manque
de reconnaissance ? mais qu'en outre du bon vouloir, le savoir-faire n'y
gâterait rien. Il faudrait qu'un soir, je suppose, comme ce soir, s'il fai-
sait beau > il sût trouver la porte entrouverte et apporter un bijou
furtif comme un hardi contrebandier. Il faudrait qu'un air de mystère
ne trahit jamais sou adresse ; qu'il fût prudent, leste et avisé; qu'il se
souvint d'un proverbe espagnol qui mène loin ceux qui le savent :
Aux audacieux, Dieu prête la main.
FORTUNIO.
Je vous en supplie , servez- vous de moi.
JACQUELINE.
Toutes ces conditions remplies, pour peu qu'on fût sûr du silence, on
pourrait dire au confident le nom de sa nouvelle amie. Il recevrait alors
sans scrupule, adroitement comme une jeune soubrette, une bourse
dont il saurait l'emploi. Preste ! j'aperçois Madeleine qui vient m'ap-
porter mon manteau. Discrétion et prudence, adieu. L'amie, c'est
moi ; le confident, c'est vous; la bourse est là au pied de la chaise.
(Elle sort.)
(Guillaume et Landry, sur le pas de la parte.)
GUILLAUME.
Holà! Fortunio; maître André est là qui t'appelle.
LANDRY.
Il y a de l'ouvrage sur ton bureau. Que fais-tu là hors de l'étude ?
FORTUNIO.
Hein? plait-il ? que me voulez-vous ?
GUILLAUME.
Nous te disons que le patron te demande.
LANDRY.
Arrive ici ; on a besoin de toi. A quoi songe donc ce rêveur ?
FORTUNIO.
En vérité, cela est singulier, et cette aventure est étrange.
(Us sortent.)
FIN DU PREMIER ACTE.
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ACTE DEUXIÈME.
SCÊfifE PREMIÈRE.
GLAVAROGHB , durant me gboe.
En conscience, ces belles dames, si on les aimait tout de bon, ce se-
rait une pauvre affaire, et le métier des bonnes fortunes est, & tout pren-
dre, un ruineux travail. Tantôt c'est au plus bel endroit qu'un valet qui
gratte à la porte vous oblige à vous esquiver. La femme qui se perd
pour vous ne se livre que d'une oreille, et au milieu du plus doux trans-
port on vous pousse dans une armoire. Tantôt c'est lorsqu'on est chez
soi, étendu sur un canapé et fatigué de la manœuvre, qu'un messager
envoyé à la hâte vient vous faire ressouvenir qu'on vous adore à une
lieue de distance. Vite, un barbier, le valet de Chambre! On court, on
vole; il n'est plus temps; le mari est rentré, la pluie tombe; il faut
faire le pied de grue, une heure durant. Avitez-was d'être malade ou
seulement de mauvaise humeur! Point; le soleil, le froid, la tempête,
l'incertitude, le danger, cela est fait pour rendre gaillard. La diffi-
culté est en possession, depuis qu'il y a des proverbes, du privilège
d'augmenter le plaisir, et le vent de bise se fâcherait si, en vous cou-
pant le visage, il ne croyait vous donner du cœur. En vérité, on repré-
sente l'amour avec des ailes et un carquois; on ferait mieux de nous le
peindre comme un chasseur de canards sauvages, avec une veste im-
perméable et une perruque de laine frisée pour lui garantir l'occiput.
'Quei'es sottes bétes que les hommes, de se refuser leurs franches-lip-
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U/CBiNMUER. JJ9
péespaar ceorir «près qnw,^e grâce? après l'ombre de leur orgueil!
Mais la garnison dure six mois; on ne peut pas longeait aller an café;
les comédiens de province ennuient ; on se regarde dans un miroir, et
on ne veut pas être beau pour rien. Jacqueline a la taille fine ; c'oftainsi
qu'on prend patience, et qu'on s'accommode de tout sans trop faire le
dilpcMe»
(Entrs Jacqueline.)
Bh bien ! ma chère , qu'avez-vous fait ? Ave*- vous suivi «eseonteHs ,
et sommes-nous boni de danger ?
'JàGQVSLIlfÉ.
Oui.
CLAVAftOttfE.
Gomment vous y êtes- vous prise? vous allez me conter cela. Est-ce
un des clercs de maître André qui s'est chargé de notre salut?
JACQUELINE.
Oui.
GLAVABOCm.
Tous êtes une femme incomparable, et on n'a pas plus d'esprit que
vous. Vous avez fait venir, n'est-ce pas, le bon jeune homme à votre
boudoir? Je le vois d'ici, les mains jointes, tournant son chapeau dans
ses doigts. Mais quel conte lui avez-vous fait pour réussir en si peu de
temps?
JACQUELINE.
Le premier venu; je n'en sais rien.
CLAVAROCHE.
Voyez un peu ce que c'est «que de nous, et quels pauvres diables
nous sommes quand il vous plaît de nous eadiabler! fit notre mari,
comment voit-il la chose ? La foudre qui nous menaçait aeit-elle déjà
l'aiguille aimantée? commence-t-eHe à se détourner?
JACQUELINE.
Oui.
GLAVAJBOCHB.
Parbleu! nous nous divertirons, et je me fais une vraie fête d'exa-
miner cette comédie, d'en observer les ressorts et les gestes, et d'y
jouer moi-même mou rôle. Et l'humble esclave, je vous prie, depuis
que je vous ai quittée, est-il déjà amoureux de vous? Je parierais que
je l'ai rencontré comme je montais. Un visage affairé et une encolure
à cela. Est-il déjà installé dans sa charge? s'acquitte-t-il des soins indis-
pensables avec quelque facilité? porte-t-il déjà vos couleurs? met-ij
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390 REVUE DES DEUX MONDES.
l'écran devant le feu? a-t-il hasardé quelques mots d'amour craintif et
de respectueuse tendresse? êtes- vous contente de lui?
JACQUELINE.
Oui.
CLAVAROCHE.
Et comme à-compte sur ses futurs services, ces beaux yeux pleins
d'une flamme noire lui ont-ils déjà laissé deviner qu'il est permis de
soupirer pour eux? a-t-il déjà obtenu quelque grâce? Voyons, fran-
chement, où en êtes- vous? Avez-vous croisé le regard? avez-vous en-
gagé le fer? C'est bien le moins qu'on l'encourage pour le service qu'il
nous rend.
JACQUELINE.
Oui.
CLAVAROCHE.
Qu'avez- vous donc? Vous êtes rêveuse, et vous répondez à demi.
JACQUELINE.
J'ai fait ce que vous m'avez dit.
CLAVAROCHE.
En avez-vous quelque regret?
JACQUELINE.
Non.
CLAVAROCHE.
Mais vous avez l'air soucieux, et quelque chose vous inquiète.
JACQUELINE.
Non.
CLAVAROCHE.
Verriez-vous quelque sérieux dans une pareille plaisanterie? Laissez
donc, tout cela n'est rien.
JACQUELINE.
Si l'on savait ce qui s'est passé, pourquoi le monde me donnerait-il
tort, et à vous, peut-être, raison?
CLAVAROCHE.
Bon! c'est un jeu, c'est une misère; ne m'aimez- vous pas, Jacque-
line?
JACQUELINE.
Oui.
CLAVAROCHE.
Eh bien donc! qui peut vous fâcher? N'est-ce donc pas pour sauver
notre amour que vous avez fait tout cela?
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LE CHANDELIER. 28Î
JACQUELINE.
Oui.
CLAVAROCHB.
Je vous avoue que cela m'amuse, et que je n'y regarde pas de si
près.
JACQUELINE.
Silence! l'heure du dîner approche, et voici maître André qui vient.
CLAVAROCHB.
Est-ce notre homme qui est avec lui ?
JACQUELINE.
C'est lui. Mon mari l'a prié, et il reste ce soir ici.
(Entrent maître André et Fortunio.)
MAÎTRE ANDRÉ.
Non ! je ne veux pas d'aujourd'hui entendre parler d'une affaire. Je
veux qu'on s'évertue à danser, et qu'il ne soit question que de rire. Je
suis ravi, je nage dans la joie, et je n'entends qu'à bien dmer.
CLAVAROCHB.
Peste ! vous êtes en belle humeur, maître André, à ce que je vois.
MAÎTRE ANDRÉ.
Il faut que je vous dise à tous ce qui m'est arrivé hier. J'ai soupçonné
injustement ma femme ; j'ai fait mettre le piège à loup devant la porte
de mon jardin , j'y ai trouvé mon chat ce matin ; c'est bien fait, je l'ai
mérité. Mais je veux rendre justice à Jacqueline, et que vous appreniez
de moi que notre paix est faite, et qu'elle m'a pardonné.
JACQUELINE.
C'est bon, je n'ai pas de rancune, obligez-moi de n'en plus parler.
MAITRE ANDRÉ.
Non, je veux que tout le monde le sache. Je l'ai dit partout dans la
ville , et j'ai rapporté dans ma poche un petit 'Napoléon en sucre ; je
veux le mettre sur ma cheminée en signe de réconciliation, et toutes
les fois que je le regarderai, j'en aimerai cent fois plus ma femme. Ce
sera pour me garantir de toute défiance à l'avenir.
CLAVAROCHB.
Voilà agir en digne mari ; je reconnais là maître André.
MAÎTRE ANDRÉ.
Capitaine , je vous salue. Voulez-vous dîner avec nous ? Nous avons
aujourd'hui au logis une façon de petite fête, et vous êtes le bien- venu.
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trop unonneur que vous me iaues.
MAltftft* iÊÊMA
os présence un nouvel mMe ; c'est un de mes clercs, capitaine.
! cédant arma togœ. Ce n'est pas pour vous faire injure; le petit
de l'esprit ; il vient faire la cour à ma femme»
CLAVAAOCHB.
ieur , peut-on vous demander votre nom ? Je suis ravi de faire
mnaissance. ( Fortunio «lue. )
maJteb ajcmul»
inio. Cest un nom heureux. A vous dire vrai, voilà tantôt un an
availlait à mon étude, et je ne m'étais pas aperçu de tout le mé-
il a. Je crois même que, sans Jacqueline, je n'y aurais jamais
Son écriture n'est pas très nette , et il me fait des accolades qui
pas exemptes de reproche ; mais ma femme a besoin de lui pour
ss petites affaires, et elle se loue fort de son zèle. C'est leur se-
ious autres maris , nous ne mettons point le nez là. Un hôte
e, dans une petite ville, n'est pas une chose de peu de prix ; aussi
ttiMe qu'il s'y plaise! nous le recevrons de notre mieux.
FOBTUMO.
rai tout pour m'en rendre digne.
MAfTHB ANDRÉ, àOtTOOche.
travail , comme vous le savez, me retient chez moi la semaine.
uis pas fâché que Jacqueline s'amuse sans moi comme elle l'en-
I lui fallait quelquefois un bras pour se promener parla ville; le
In veut qu'elle marche, et le grand air lui fait du bien. Ce garçon-
es nouvelles, il lit fort bien à haute voix; il est, d'ailleurs, de
famille, et ses parens l'ont bien élevé ; c'est un cavalier pour ma
, et je vous demande votre amitié pour lui,
GLÀVABOGHE.
amitié, digne maître André, est tout entière à son service ; c'est
tose qui vous est acquise, et dont vous pouvez disposer*
PORTUNIO.
sieur le capitaine est bien honnête , et je ne sais comment le re-
;r.
GLAVA&OCHE.
chez là ! l'honneur est pour moi, si vous me comptez pour \
}
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XE CHANDELIER. 285
MAÎTRE ANDRÉ.
Allons ! voilà qui est à merveille. Vive la joie! La nappe nous attend ;
donnez la main à Jacqueline, et Tenez goûter de mon vin.
CLAVAROCHE, bas à Jacqueline.
Maître André ne me paraît pas envisager tout-à-fait les choses comme
je m'y étais attendue
JACQUELINE, bas.
Sa confiance ou sa jalousie dépendent d'un mot et du vent qui souffle»
CLAVAROCHE, de même.
Mais ce n'est pas là ce qu'il nous faut. Si cela prend cette tournure,
nous n'avons que faire de votre clerc.
JACQUELINE, de même.
J'ai fait ce que vous m'avez dit.
(Us sortent.)
SCÈNE IL
A l'étude.
GUILLAUME et LANDRY, travaillant.
GUILLAUME.
H me semble que Fortunio n'est pas resté long-temps à l'étude.
LANDRY.
Il y a gala ce soir à la maison* et maître André Ta invité,
GUILLAUME.
Oui; de façon que l'ouvrage nous reste. J'ai la main droite paralysée.
LANDRY.
Il n'est pourtant que troisième clerc ; on aurait pu nous inviter aussi.
GUILLAUME.
Après tout , c'est un bon garçon ; il n'y a pas grand mal à cela.
LANDRY.
Non. Il n'y en aurait pas non plus , si on nous eût mis de la noce*
GUILLAUME.
Hum ! bum ! quelle odeur de cuisine ! On fait un bruit là-haut , c'est à
ne pas s'entendre.
LANDRY.
Je crois qu'on danse ; j'ai vu des violons.
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284 REVUE DES DEUX MONDES.
GUILLAUME.
Au diable les paperasses! je n'en ferai pas davantage aujourd'hui.
LANDRY.
Sais-tu une chose? j'ai quelque idée qu'il se passe du mystère ici.
GUILLAUME.
Bah! comment cela?
LANDRY.
Oui , oui , tout n'est pas clair; et si je voulais un peu jaser...
GUILLAUME.
N'aie pas peur, je n'en dirai rien.
LANDRY.
Tu te souviens que j'ai vu l'autre jour un homme escalader la fenê-
tre : qui c'était, on n'en a rien su. Mais aujourd'hui, pas plus tard que
ce soir, j'ai vu quelque chose , moi qui te parle , et ce que c'était , je le
sais bien.
GUILLAUME.
Qu'est-ce que c'était? conte-moi cela.
LANDRY.
J'ai vu Jacqueline 9 entre chien et loup, ouvrir la porte du jardin.
Un homme était derrière elle , qui s'est glissé contre le mur, et qui lui
a baisé la main; après quoi, il a pris le large, et j'ai entendu qu'il
disait : Ne craignez rien, je reviendrai tantôt.
GUILLAUME.
Vraiment! cela n'est pas possible.
LANDRY.
Je l'ai vu comme je te vois.
GUILLAUME.
Ma foi! s'il en était ainsi, je sais ce que je ferais à ta place. J'en
avertirais maître André, comme l'autre fois, ni plus ni moins.
LANDRY.
' Cela demande réflexion. Avec un homme comme maître André, il
y a des chances à courir. Il change d'avis tous les matins.
GUILLAUME.
Entends-tu le carillon qu'ils font? Paf, les portes! clip-clap, les
assiettes, les plats, les fourchettes, les bouteilles! Il me semble que
j'entends chanter.
LANDRY.
Oui, c'est la voix de maître André lui-môme. Pauvre bonhomme!
on se rit bien de lui. ~"~*
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LE CHANDELIER. 285
GUILLAUME.
Viens donc un peu sur la promenade ; nous jaserons tout à notre aise.
Ma foi ! quand le patron s'amuse , c'est bien le moins que les clercs se
reposent.
(Ils sortent.)
SCÈNE ni.
La salle à manger.
MAITRE ANDRÉ, CLAVAROCHE, FORTUNIO et JACQUELINE,
à table.
(On est au dessert.)
CLAVAROCHE.
Allons, monsieur Fortunio , servez donc à boire à madame.
FORTUNIO.
De tout mon cœur, monsieur le capitaine, et je bois à votre santé.
CLAVAROCHE.
Fi donc! vous n'êtes pas galant. A la santé de votre voisine.
MAITRE ANDRÉ.
Eh! oui, à la santé de ma femme. Je suis enchanté , capitaine , que
vous trouviez ce vin de votre goût.
(H chante.)
Amis, buvons, buvons sans cesse
CLAVAROCHE.
Cette chanson-là est trop vieille. Chantez donc, monsieur Fortunio.
FORTUNIO.
Si madame veut l'ordonner.
MAlTRB ANDRÉ.
Hé ! hé ! le garçon sait son monde.
JACQUELINE.
Eh bien! chantez, je vous en prie.
CLAVAROCHE.
Un instant. Avant de chanter, mangez un peu de ce biscuit; cela
vous ouvrira la voix, et vous donnera du montant.
MAÎTRE ANDRÉ.
Le capitaine a le mot pour rire.
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» RBVU1 NS DEVX «ONDES.
FOItTUNfO.
Je tous remercie, cela m'étouiïerait.
CLAVAROCHE.
Bou, bon. Demandez à madame de vous en donner un morceau* Je
suis sûr que de sa blanche main cela vous paraîtra léger. (Regardant
sous la table.) O ciel! que vois-je? vos pieds sur le carreau / Souffrez,
madame, qu'on apporte un coussin.
fortunio, se levant.
En voilà un sous cette chaise.
(Il le place tous les pieds de Jacqueline.)
CLAVAROCHE.
A la bonne heure, monsieur Fortunio; je pensais que vous m'eussiez
laissé faire. Un jeune homme qui fait sa cour ne doit pas permettre
qu'on le prévienne.
MAÎTRE ANDRÉ.
Oh ! oh I le garçon ira loin ; il n'y a qu'à lui dire un mot.
CLAVAROCHE.
Maintenant donc, chantez, s'il vous plaît; nous écoutons de toutes
nos oreilles.
FORTUNIO.
Je n'ose devant des connaisseurs. Je ne sais pas de chanson de table*
CLAVAROCHE.
Puisque madame l'a ordonné, vous ne pouvez vous en dispenser.
FORTUNIO.
Je ferai donc comme je pourrai.
CLAVAROCHE.
Wavez-vous pas encore, monsieur Fortunio , adressé de vers à ma*
ame? Voyez, l'occasion se présente.
M AlTRE ANDRÉ.
Silence! silence! Laissez-le chanter.
CLAVAROCHE.
Une chanson d'amour surtout. N'est-il pas vrai, monsieur Fortunio?
Pis autre chose, je vous en conjure. Madame, priez-le, s'il vous plaît,
qu'il nous chante une chanson d'amour. Ou ne saurait vivre sans cela»
JACQUELINE.
Je vous en prie, Fortunio.
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FOMVHID étante.
Si tous croyez que je Tais dire
Qui j'ose i
Je ne «sertis pour un empire
Vous la î
Nous allons chanter à la ronde ,
Si tous voulez,
Que je l'adore y et qu'elle est Monde
Comme les blés.
Je fais ce que sa- 1
Teut m'ordonner,
Et je puis, s'il lui faut ma vie,
La lui donner.
Du mal qu'une amour ignorée
Nous fait souffrir,
J'en porte l'ame déchirée
Jusqu'à i
Mais j\rime trop pour que je die
Qui j'ose aimer,
Et je veux mourir pour ma mie ,
Sans la nommer.
MAlTHE ANDRÉ»
En vérité , le petit gaillard est amoureux comme il le dit ; il en a les
larmes aux yeux. Allons! garçon, bois pour te remettre. C'est quelque
grisette de la ville qui t'aura fait ce méchant cadeau-là?
CLAVAROCHE.
Je ne crois pas à monsieur Fiortunio l'ambition si roturière ; sa chan-
son vaut mieux qu'une grisette. Qu'en dit madame, et quel est son
avis?
JACQUELINE.
Très bien. Donnez-moi le bras, et allons prendre le café.
CLAVAROCHE*
Vite ! monsieur Fortunio 9 offrez votre bras à madame.
JAOQCBLUfB prend le bras de Fortunio; bas, ensertanj*
Avez- vous fait ma commission?
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288 REVUE DES DEUX MONDES.
FOHTUNIO.
Oui, madame; tout est dans l'étude.
JACQUELINE.
Allez m'attendre dans ma chambre, je vous y rejoins dans un instant.
(Ils sortent)
SCÈNE IV.
La chambre de Jacqueline.
(Entre Fortunio.)
FORTUNIO.
Est-il un homme plus heureux que moi? J'en suis certain, Jacque-
line m'aime, et à tous les signes qu'elle m'en donne, il n'y a pas à s'y
tromper. Déjà me voilà bien reçu , fêté , choyé dans la maison. Elle m'a
fait mettre à table à côté d'elle ; si elle sort, je l'accompagnerai. Quelle
douceur, quelle voix, quel sourire! Quand son regard se fixe sur moi,
je ne sais ce qui me passe par le corps; j'ai une joie qui me prend à la
gorge; je lui sauterais au cou si je ne me retenais. Non, plus j'y pense,
plus je réfléchis, les moindres signes, les plus légères faveurs, tout est
certain; elle m'aime, elle m'aime , et je serais un sot fieffé si je feignais
de ne pas le voir. Lorsque j'ai chanté tout-à-l'heure , comme j'ai vu
briller ses yeux! Allons, ne perdons pas de temps. Déposons ici cette
botte qui renferme quelques bijoux; c'est une commission secrète, et
Jacqueline, sûrement, ne tardera pas à venir.
(Entre Jacqueline.)
JACQUELINE.
Étes-vouslà, Fortunio?
FORTUNIO.
Oui. Voilà votre écrin, madame, et ce que vous avez demandé.
JACQUELINE.
Vous êtes homme de parole, et je suis contente de vous.
FORTUNIO.
Gomment vous dire ce que j'éprouve ? Un regard de vos yeux a
changé mon sort , et je ne vis que pour vous servir.
JACQUELINE.
Vous nous avez chanté, à table, une jolie chanson, tout à l'heure.
Pour qui est-ce donc qu'elle est faite? Me la voulez- vous donner par
écrit ?
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LE CHANDELIER. 289
FORTUNIO.
Elle est faite pour vous, madame; je meurs d'amour, et ma vie est à
vous.
(Il te jette à genoux. )
JACQUELINE.
Vraiment! Je croyais que votre refrain défendait de dire qu'on aime.
FORTUNIO.
Ah ! Jacqueline, ayez pitié de moi; ce n'est pas d'hier que je souffre.
Depuis deux ans, à travers ces charmilles, je suis la trace de vos pas.
Depuis deux ans, sans que jamais peut-être vous ayez su mon exis-
tence , vous n'êtes pas sortie ou rentrée , votre ombre tremblante et
légère n'a pas paru derrière vos rideaux, vous n'avez pas ouvert votre
fenêtre, vous n'avez pas remué dans l'air, que je ne fusse là , que je ne
vous aie vue; je ne pouvais approcher de vous, mais votre beauté,
grâce à Dieu, m'appartenait comme le soleil à tous; je la cherchais, je
la respirais, je vivais de l'ombre de votre vie. Vous passiez le matin
sur le seuil de la porte, la nuit j'y revenais pleurer. Quelques mots,
tombés de vos lèvres, avaient pu venir jusqu'à moi, je les répétais
tout un jour. Vous cultiviez les fleurs , ma chambre en était pleine.
Vous chantiez le soir au piano, je savais par cœur vos romances. Tout
ce que vous aimiez , je l'aimais; je m'enivrais de ce qui avait passé sur
votre bouche et dans votre cœur. Hélas ! je vois que vous souriez. Dieu
sait que ma douleur est vraie • et que je vous aime à en mourir;
JACQUELINE.
Je ne souris pas de vous entendre dire qu'il y a deux ans que vous
m'aimez, mais je souris de ce que je pense qu'il y aura deux jours
demain.
FORTUNIO.
Que je vous perde, si la vérité ne m'est aussi chère que mon amour 1
que je vous perde, s'il n'y a deux ans que je n'existe que pour vous !
JACQUELINE.
Levez-vous donc ; si on venait, qu'est-ce qu'on penserait de moi ?
FORTUNIO.
Non ! je me lèverai pas , je ne quitterai pas cette place, que vous ne
croyiez à mes paroles. Si vous repoussez mon amour , du moins n'en
douterez-vous pas.
JACQUELINE.
Est-ce une entreprise que vous faites?
TOME IV, 19
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290 REVU* MB MCX MONDES.
FOfUTTlffll.
Une entreprise pleine de crainte, pleine de misère et d'espérance. Je
ne sais si je vis ou si je meurs; comment j'ai osé vous parler, je n'en
sais rien. Ma raison est perdue; j'aime, je souffre; il faut que tous le
sachiez, que tous le voyiez , que vous me plaigniez.
JACQUELINE.
Ne va-t-il pas rester là une heure, ce méchant enfant obstiné î Allons,
levez-vous, je le veux.
FORTUNIO, se levant.
Vous croyez donc à mon amour ?
JACQUELINE.
Non, je n'y crois pas ; cela m'arrange de n'y pas croire.
FORTUNIO.
C'est impossible ! vous n'en pouvez douter.
JACQUELINE.
Bah ! on ne se prend pas si vite à trois mots de galanterie.
FORTUNIO.
De grâce! jetez les yeux sur moi. Qui m'aurait appris à tromper?
Je suis un enfant né d'hier , et je n'ai jamais aimé personne, si ce n'est
vous qui l'ignoriez.
JACQUELINE.
Vous faites la cour aux grisettes, je le sais comme si je l'avais vu*
FORTUNIO.
Vous vous moquez. Qui a pu vous le dire?
JACQUELINE.
Oui, oui , vous allez à la danse et aux dîners sur le gazon.
FORTUNIO.
Avec mes amis, le dimanche. Quel mal y a-t-il à cela?
JACQUELINE.
Je vous l'ai déjà dit hier; cela se conçoit ; vous êtes jeune, et à l'âge
où le cœur est riche, on n'a pas les lèvres avares.
FORTUNIO.
Que faut-il faire pour vous convaincre? Je vous en prie, dites-le mou
JACQUELINE.
Vous demandez un joli conseil. Eh bien ! il faudrait le prouver.
FORTUNIO.
Seigneur mon Dieu , je n'ai que des larmes. Les larmes prouvent-
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LE CHANDELIER. 291
elles qu'on aime ? Quoi ! me voilà à genoux devant tous; mon cœur à
chaque battement voudrait s'élancer sur vos lèvres ; ce qui m'a jeté à
vos pieds, c'est une douleur qui m'écrase , que je combats depuis deux
ans, que je ne peux plus contenir, et vous restez froide et incrédule?
Je ne puis faire passer en vous une étincelle du feu qui me dévore ? Vous
niez même ce que je souffre, quand je suis prêt à mourir devant vous?
Ah ! c'est plus cruel qu'un refus ! c'est plus affreux que le mépris ! L'in-
différence elle-même peut croire, et je n'ai pas mérité cela*
JACQUELINE.
Debout l on vient. Je vous crois, je vous aime ; sortez par le petit
escalier; revenez en bas, j'y serai.
(Elle sort.)
FORTUNIO seul.
Elle m'aime! Jacqueline m'aime t elle s'éloigne, elle me quitte ainsi!
Non, je ne puis descendre encore. Silence! on approche; quelqu'un
l'a arrêtée; on vient ici. Vite, sortons! (Il lève la tapisserie.) Ah! la
porte est fermée en dehors, je ne puis sortir; commeut faire? Si je
descends par l'autre côté, je vais rencontrer ceux qui viennent.
CLAVAROCHE , en dehors.
Venez donc , venez donc un peu !
FORTUNIO.
Cest le capitaine qui monte avec elle. Cachons-nous vite , et atten-
dons ; il ne faut pas qu'on mfe voie ici. (Il se cache dans le fond de l'alcôve.)
(Entrent Clavaroche et Jacqueline. )
CLAVAROCHE, se jetant sur un soplia.
Parbleu , madame , je vous cherchais partout ; que faisiez-vous donc
toute seule?
JACQUELINE, à part.
Dieu soit loué , Fortunio est parti.
CLAVAROCHE.
Vous me laissez dans un tête-à-tête qui n'est vraiment pas supporta-
ble. Qu'ai-je à faire avec maître André, je vous prie? Et justement
vons nous laissez, ensemble, quand le vin joyeux de l'époux doit me
rendre plus précieux l'aimable entretien de la femme.
FORTUNIO , caché.
Cest singulier; que veut dire ceci?
JACQUELINE.
J'étais montée peur uue emplette. C'est une chaîne qu'on vient de
m'apporter.
19.
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392 REVUE DES DEUX MONDES.
CLAVAROCHE, ouvrant Técrin qui est sur la table.
Voyons un peu. Sont-ce des anneaux? Et dites-moi, qu'en roulez-
vous faire? Est-ce que vous faites un cadeau ?
JACQUELINE.
Vous savez bien que c'est notre fable.
CLAVABOCHE.
Mais , en conscience, c'est de l'or. Si vous comptez tous les matins
user du même stratagème, notre jeu finira bientôt par ne pas valoir...
A propos! que ce dtner m'a amusé, et quelle curieuse figure a notre
jeune initié!
fortumo, caché.
Initié ! à quel mystère ? Est-ce de moi qu'il veut parler?
CLAVAROCHE.
La chaîne est belle; c'est un bijou de prix. Vous avez eu là une sin-
gulière idée.
FORTUMO , caché.
Ah! il parait qu'il est aussi dans la confidence de Jacqueline.
CLAVAROCHE.
Gomme il tremblait , le pauvre garçon , lorsqu'il a soulevé son verre l
Qu'il m'a réjoui avec ses coussins, et qu'il faisait plaisir à voir!
FORTUNIO, de même.
Assurément , c'est de moi qu'il parle , et il s'agit du dîner de tantôt.
CLAVAROCHE.
Vous rendrez cela, je suppose , au bijoutier qui l'a fourni.
FORTUNIO, de même.
Rendre la chaîne ! et pourquoi donc ?
CLAVAROCHE.
Sa chanson surtout m'a ravi, et maître André l'a bien remarqué;
il en avait, Dieu me pardonne, la larme à l'œil pour tout de bon.
FORTUNIO , de même.
Je n'ose croire ni comprendre encore. Est-ce un rêve? Suis-je éveillé ?
Qu'est-ce donc que ce Clavaroche?
CLAVAROCHE.
Du reste , il devient inutile de pousser les choses plus loin. A quoi bon
un tiers incommode, si les soupçons ne reviennent plus? Ces maris ne
manquent jamais d'adorer les amoureux de leurs femmes. Voyez ce
qui est arrivé ! Du moment qu'on se fie à vous, il faut souffler sur le
chandelier.
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I
LE CHANDELIER. 295
JACQUELINE*
Qui peut savoif ce qui arrivera? Avec ce caractère-là, il n'y a jamais
rien de sûr, et il faut garder sous la main de quoi se tirer d'embarras.
FORTUNIO, caché.
Qu'ils fassent de moi leur jouet, ce ne peut être sans motif. Toutes
ces paroles sont des énigmes.
CLAVAROCHE.
Je suis d'avis de le congédier.
JACQUELINE.
Comme vous voudrez. Dans tout cela, ce n'est pas moi que je consulte.
Quand le mal serait nécessaire, croyez-vous qu'il serait de mon choix?
Mais qui sait si demain, ce soir, dans une heure, ne viendra pas une
bourrasque? U ne faut pas compter sur le calme avec trop de sécurité.
CLAVAROCHE.
Tu crois?
FORTUNIO, caché.
Sang du Christ! il est son amant.
CLAVAROCHE.
Faites-en, du reste, ce que vous voudrez. Sans évincer tout-à-fait
le jeune homme , on peut le tenir en haleine , mais d'un peu loin , et le
mettre aux lisières. Si les soupçons de maître André lui revenaient
jamais en tête, eh bien! alors, on aurait à portée votre M. Fortunio,
pour les détourner de nouveau. Je le tiens pour poisson d'eau vive; il
est friand de l'hameçon.
JACQUELINE.
Il me semble qu'on a remué.
CLAVAROCHE.
Oui , j'ai cru entendre un soupir.
JACQUELINE.
C'est probablement Madeleine ; elle range dans le cabinet.
FIN DU DEUXIÈME ACTE.
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IJ-I IJ
ACTE TROISIÈME.
SCÈNE PREMIÈRE.
Le jardin.
{Entrent Jacqueline et la servante.)
LA SERVANTE,
Madame, un danger vous menace. Comme j'étais tout-à-1'heure dans
la salle, je viens d'entendre maître André qui causait avec un de ses
clercs. Autant que j'ai pu deviner, il s'agissait d'une embuscade], qui
doit avoir lieu cette nuit.
JACQUELINE.
Une embuscade ? en quel lieu ? pour quoi faire ?
LA SERVANTE.
Dans l'étude ; le clerc affirmait que la nuit dernière il vous avait
vue, vous, madame, et un homme avec vous dans le jardin. Maître
André jurait ses grauds dieux qu'il voulait vous surprendre, et qu'il
vous ferait un procès.
JACQUELINE.
Tu ne te trompes pas, Madelon ?
LA SERVANTE.
Madame fera ce qu'elle voudra. Je n'ai pas l'honneur de ses con-
fidences; cela n'empêche pas qu'on ne rende un service; j'ai mon ou*
vrage qui m'attend.
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L£ £MàMmSUBMm
m-
Cot bien , et voua petovtE compter que je ne serai pa* ingcMe. Avez- •
vous vu Fortunio ce matin? où est-il ? j'ai à lui parler.
LA servante.
Il n'est pas venu à l'étude ; le jardinier, à ce que je crois , l'a aperçu.
Mais on est en peine de lui , et on le cherchait tout-à-1'heure de tous
les côtés du jardin. Tenez , voilà monsieur Guillaume, le premier dcrc,
qui le cherche encore; le voyez-vous passer là-bas ?
GUILLAUME, an fend du théâtre.
Holà ! Fortunio ! Fortunio! holà ! où es-tu?
JACQUELINE.
Va, Madelon, tâche de le trouver.
{MmêeUm tort. Entre Clavaroche.)
CLAVAROCHB.
Que diantre se passe -t-fl donc ici? comment! moi qui ai quelques
droits, je pense, à l'amitié de maître André, il me rencontre et ne
me salue pas; les clercs me regardent de travers, et je ne sais si le chien
lui-môme ne voulait me prendre aux talons. Qu'est-il advenu, je vous
prie ? et à quel propos raaltraite-t-on les gens ?
JACQUELINE.
Nous n'avons pas sujet de rire ; ce que j'avais prévu arrive, et sé-
rieusement cette fois; nous n'en sommes plus aux paroles, mais à l'ac-
tion.
CLAVAROCHE.
À l'action? que voulez-vous dire ?
JACQUELINE.
Que ces maudits clercs font le métier d'espions , qu'on nous a vus ,
que maître André le sait, qu'il veut se cacher dans l'étude, et que
nous courons les plus grands dangers.
GLAVAROGHE»
N'est-ce que cela qui vous inquiète ?
JACQUELINE.
Assurément; que voulez-vous de pire? Qu'aujourd'hui nous leur
échappions, puisque nous sommes avertis, ce n'est pas là le difficile ;
mais du moment que maître André agit saas rien dire, nous avons tout
à craindre de lui.
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3*
BEVUE DES DEUX MORDES*
CLAVAROCHB.
à Vraiment, c'est là toute l'affaire, et il n'y a pas plus de mal que
cela?
JACQUELINE*
Etes-vous fou? Gomment est-il possible que vous en plaisantiez?
CLAVAROCHB.
C'est qu'il n'y a rien de si simple que de nous tirer d'embarras.
Maître André, dites-vous, est furieux? eh bien! qu'il crie; quel incon-
vénient ? Il veut se mettre en embuscade ? qu'il s'y mette , il n'y a rien
de mieux. Les clercs sont-ils de la partie? qu'ils en soient avec toute
la ville, si cela les peut divertir. Ils veulent surprendre la belle Jac-
queline et son très humble serviteur? hé! qu'ils surprennent ; je ne
m'y oppose pas. Que voyez- vous là qui nous gêne ?
JACQUELINE.
Je ne comprends rien à ce que vous dites.
CLAVAROCHB.
Faites-moi venir Fortunio. Où est-il fourré, ce monsieur? Com-
ment, nous sommes en péril, et le drôle nous abandonne ! Allons!
vite, avertissez-le.
JACQUELINE.
J'y ai pensé; on ne sait où il est, et il n'a pas paru ce matin.
CLAVAROCHB.
Bon ! cela est impossible; il est par là quelque part dans vos jupes;
vous l'avez oublié dans une armoire , et votre servante l'aura par mé-
garde accroché au porte-manteau.
JACQUELINE.
Mais encore, en quelle façon peut-il nous être utile? J'ai demandé où
il était, sans trop savoir pourquoi moi-même; je ne vois pas, en y ré-
fléchissant, à quoi il peut nous être bon.
CLAVAROCHB.
Hé! ne voyez-vous pas que je m'apprête à lui faire le plus grand
sacrifice? Il ne s'agit pas d'autre chose que de lui céder pour ce soir
tous les privilèges de l'amour.
JACQUELINE.
Pour ce soir? et dans quel dessein ?
CLAVAROCHB.
Dans le dessein positif et formel que ce digne maitre André ne passe
pas inutilement une nuit à la belle étoile. Ne voudriez-vous pas que
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LE CHANDELIER. $9T
ces pauvres clercs qui se vont donner bien du mal ne trouvent per-
sonne au logis ? Fi donc ! nous ne pouvons permettre que ces honnêtes
gens restent les mains vides; il faut leur dépêcher quelqu'un.
JACQUELINE.
Cela ne sera pas ; trouvez autre chose ; vous avez là une idée horrible
■et je ne puis y consentir.
CLAVA&OCHB.
Pourquoi horrible T Rien n'est plus innocent. Vous écrivez un mot
àFortunio, si vous ne pouvez le trouver vous-même; car le moindre
mot en ce monde vaut mieux que le plus gros écrit. Vous le faites venir
ce soir, sous prétexte d'un rendez-vous. Le voilà entré; les clercs le
surprennent, et maître André le prend au collet. Que voulez-vous qu'il
lui arrive? Vous descendez là-dessus en cornette, et demandez pour-
quoi on fait du bruit, le plus naturellement du monde. On vous
fexplique. Maître André en fureur vous demande à son tour pourquoi
son jeune clerc se glisse dans son jardin. Vous rougissez d'abord
quelque peu, puis vous avouez sincèrement tout ce qu'il vous plaira,
d'avouer: que ce garçon visite vos marchands, qu'il vous apporte en
secret des bijoux, en un mot, la vérité pure. Qu'y a-t-il là de si ef-
frayant?
JACQUELINE.
On ne me croira pas. La belle apparence que je donne des rendez-
vous pour payer des mémoires !
CLAVABOCHE.
On croit toujours ce qui est vrai. La vérité a un accent impossible à
méconnaître, et les cœurs bien nés ne s'y trompent jamais. N'est-ce
donc pas, en effet, à vos commissions que vous employez ce jeune
homme?
JACQUELINE.
Oui.
CLAVAROGHE.
Eh bien donc I puisque vous le faites , vous le direz, et on le verra
bien. Qu'il ait les preuves dans sa poche , un écrin , comme hier , la
première chose venue, cela suffira. Songez donc que si nous n'em-
ployons ce moyen, nous en avons pour une année entière. Maître
André s'embusque aujourd'hui, il se rembusquera demain, et ainsi de
suite jusqu'à ce qu'il nous surprenne. Moins il trouvera , plus il cher-
chera; mais qu'il trouve une fois pour toutes, et nous en voilà délivrés.
JACQUELINE.
C'est impossible ! il n'y but pas songer.
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Stt REVUE MBJ JMKB HQTOB3.
GLÊtVknOC&B.
Utf r^<fej^*misdaiwiitt<Jpr*ti rttst pas, <f tilteurs , a» si gros pé-
ché. A la riguem»,*i *«w>ewriguez l'air, voob rfards qu'à ne pu des-
cendre. On ne trouvera que le jeune bomjne, et il s'en tirera toujours.
Il serait plaisant qu'on* {femme ne puisse prouver qu'elle est innocente
quand elle l'est. Allons, vos tablettes, et prenez-moi le crayon que
voici.
Vetle Vy pe»9p*. pu*, Glavarocbe; c'est un guet-à-pens que vous
laiterie*
CLiVAAQCJIE» lui présentant i|n crayon et dn papier.
Écrivez donc, je vousen,prie: * A minuit, ce soir, au jardin. »
C'est envoyer cet enfant dans un piège, c'est le livrer à l'ennemi.
fXAVAaoenE.
Ne signe? pas, c'est inutile. (U frmi le papier.) Franchement , ma
chère, la nuit sera fraîche, et vous ferez mieux de rester chez vous,
laissez o* jeune homme se promener seul , et profiler du temps qu'A
fait. Je crois, comme vous* qu'on aurait peine à croire que c'est pour yos
marchands qu'il vient. Vous ferez mieux, si on vous interroge, de dire
que vous ignorez tout, et que vous n'êtes pour rien dans l'affaire.
JACQUELINE.
Ce mot d'écrit sera un témoin.
bjjAVAAOCRB.
Fi donc ! nous autres gens de cœur , pensez-vous que nous allions
montrer à un mari de l'écriture de sa femme? Que pourrions-nous,
d'ailleurs, y gagner ? en serions-nous donc moins Coupables de ce qu'un
crime serait partagé ? D'ailleurs^ vqus voyez bien que votre mahr trem-
blait un peu sans doute, et que ces caractères sont presque déguisés î
Allons, je vais donner cette lettre au jardinier , Fortunio l'aura tout de
suite* Venez ; les vautours oui leur proie, et l'oiseau de Vénus, la pale
tourterelle, peut dormir eapaixrgur son nid.
(tlssoitew.)
SCÈNE U. I î
i
fOKÏWitO sent, amis sur l'herbe. ç
Rendre un jeune homme amour*** ée soi , uniquement pour dé* *
tourner sur lui les soupçons tombés sur un autre; lui Jttsier croire
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LE GftAftDE&tëR. WSt
qu'on l'aime , le lui dire au besoin ; troubler peut-être bien des nuits
tranquilles; remplir de doute et d'espéranee un cœur jeune et prêt à
souffrir ; jeter une pierre dans un lac qui n'avait jamais eu encore une
seule ride à sa surface; etposer un tomme aux soupçons, à tons les
dangers de l'amour heureux, et cependant ne lui rien accorder; rester
immobile et inanimée dans une œuvre de vie et de mort; tromper,
mentir y mentir du fond du cœur; faire de ton corps un appét; jouer
«vec tout ce qu'il y a de sacré sous le ciel, comme un voleur avec des
dés pipés; voilà ce qui fait sourire une femme! voilà ce qu'elle fdit d'un
petit air distrait.
(Il 8e lève.)
(Test ton premier pas , Fortunio , dans l'apprentissage du monde.
Pense, réfléchis, compare, examine; ne le presse pas de juger. Cette
femme-là a un amant qu'elle aime ; on la soupçonne, on la tourmente ,
on la menace ; eue est effrayée , elle va perdre l'homme qui remplit sa
vie, qui est pour elle plus que le monde entier. Son mari se lève en sur-
saut, averti par un espion ; il la réveille, il veut la tramer à la barre d'un
tribunal. Sa famille va la renier, une ville entière va la maudire; elle
est perdue et déshonorée , et cependant eHe aime et né peut cesser
d'aimer. A tout prix il faut qu'elle sauve l'unique objet de ses inquiétudes,
de ses angoisses et de ses douleurs ; il faut qu'elle aime pour continuer de
vivre, et qu'elle trompe pour aimer. Elle se penche à sa fenêtre, elle voit
un jeune homme au bas; qui est-ce? elle ne le connaît point, elle n'a
jamais rencontré son visage; est-il bon ou méchant, discret ou perfide,
sensible ou insouciautîelle n'en sait rien; elle a besoin de lui, elle l'appelle,
elle lui fait signe, elle ajoute une fleur à^a parure, elle parle; elle amis
sur une carte le bonheur de sa vie, et elle le joue à rouge ou noir. Si elle
s'était aussi bien adressée à Guillaume qu'à moi, que serait-il arrivé de
cela? Guillaume est un garçon honnête, mais qui ne s'est jamais aperçu
que son cœur lui servit è autre chose qu'à respirer. Guillaume aurait
été ravi d'aller dîner chez son patron, d'être à côté de Jacqueline à table,
tout comme j'en ai été ravi moi-même; mais il n'en aurait pas vu da-
vantage; il ne serait devenu amoureux que delà cave de maître André;
il ne se serait point jeté à genoux ; il n'aurait point écouté aux portes;
c'eût été pour lui tout profit. Quel mal y eût-il eu alors qu'on se servit de
lui à son insu, pour détourner les soupçons d'un mari? Aucun. Il eût
paisiblement rempli l'office qu'on lui eût demandé ; il eût vécu heureux,
tranquille, dix ans sans s'en apercevoir. Jacqueline aussi eût été heu-
reuse, tranquille, dix ans sans lui en dire un mot. Elle lui aurait fait
des coquetteries, et il y aurait répondu; mais rien n'eût tiré à consé-
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,300 REVUE DES DEUX MONDES.
<juence. Tout se serait passé à merveille, et personne ne pourrait se
plaindre, le jour où la vérité viendrait.
(Il se rasseoit.)
Pourquoi s'est-elle adressée à moi ? Savait-elle donc que je l'aimais?
Pourquoi à moi plutôt qu'à Guillaume? Est-ce hasard? est-ce calcul?
Peut-être, au fond, se doutait-elle que je n'étais pas indifférent; m'a-
vait-elle vu à cette fenêtre? S'était-elle jamais retournée le soir, quand
je l'observais dans le jardin? Mais si elle savait que je l'aimais, pour-
quoi alors? Parce que cet amour rendait son projet plus facile, et que
j'allais, dés le premier mot, me prendre au piège qu'elle me tendait.
Mon amour n'était qu'une chance favorable ; elle n'y a vu qu'une occa-
sion.
Est-ce bien sûr? N'y a-t-il rien autre chose? Quoi! elle voit que je
vais souffrir, et elle ne pense qu'à en profiter! Quoi ! elle me trouve sur
ses traces, l'amour dans le cœur, le désir dans les yeux, jeune et ardent,
prêt à mourir pour elle, et lorsque, me voyant à ses pieds, elle me sou*
rit et me dit qu'elle m'aime, c'est un calcul, et rien de plus! Rien,
rien de vrai dans ce sourire, dans cette main qui m'effleure la main,
dans ce son de voix qui m'enivre ? O Dieu juste ! s'il en est ainsi, à quel
monstre ai-je donc affaire, et dans quel abîme suis-je tombé?
(Il se lève.)
Non ! tant d'horreur n'est pas possible ! Non, une femme ne saurait
être une statue malfaisante, à la fois vivante et glacée! Non, quand je
le verrais de mes yeux, quand je l'entendrais de sa bouche, je ne
croirais pas à un pareil métier. Non , quand elle me souriait , elle ne
m'aimait pas pour cela, mais elle souriait de voir que je l'aimais. Quand
elle me tendait la main, elle ne me donnait pas son cœur, mais elle
laissait le mien se donner. Quand elle me disait : Je vous aime, elle vou-
lait dire, aimez-moi. Non, Jacqueline n'est pas méchante; il n'y a là
ni calcul, ni froideur. Elle ment, elle trompe, elle est femme; elle est
roquette, railleuse, joyeuse, audacieuse, mais non infâme, non in-
sensible. Ah! insensé! tu l'aimes! tu l'aimes! tu pries, tu pleures, et
elle se rit de toi!
(Entre Madélon.)
MADELON.
Ah ! Dieu merci , je vous trouve enfin; madame vous demande ; elle
est dans sa chambre. Venez vite, elle vous attend.
PO&TDNIO.
Sais-tu ce qu'elle a à me dire ? Je ne saurais y aller maintenant»
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LE CHANDELIER. '5ft|
MADELON.
Vous avez donc affaire aux arbres? Elle est bien inquiète, allez;
toute la maison est en colère,
LE JARDINIER, entrant
Vous voilà donc, monsieur, on vous cherche partout; voilà un mot
d'écrit pour vous, que notre maltresse m'a donné tantôt.
fortunio, lisant.
« A minuit ce soir au jardin, d ( Haut.) C'est de la part de Jacqueline?
LE JARDINIER.
Oui, monsieur; y a-t-il réponse ?
GUILLAUME, entrant.
Que fais-tu donc, Fortunio? on te demande dans l'étude.
FORTUNIO.
J'y vais, j'y vais. (Bas i Madelon.) Qu'est-ce que tu disais tout-à-
l'heure? Quelle inquiétude a ta maltresse?
madelon, bas.
C'est un secret; maître André s'est fâché.
FORTUNIO, de même.
Il s'est fâché ? Pour quelle raison?
MADELON, de même.
H s'est mis en tête que madame recevait quelqu'un en secret Vous
n'en direz rien, n'est-ce pas? II veut se cacher cette nuit dans l'étude;
c'est moi qui ai découvert cela , et si je vous le dis, dam ! c'est que je
pense que vous n'y êtes pas indifférent.
FORTUNIO.
Pourquoi se cacher dans l'étude?
MADELON.
Pour tout surprendre et faire son procès. _ ,
FORTUNIO.
En vérité! est-ce possible?
LE JARDINIER.
Y a-t-il réponse, monsieur?
FORTUNIO.
J'y vais moi-même; allons, partons.
(Ils sortent.)
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$02 REViœ .»« MB* MÇNDBS.
scène m.
Une chambre.
JACQUELINE , seule.
Non, cela ne se fera pas. Qui sait ce qu'un homme comme maître
André , une fois poussé à la violence, peut inventer pour se venger?
Je n'enverrai pas ce jeune homme à un péril aussi affreux. Ce Gava-
roche est sans pitié; tout est pour lui champ de bataille, et il n'a d'en-
trailles pour rien. A quoi boa exposer Fortunio, lorsqu'il n'y a rien de
si simple que de n'exposer ni soi ni pertonnè ? Je veux croire que tout
soupçon s'évanouirait par ce moyen; mais Je moyen lui-même est un
mal, et je ne veux pas l'employer. Non, cela me coûte et me déplaît;
je ne veux pas que ce garçon soit maltraité ; puisqu'il dit qu'il m'aime,
eh bien ! soit. Je ne rends pas le mal pour le bien.
(Entre Fortunio.)
On a dû vous remettre un billet de ma part; l'avez-vous lu?
FORTUNIO.
On me l'a rerais, et je l'ai lu; vous pouvez disposer de moi.
JACQCELINE.
C'est inutile, j'ai changé d'avis, déchirez-le, et n'en parlons jamais.
FORTUNIO.
Puisse vous servir en quelque autre chose?
JACQUELINE, à part.
C'est singulier, il n'insiste pas. (Haut.) Mais non; je n'ai pas besoin
de vous. Je vous avais demandé votre chanson.
FORTUNIO.
La voilà. Sont-ce tous vos ordres?
JACQUELINE.
Oui; je crois qu'oui. Qu'avez- vous donc? Vous êtes pale, ce me
semble.
FORTUNIO.
Si ma présence vous est inutile , permettez-moi de me retirer.
JACQUELINE.
Je l'aime beaucoup, cette chanson ; elle a un petit air naïf qui va avec
votre coiffure, et elle est bien faite par vous»
FORTUNIO.
Vous avez beaucoup d'indulgence.
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U CHUCDE1JM. 568»
JAGQOUHE;
O», voyez»- vous, j'avais eu d'abord ridée de vous faire venir; mais
j'ai réfléchi y e'est une folie; je vous ai trop vite écouté. Mettes- vous
donc au piano, et chantez-moi votre romance.
FORTUNIO.
Excusez-moi, je ne saurais maintenant.
JACQUELINE.
Et pourquoi donc? Etes- vous souffrant, ou si c'est un méchant ca-
price? J'ai presque envie de vouloir que vous chantiez, bon gré mal gré.
Est-ce que je n'ai pas quelque droit de seigneur sur cette feuille de
papier-là? (Elle place la chanson sur le piano.)
FORTUNIO.
Ce n'est pas mauvaise volonté; je ne puis rester plus long-temps, et
maître André a besoin de moi.
JACQUELINE.
Il me plaît assez que vous soyez grondé ; asseyez-vous là et chantez.
FORTUNIO.
Si vous l'exigez, j'obéis.
(Il s'assied.)
JACQUELINE.
Eh bien! à quoi pensez-vous donc? Est-ce que vous attendez qu'on
vienne?
FORTUNIO.
Je souffre; ne me retenez pas.
JACQUELINE.
Chantez d'abord, nous verrons ensuite si vous sentirez et si je vous
retiens. Chantez, vous dis-je, je le veux. Vous ne chantez pas? Eh
bienl que fait-il donc? Allons, voyons, si vous chantez, je vous don-
nerai le bout de ma mitaine.
FORTUNIO.
Tenez, Jacqueline, écoutez-moi. Vous auriez mieux fait de me le
dire, et j'aurais consenti à tout.
JACQUELINE.
Qu'est-ce que vous dites? de quoi parlez-vous?
FORTUNIO.
Oui, vous auriez mieux fait de me le dire ; oui , devant Dieu , j'au*
ras tout fait pour vous.
JACQUELLIE.
Tout fait pour moi? Qu'entendez- vous par là?
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304 REVUE DES DEUX MONDES.
FORTUNIO.
Ah! Jacqueline! Jacqueline! il faut que vous l'aimiez beaucoup; il
doit vous en coûter de mentir et de railler ainsi sans pitié.
JACQUELINE.
Moi ? je vous raille ? Qui vous Ta dit ?
FORTUNIO.
Je vous en supplie, ne mentez pas davantage ; en voilà assez ; je sais
tout.
JACQUELINE.
Hais enfin, qu'est-ce que vous savez?
FOETUNIO.
J'étais hier dans votre chambre lorsque Clavaroche était là.
JACQUELINE.
Est-ce possible? Vous étiez dans l'alcove ?
FORTUNIO.
Oui, j'y étais; au nom du ciel, ne dites pas un mot là-dessus.
( Un silence.)
JACQUELINE.
Puisque vous savez tout, monsieur, il ne me reste maintenant qu'à
vous prier de garder le silence. Je sens assez mes torts envers vous
pour ne pas môme vouloir tenter de les affaiblir à vos yeux. Ce que la
nécessité commande , et ce à quoi elle peut entraîner, un autre que vous
le comprendrait peut-être, et pourrait, sinon pardonner, du moins
excuser ma conduite. Mais vous êtes,, malheureusement, une partie
trop intéressée pour en juger avec indulgence. Je suis résignée et
j'attends.
FORTUNIO.
N'ayez aucune espèce de crainte. Si je fats rien qui puisse vous nuire,
je me coupe cette main-là.
JACQUELINE.
Il me suffit de votre parole , et je n'ai pas droit d'en douter. Je dois
même dire que, si vous l'oubliiez , j'aurais encore moins le droit de
m'en plaindre. Mon imprudence doit porter sa peine. C'est sans vous
connaître, monsieur, que je me suis adressée à vous. Si cette circonstance
rend ma faute moindre, elle rendait mon danger plus grand. Puisque
je m'y suis exposée, traitez-moi donc comme vous l'entendrez. Quel-
ques paroles échangées hier voudraient peut-être une explication. I*
pouvant tout justifier, j'aime mieux me taire sur tout. Lai$sez-m>i
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LE CHANDELIER. SOS
croire que votre orgueil est la seule personne offensée. Si cela est, que
ces deux jours s'oublient ; plus tard , nous en reparlerons.
FORTUNIO.
Jamais; c'est le souhait de mon cœur.
JACQUELINE.
Comme tous voudrez ; je dois obéir. Si cependant je ne dois plus
tous voir, j'aurais un mot à ajouter. De vous à moi, je suis sans crainte,
puisque vous me promettez le silence. Mais il existe une autre personne
dont la présence dans cette maison peut avoir des suites fâcheuses.
FORTUNIO.
Je n'ai rien à dire à ce sujet.
JACQUELINE.
Je vous demande de m'écouter. Un éclat entre vous et lui, vous le
sentez, est fait pour me perdre. Je ferai tout pour le prévenir. Quoi que
vous puissiez exiger, je m'y soumettrai sans murmure. Ne me quittez
pas sans y réfléchir; dictez vous-même les conditions. Faut-il que la
personne dont je parle s'éloigne d'ici pendant quelque temps? Faut-il
qu'elle s'excuse prés de vous? Ce que vous jugerez convenable, sera
reçu par moi comme une grâce, et par elle comme un devoir. Le sou-
venir de quelques plaisanteries m'oblige à vous interroger sur ce point.
Que décidez -vous? répondez.
FORTUNIO.
Je n'exige rien. Vous l'aimez; soyez en paix, tant qu'il vous aimera.
JACQUELINE.
Je vous remercie de ces deux promesses. Si vous veniez à vous en
repentir, je vous répète que toute condition sera reçue , imposée par
vous. Comptez sur ma reconnaissance. Puis-je dès à présent réparer
autrement mes torts? Est-il en ma disposition quelque moyen de vous
obliger? Quand vous ne devriez pas me croire, je vous avoue que je
ferais tout au monde pour vous laisser de moi un souvenir moins dés-
avantageux. Que puis-je faire? je suis à vos ordres.
FORTUNIO.
Rien. Adieu, madame. Soyez sans crainte; vous n'aurez jamais à
vous plaindre de moi.
(H va pour sortir, et prend sa romance,)
JACQUELINE.
Ah ! Fortunio , laissez-moi cela.
TOME IV. 90
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3Dff REVUE.*» MUl MOSDES.
Et qu'en ferex^ous, cruelle que vous étoi! Vous me pariez depuis
un quart d'heure, et rien du coeur ne vous sort des lèvres. Il s'agit bien
de vos excuses , de sacrifices et de réparations! il s'agit bien de votre
Glavaroche et de sa sotte vanité! il s'agit bien de mon orgueil! Vous
croyez, donc l'avoir blessé? vous croyez donc que ce qui m'afflige , c'est
d'avoir été pris pour dupe et plaisanté à ce dîner? Je ne m'en souviens
seulement pas. Quand je vous dis que je vous aime, vous croyez donc
que je n'en sens rien? Quand je vous parie de deux ans de souffrances,
vous croyez donc que je fais comme vous? Eh quoi! vous me brisez le
cœur, vous prétendez vous en repentir, et c'est ainsi que vous me
quittez! La nécessité, dites-vous, vous a fait commettre une faute, et
vous en avez du regret; vous rougissez* vous détournez la tète; ce que
je souffre vous fait pitié ; vous me voyez , vous comprenez votre œuvre ;
et la blessure que vous m'avez faite, voilà comme vous la guérissez!
Ah! elle est au cœur, Jacqueline, et vous n'aviez qu'à tendre la main.
Je vous le jure, si vous l'aviez voulu, quelque honteux qu'il soit de le
dire, quand vous en souririez vous-même,, j'étais capable de consentir
à tout. O Dieu ! la force m'abandonne ; je ne peux pas sortir d'ici .
(U fapp*i6 sur ** mfftfrfo.)
JAGQPUWE.
Pauvre enfant! je suis bien coupable. Tenez, respirez ce flacon.
F0&TIIN!*.
Ah! gardez-les, garderies pour lui, ees soins dont je ne suis pas
digne ; ce n'est pas pour moi qu'ils sont faits. Je n'ai pas l'esprit inven-
tif, je ne suis ni heureux ni habile; je ne saurai», à l'occasion , forger
un prefond stratagème. Insensé! j'ai cru être aimé! oui, parce que
vous, m'aviez souri» parce que votre main tremblait dans la mienne»
parce que vos yeux semblaient chercher mes yeux , et m'inviter comme
deux anges, à un festin de joie et de vie; parce que vos lèvres s'étaient
ouvertes» et qu'un vain son en était sorti ; oui , je l'avoue , j'avais fait
un rêve, j'avais cru qu'on aimait ainsi. Quelle misère! Est-ce à une
parade que votre sourire m'avait félicité de la beauté de mon cheval?
Est-ce le soleil , dardant sur mon casque , qui vous avait ébloui les yeux ?
Je sonate «Tune salle obscure, d'où je suivais depuis deux ans vos pro-
menades dans une allée; j'étais un pauvre dernier clerc qui s'ingérait
de pleurer en silence; C'était bien là ce qu'on pouvait aimer!
JACQUELINE.
Pauvre enfant !
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LE CHAtfD&LIEB, 807
EO&TWUO.
Oui , pauvre enfant 1 dites-Je encore , car je ne sais si je rêve ou *i je
veille, et, malgré tout,, si vous ne m'aime^ pas. JUepuis hier, je *u*s
assis à terre , je me frappe le cœur et le front ; je me rappelle ce que
mes yeux ont vu , ce que mes oreilles ont entendu , et je me demande
si c'est possible. A l'heure qu'il est, vous me le. dites., je le sens, j'en
souffre, j'en meurs, et je n'y crois ni ne le comprends. Que vous
avais-je fait, Jacqueline? Gomment se peut-il que, sans aucun motif,
«ans avoir pour moi ni amour ni haine, sans méconnaître, sansm'avoir
jamais vu; comment se peut-il que vous que tout le monde aime, que
f ai vue faire la charité et arroser ces fleurs que voilé, qui êtes bonne,
qui croyez en Dieu, à qui jamais*.— Ah! je vous accuse, vous que
j'aime plus que ma vie! ù ciel ! vous A*^e (ait un reproche? JaequeUne,
pardonnez-moi.
JACQUELINE.
Calmez-vous; venez; calmez-vous.
FORTGNIO.
Et à quoi suisse bon, grand Dieu, sinon à voos donner ma vie? si-
non au plus chétif usage que vous voudrez faire, de moi? sinon à tous
suivre, à vous préserver, à écarter de vos pieds une épine? J'ose me
plaindre, et vous m'aviez choisi ! ma place était à votre table , j'allais
compter dans votre existence. Vous alliez dire à la nature entière , à
ces jardins, à ces prairies, de me seurtne comme vous; votre belle et
radieuse image commençait à marcher devant moi, et je la suivais;
j'allais vivre; est-ce que je vous perds* Jacqueline? est-ce que j'ai fait
quelque chose pour que vous me chassiez ? pourquoi .donc ne voulez-
vous pas faire encore semblant de m'aimer ?
(11 tombe sans connaissance.)
JACQUELINE, courant à lui.
Seigneur, mon Dieu, qu'est-ce que j'ai fait? Fortunio, revenez à
vous.
FORTUNIO.
Qui C les- vous? laissez-moi partir.
JACQUELINE.
Appuyez- vous ; venez à la fenêtre; de grâce ,'appuyez-vous sur moi ;
posez ce bras sur mon épaule , je vous en supplie, Fortunio.
FOHTUNIO«
Ce n'est rien; me voilà remis.
20.
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308 REVUE DES DEUX MONDES.
JACQUELINE.
- Comme il est pâle , et comme son coeur bat ! voulez-vous vous mouil-
ler les tempes? Prenez ce coussin, prenez ce mouchoir; vous suis-je
tellement odieuse que vous me refusiez cela ?
FORTUNIO.
Je me sens mieux, je vous remercie.
JACQUELINE.
Gomme ces mains-là sont glacées! où allez-vous? vous ne pouvez
sortir. Attendez du moins un instant. Puisque je vous fiais tant souffrir,
laissez-moi du moins vous soigner.
FORTUNIO.
Cest inutile, il faut que je descende. Pardonnez-moi ce que j'ai pu
vous dire ; je n'étais pas maître de mes paroles.
JACQUELINE.
Que voulez-vous que je vous pardonne ? Hélas ! c'est vous qui ne par-
donnez pas. Mais qui vous presse ? pourquoi me quitter ? vos regards
cherchent quelque chose. Ne me reconnaissez-vous pas ? Restez en
repos, je vous conjure. Pour l'amour de moi, Fortunio, vous ne pouvez
sortir encore.
FORTUNIO.
Non ! adieu; je ne puis rester.
JACQUELINE.
Ah 1 je vous ai fait bien du mal !
FORTUNIO.
On me demandait quand je suis monté ; adieu , madame , comptez
sur moi.
JACQUELINE.
Vous reverrai-jeî
FORTUNIO.
Sijvous voulez.
JACQUELINE.
Monterez^ vous ce soir au salon?
FORTUNIO.
Si cela vous plaît.
JACQUELINE.
Vous partez donc? encore un instant !
FORTUNIO.
Adieu ! adieu! je ne puis rester.
(lisait.)
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LE CHANDELIER. 309
JACQUELINE appelle.
Fortunio ! écoulez-moi !
FORTUNIO, rentrant
Que me voulez-vous, Jacqueline T
JACQUELINE.
Écoutez-moi, il faut que je vous parle. Je ne veux pas vous demander
pardon; je ne veux revenir sur rien; je ne veux pas me justifier. Vous
êtes bon , brave et sincère ; j'ai été fausse et déloyale ; je ne peux^pas
vous quitter ainsi.
FORTUNIO.
le vous pardonne de tout mon cœur.
JACQUELINE.
Non, vous souffrez, le mal est fait. Où allez- vous? que voulez- vou9
faire? comment se peut-il, sachant tout, que vous soyez revenu ici ?
FORTUNIO.
Vous m'aviez fait demander.
JACQUELINE.
liais vous veniez pour me dire que je vous verrais à ce rendez-vous*
Est-ce que vous y seriez venu ?
FORTUNIO.
Oui, si c'était pour vous rendre service , et je vous avoue que je le
croyais.
JACQUELINE.
Pourquoi pour me rendre service?
FORTUNIO.
Madelon m'a dit quelques mots....
JACQUELINE.
Vous le saviez, malheureux, et vous veniez à ce jardin t
FORTUNIO.
Le premier mot que je vous ai dit de ma vie , c'est que je mourrai»
de bon cœur pour vous, et le second, c'est que je ne mentais jamais.
JACQUELINE.
Vous le saviez et vous veniez I Songez-vous à ce que vous dites? 0
s'agissait d'un guet-à-pens.
FORTUNIO.
Je savais tout.
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310 REVUE Ml «« MONDES.
JACQUELINE.
Il s'agissait d'être surpris, d'être tué peut-être, traîné enpriao»; que
sais-je? c'est horrible à dire.
FORîumo.
Je savais tout.
JACQUELINE.
Vous saviez tout? vous saviez tout? Vous étiez Gâché là, hier, dans
cette alcôve, derrière ce rideau. Vous écoutiez , n'eat-ii pas vrai ? vous
saviez encore tout, n'est-ce pas ?
FO&TUNIO.
Oui.
JACQUELINE.
Vous saviez que je mens, que je trompe , que je vous raille, et que je
"vous tue ? Vous saviez que j'âime Clàvaroche, et qu'il me fait faire tout
ce qu'il veut? que je joue une comédie? que là, hier, je vous ai pris
pour dupe? que je suis lâche et méprisable? que je vous expose à la
mort par plaisir? vous saviez tout, vora en étiez sûr? Eh bien! eh
bien ! ... . qu'est-ce que vous savez maintenant ?
FQMOlfKh
Mais, Jacqueline, je crois.. •• je sais....
JACQUELINE.
Sais-tu que je t'aime , entat que tu «e§? qu'il faut que tu me par-
donnes ou que je meure , et que je te le demande à genoux?
SCÈNE DERNIÈRE.
La salle .à,i
MAITRE ANDRE, CLAVAROCHB, FORTUNIO et JACQUELINE,
à table.
maître Atrbfeé.
Grâces au ciel , nous voilà tous joyeux, tous réunis, et tous amis. Si
je doute jamais de ma femme, puisse mon vin m'empoisonner !
JACQUELINE.
Donnez-moi donc à boire, monsieur Fortunio.
CLAVAROCHE, bas.
Je vous répète que votre clerc m'ennuie ; faites-moi la grâce de le
renvoyer.
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uottUBum m
JACQUELINE , bas.
Je fais ce que vous m'avez dit,
MAÎTRE ANDRÉ.
Quand je pense qu'hier j'ai passé la nuit dans l'étude à me morfondre
sur un maudit soupçon, je ne sais de quel nom m'appeler.
Monsieur Fortunio, donnez-moi donc ce coussin.
CLAVAROCHE, bai.
Me croyez-vous un autre maître André? Si votre clerc ne sort de
la maison , j'en sortirai tantôt moi-môme.
JACQUELINE.
MAlTBE ANDRÉ.
Mais je l'ai conté à tout le monde ; il faut que justice se fasse ici-bas.
Tonte la ville saura qui je suis; et désormais, pour pénitence, je ne
douterai de quoi que ce soit.
JACQUELINE.
Monsieur Fortunio, je bois à vos amours.
CLAVAROCHB, bas.
En voilà assez > Jacqueline , et je comprends ce que cela signifie. Ce
n'est pas là ce que je vous ai dit.
MAÎTRE ANDRÉ.
Oui! aux am+urs de Fortunio î
(H charte.)
Amis, buvons, buvons sans cesse.
JFORTUWIO.
Cette cbanson-là est bien vieille; chantez donc» monsieur Clava-
rochel
Alfred or Musset.
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THÉÂTRE-FRANÇAIS.
DON JUAN D'AUTRICHE
OU LA VOCATION.
Il y a dans la comédie historique de M. Delavigne plusieurs
personnages qui portent des noms célèbres: don Juan d'Autriche,
Philippe II et Charles-Quint. Ceux qui ne connaissent l'Espagne
que par l'histoire , et qui n'ont pas, comme l'auteur des Messénien-
nes, la faculté d'interpréter les querelles religieuses du xvie siècle
par la philosophie de Candide, seraient bien embarrassés de re-
trouver sous ces noms éclatans le vainqueur de Lépante , le bour-
reau de don Carlos et le rival victorieux de François Ier. Dans
l'intérêt des intelligences paresseuses qui ne cheminent pas assez
vite pour traverser deux siècles en une soirée, nous analyserons
successivement tous les rôles de cette comédie. Nous ne la racon-
terons pas, car nous croyons que la littérature et le public ne
gagnent jamais rien aux procès-verbaux. S'il y a des lecteurs qui
demandent à leur journal le menu dramatique d'une pièce, comme
les gourmands le programme d'un banquet , avant de se décider
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DON JUAN D'AUTRICHE. 313
à la curiosité ou à l'appétit, nous pensons que ces avides indolences
n'ont rien à démêler avec la critique, et ce n'est pas pour eux
que nous écrivons.
Dans la comédie de M. Delà vigne, don Juan d'Autriche est
amoureux d'une jeune fille dont il ne connaît ni le vrai nom, ni la
famille. Il ne rêve qu'aux moyens de la voir, de lui parler, de passer
à ses genoux des heures enivrées ; il trompe la surveillance de son
gouverneur, il gagne les gardiens chargés d'épier ses démarches,
s'échappe à la dérobée , et ne conçoit pas une plus digne ambi-
tion que d'épouser sa maîtresse. Quand celui qu'il appelle son
père, et qui n'est que son tuteur, lui propose d'entrer dans l'église
et lui montre dans un avenir prochain le chapeau de cardinal ,
don Juan n'hésite pas à déclarer son amour. En présence du roi
d'Espagne qui se donne pour un seigneur de la cour, il renouvelle
son aveu; il ne demande qu'une épée pour illustrer son nom et
mériter par son courage la main de sa maîtresse. Celle qu'A aime
est juive, il l'apprend d'elle-même, et, avec la sérénité d'un ami
de Hme Geoffrin, il se résigne à cette mésaventure comme s'il
s'agissait simplement d'un papier perdu. Surpris par le grand
seigneur auquel il s'est confié si ingénuement, sommé de sortir
et de ne plus reparaître dans la maison de dona Florinde, il
ne se demande pas pourquoi elle s'est enfuie à la seule vue de ce
mystérieux personnage; il la suit en défiant la colère de son rival.
Conduit au couvent par Tordre du roi, il déchire sa robe de no-
vice ; il raconte pour la troisième fois son amour au moine qui lç
reçoit, et au novice qui essaie de le consoler; grâce à l'interven-
tion de ses deux nouveaux amis, il réussit à sortir du couvent et
retourne chez sa maîtresse. Elle est absente lorsqu'il arrive ; avec
une docilité vraiment exemplaire , sur les instances de la duenna,
il se cache pour l'attendre et se laisse enfermer. Bientôt dona Flo-
rinde, aux prises avec Philippe II, qui n'est autre que le comte
de Sama-Fiore, appelle au secours. Don Juan le provoque, et l'at-
taquerait sur l'heure, si dona Florinde ne lui criait : Arrêtez, c'est
le roi. Or, il a promis au couvent de ne jamais se servir de son épée
contre Philippe II. Cependant il n'en serait pas quitte pour un
sermon et irait sans aucun doute achever ses jours dans une prison
d'état, si le moine auquel il doit sa liberté, celui qu'il a pris pour
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314 RIVOI &E6 DfUX MOMES.
confident et pour aoiâKaire, sans lui amender soi titras, si
Cfearles-Qomt, car c'est lui, ne venait en perotane réconcilier
son fils légitime et son fils naturel, le roi Philippe II et le fu*r
vainqueur de Lépante.
VoHà le don Juan d'Autriche de M. Delavigne, ingénu , boire ,
docile, crédule , tolérant, jetant à la tête da premier venu son
amour et ses espérances. Pour dessiner ce caractère , je n'ai pu
me dispenser d'indiquer sommairement toute la conduite de la
piéoe , car 3 occupe à lui seal le tiers au moins de l'action ; mais
Philippe II et Charles-Quint seraient mal connus s'ils n'étaient
envisagés séparément
Philippe II quitte la cour pour interroger son frère; et, poar
mieux se déguiser sans doute, il se présente sous un nom qui n'a
jamais retenti en Espagne, et qui n'appartient ni à la Castifle ni
à r Aragon , sons le nom de Santa-Fiore. Pour peu que don Juan
connaisse sa langue, il doit prendre le nouveau venu pour un
étranger, car il ne peut soupçonner le roi d'Espagne de porter un
nom aussi barbare à Madrid qu'à Florence. Ce Philippe II , si
heureusement baptisé sans doute par quelque prisonnier de Pavie,
aime aussi doua Florinde, et il ignore, comme don Juan, la reli-
gion et la famille de celle qu'il aime. De la part d'un roi tel que
Philippe II, Tétourderie est surprenante. Quand il veut chasser
son rival , au lieu de dire : Je suis le roi , ou d'appeler ses gardes
sans se nommer, il se laisse insulter avec la longanimité d'un
saint. C'est assurément une grande vertu dans le maître des Espa-
gnes et des Indes. Il envoie son frère dans un couvent , et il sur-
veille si mal l'exécution de ses ordres , que don Juan se rend pré-
cisément au couvent de Charles-Quint. Il parait qu'à cette époque
un rot absolu n'était pas obéi aussi bien qu'un préfet de police de
ne» jours. Il retrouve don Juan chez dona Florinde , et il ne songe
pas à lui demander compte de sa fuite. Il porte la main eur doaa
Florinde, et quand il apprend qu'elle est juive, il la désire avec
plus d'ardeur encore. Lui, roi d'Espagne» il se jette aux genoux
d'une juive, aux genoux dune femme qui périrait s'il disait un
mot. Il implore la merci d'«ne proscrite dont la vie est entre ses
mains. Pas un historien encore n'avait indiqué dans la vie de
Philippe II les élémens de cet épisode romanesque. Le roi se trouve
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DON «UN D'AUTRICHE. 315
-en ftoe de don Juan, d'un ennemi libre et qu'il avait encbatné; il
ne pense pas à l'intervention de son père ; il épargne son ennemi et
l'abandonne à Charles-Quint, quand il aurait pu.se venger per-
sonnellement, et sans autre dépense qu'un signe de tète. Avouons
que Philippe II ainsi conçu est tout*à-fait neuf.
ChârleB-Quiot , retiré dans le courent de Samt-Jnst, partage
son temps entre ses horloges et la conversation d'un jeune novice.
H s'amuse à écouter les caquets d'un enfant et oublie les guerres
qu'il a conduites, le camp du Drap+d'Or, l'élection impériale de
Trêves, pour le récit d'une cabale monastique. H oublie Luther
auquel il a tenu tête, et Léon X qu'il a protégé, pour tourner en
ridicule les ambitions du cloître , et traiter son interlocuteur de
iBoUttUou. 11 faut croire que Charles-Quint est bien changé depuis
les guerres religieuses de l'Allemagne, qu'il a tout-à-fait dépouillé
le vieil homme, qu'il ne recommencerait pas sa vie passée; en un
mot, qu'il a deviné Y Essai sur les Mœurs. Autrement, comment
eipliquer sa bonhomie railleuse qui se complaît dans la familia-
rité d'un enfant, et qui ne songe pas même à regarder la carte
d'Europe, pour suivre du doigt le jeu des nations qu'il a remuées?
Comment comprendre , non pas l'abdication impériale, maïs l'ab-
dication intellectuelle du vainqueur de Pavie? Quand il voit son
fils, au lieu de lui rendre la liberté, en ordonnant que les portes
soient ouvertes, il a recours à la ruse et se fait nommer abbé pour
signer légitimement l'affranchissement du captif. Il entend sans
émotion l'éloge de François Ier, il se console par un bon mot , et
pour toute réponse à cet étrange panégyrique, sorti d'une bouche
espagnole , il donne à don Juan Tépée du prisonnier de Madrid.
Décidément, Charles-Quint est un sage accompli, détaehésans
retour des vanités humaines. Pardonnons-lui de singer Jules-César,
en dictant à la fois trois lettres pour son élection abbatiale : cette
parodie est un péché véniel. Pardonnons-lui avec la même indul-
gence de violer pour lui-même les règlement qu'il n'osait violer
pour son fils , et de sortir du monastère après avoir résigné son
nouveau titre , sans alléguer aucune excuse légitime pour cette
singulière espièglerie; j'espère que le nouvel abbé ne négligera
pa» de punir l'empereur. Pardonnons-lui surtout d'avoir oublié
l'âge de don Juan et de parler & un garçon de deu2e ans comme à
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316 REVUE DES DEUX MONDES.
un homme de vingt ans ; car don Juan était né en 1546, et Charles-
Quint est mort en 1558.
Le petit novice , qui aide Charles-Quint à dévorer ses ennuis ,
n'est qu'un souvenir assez effacé de Chérubin. On ne comprend
guère comment Beaumarchais joue un rôle au couvent de Saint-
Just. Mais c'était la volonté de M. Delavigne , et nous ne le chica-
nerons pas pour si peu.
Don Quixada, gouverneur de don Juan d'Autriche , joue pen-
dant cinq heures le rôle de l'Ajo nelï imbarraxzo. De loin en loin
il essaie le pathétique. Mais ces sortes de caprices ne sont pas de
longue durée , et le comte Giraud peut réclamer don Quixada
comme sa propriété bien authentique ; il est mort et ne réclamera
pas. Cervantes aurait bien aussi quelque droit sur ce personnage
qui rappelle Sancho dans plusieurs scènes; ceci soit dit sans injure
pour Cervantes.
U y a dans dona Florinde plusieurs singularités inexplicables.
Elle est juive et elle jure par Jésus. Est-elle convertie? Mais elle
n'en dit rien. Elle fréquente les églises catholiques ; quel docteur
de la synagogue lui a permis une pareille équipée? Elle connaît le
roi, et au second acte, au lieu d'avertir don Juan du danger
auquel il s'expose , au lieu de partir avec lui , pour se dérober à la
colère de Philippe II, elle laisse la partie s'engager; elle attend»
pour démasquer le comte de Santa-Fiore, que le rival de don Juan
porte la main sur elle , et tente violemment de contenter son brutal
amour. Il faut qu'elle soit bien troublée pour commettre une pa-
reille faute. Elle dit à Philippe II pour l'arrêter : Je suis juive, et
elle revient du tribunal de l'inquisition. De qui est donc venu
Tordre de comparaître? Comment le roi l'ignore-t-il? Et s'il le
sait, comment ne craint-il pas de se déshonorer par le contact
d'une race maudite? Nous marchons de ténèbres en ténèbres; où
est l'Œdipe qui résoudra cette énigme?
Vous connaissez maintenant les personnages de cette comédie
historique; voulez-vous que je vous dise l'action? Au premier acte,
don Juan, don Quixada et Philippe II; au second, dona Flo-
rinde, don Juan et Philippe II; au troisième, don Juan et Char-
les-Quint ; au quatrième , comme au second , Philippe II , don Juan,
et dona Florinde; enfin au dénouement, Charles-Quint, Deus ex
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DON JUAN d'àUTRICBE. 317
machina, qui réconcilie ses deux fils, et dona Florinde, qui promet
de ne jamais revoir son amant, sans qu'on sache le secret de sa
résignation.
Oh est la vocation qui donne son titre à cette comédie? est-ce la
vocation de dona Florinde pour le catholicisme, ou celle de don Juan
pour la gloire militaire? Décide qui pourra.
Le second et le quatrième actes ne tiennent pas très étroite-
ment aux trois autres, et sont par eux-mêmes une pièce dans la
pièce. Mais je me résignerais volontiers à cette superfétation poéti-
que , si j'avais pu deviner le caractère comique de l'ouvrage. Une
fille qu'un roi essaie de violer ne me semble pas prêter à la comé-
die. Un jeune homme qui joue sa tête pour défendre sa maltresse ,
n'est pas non plus un sujet très plaisant. Un roi c|ui appelle au se-
cours de sa rage amoureuse le tribunal de l'inquisition , et qui
d'un trait de plume peut condamner au bûcher son rival et celle
qu'il n'a pu vaincre, me parait plus terrible que ridicule. Wétes-
vous pas de mon avis? Je ne prétends pas que la biographie
de don Juan n'offre aucun sujet de comédie ; mais je déclare en
mon ame et conscience que la comédie de M. Delavigne n'est
rien moins que gaie.
Ce qui m'a frappé surtout dans cette parodie de l'Espagne au
xvie siècle, c'est la couleur voltairienne de Charles-Quint et de
don Juan. L'empereur et son fils traitent les questions religieuses
comme Zadig ou Pangloss. On dirait que la diète de Worms a déjà
trois siècles sur les épaules; ils ne s'inquiètent ni du saint-siége, ni
de Luther; le protestantisme armé de l'Allemagne ne trouble pas
un instant leur pensée. M. Delavigne, faisant parler Charles-Quint
comme l'ami de Mme Duchatelet, ressemble fort à ces monarchis-
tes ignorans qui ne voient dans l'histoire de France, depuis qua-
torze siècles, qu'une succession de rois pareils en tout à Louis XIV.
Des deux côtés c'est le même aveuglement; l'étiquette royale de
Versailles, au début de la conquête franke, n'est pas plus ridicule
que le sourire de Voltaire dans le couvent de Saint-Just.
La prose de cette comédie , historique au dire de l'affiche, est
d'un tissu tout-à-fait nouveau. Ce n'est ni la phrase claire et rapide
du xvine siècle, ni la phrase sévère et logique du xvu6, ni la phrase
ample et flottante du xvi*, ni même la phrase ambitieuse, et tour
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318 REVUE DS8 DRCX MONDÉS*
à tour phi!o6ophfk}ue on poétique , du siècle présent; non , c'est un
perpétuel cliquetis d'antithèse puéril; c'est alternativement ht
caricature de Beaumarchais ou de quelques dramatistes plus mo-:
deftrnes. M. Delavigne a démontré victorieusement qu'il y a autre
chose dans la langue que des vers et de la prose, et qu'il ne suffit
pas de limer les clous d'une rime pour ouvrir les charnières d'une
période. En désertant l'alexandrin , il n'a pas mis le pied sur le seuil
d'une nouvelle patrie; H a perdu son armure, et n'a pas trouvé un
manteau à sa taille.
Bien que je n'aie jamais partagé l'avis des critiques, éclairés
d'ailleurs, qui proposent la réalité complète savamment restituée ,
comme le modèle achevé de toute poésie; bien que ponr moi Ho-
mère domine Hérodote, comme Shakspeare domine Hollinshed ,
cependant j'ai toujours pensé que l'imagination ne s'élève au-desr
sus de la mémoire qu'à la condition d'interpréter le souvenir. Or,
est-il probable que H. Delavigne n'ait pas feuilleté les biographes
de don Juan d'Autriche? Est-il probable qu'il se soit contenté de
quelques pages de Robertson ou de Strada? Je répugne à le
croire. A la vérité, il a déjà trouvé dans Connues l'étoffe d'une ber-
gerie digne de Racan ; et quelle bergerie 1 Louis XI à Plessis-lès-
Tours. Mais s'il connaît la vie de don Juan, comment s'est-il plu à
dénaturer une réalité plus riche que son poème, que Schiller au-
rait bien su agrandir et féconder, mais qui, fouie d'être labourée
par une habile charrue, est plus variée, plus imposante dans son
inculte nudité que le roman dialogué de M. Delavigne?
Élevé jusqu'à sa puberté dans l'ignorance de son père , don Juan
est présenté à Philippe II , dans une partie déchusse, par don Luis
Qtûxada. Charles-Quint en mourant avait révélé à l'héritier de sa
couronne le secret de ses premières faiblesses, et lui avait recom-
mandé le bonheur de son fils naturel. Destiné aux dignités ecclé-
siastiques, don' Juan, en apprenant de la bouche même du roi,
defant tous les seigneurs de la cour, qu'il est du sang de Chartes-
Quint, se confirme dans son ambitieu militaire; certes c'est là un
beau début. Nous n'avons pas la fatuité de construire en quelques
lignes un édifice dramatique; mais vous allez voir comme les
masses se groupent d'elles-mêmes, comme elles s'ordonnent bar-
mçaieuferoeot.
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Mm juin d'autrkbk. 919
A Madrid, do* Jua» trouve don Carlos amoureux d'Elisabeth de
France, compromis perdes amitiés séditieuses; luà-mème se pas-
sioane pour Marie de Mesdona; Philippe H lai ravit sa maîtresse,
et renferme dans. un couvent tainânte déjà mère. Don Juansotof-
foe patiemment l'injure qui foi est infligée; il appelle la gloire qui
lui échappe > et lutte sans colère contre la jalousie du roi.
Don Carlos conspire; don Juan n'hésite pas à le dénoncer. L'on-
cle et le neveu se défient, et mettent l'épée à la main; don Carlos
appelle au secours; il est condamné; son adversaire demande sa
grâce, et pleure sa mort avec des larmes sincères.
Délivré de son fils, Philippe II confie à don Juan le châtiment
des Maures de Grenade, et plus tard il lui accorde la victoire de
Lépante. A ce moment , la jalousie du roi se réveille plus furieuse
et plus terrible que jamais : il a pardonné l'amour, pardonné la
générosité, il ne pardonne pas la gloire.
Nommé gouverneur des Pays-Bas, don Juan comprime la ré-
volte et assure à son frère la paisible possession d'une de ses plus
riches provinces. Mais son heure est venue; le lendemain de la vic-
toire de Gembloux , il meurt empoisonné.
N'y a-t-H pas dans la vie et la mort de ce héros, qui s'éteint à
trente-trois ans, une grandeur et une énergie tout à la fois épiques
et dramatiques? Le duel de ces deux frères qui se combattent dans
toutes leurs passions, n'est-il pas taillé pour le théâtre? Cette
lutte acharnée de la ruse contre l'héroïsme , cette couronne oisive
et cette épée qui ne se repose jamais, ne vous sembleot-eHes pas
satisfaire à toutes les exigences de la terreur et de la curiosité?
Cette tragédie qui débute par une partie de chasse, qui continue
par un amour imprévoyant, qui se noue par la mort d'un fils in-
cestueux, qui se resserre par la gloire envahissante du héros,
et qui se dénoue enfin par la vengeance d'un rival impuissant à
soutenir une lutte glorieuse; cette tragédie vous paraît-elle mes-
quine? Je ne dis pas que cette tragédie est toute faite; car ai la
réalité n'est pas l'histoire, pourquoi l'histoire serait-elle la poésie?
Si Rome impériale seté trécit ou s élargit souala plume de Suétone ou
de Tacite, pourquoiBrantômeet Strada nesubiraient»ils pas la même
destinée entre les mains d'un rkneur ou d'un poète? Non, la tragédie
n'est pas faite; mais vienne un poète, et elle se fera. Si l'on me de—
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390 REVUE DES DEUX MONDES.
mande ou est l'unité de ee programme gigantesque, je répondrai que
toutes les parties de ce colosse sont réunies ensemble par un lien
indissoluble, par la jalousie ombrageuse de Philippe II. Quand il
obéit aux dernières volontés de son père, il est jaloux ; il caresse
don Juan pour le gouverner ; il l'attire à sa cour pour l'éblouir et
l'habituera l'obéissance. Quand il lui enlève Marie de Mendoza,
c'est qu'il craint la postérité de son frère, c'est qu'il tremble
que l'église ne réprouve le scandale de cet amour qui s'avoue à la
face du ciel ; il est encore jaloux. Quand après la mort de don Car-
los il confie ses armées à don Juan, c'est pour l'éloigner du trône;
il lui dit d'aller jouer sa vie pour la gloire , mais il espère que
don Juan ne reviendra pas. Quand il l'envoie en Flandre, il prie
Dieu pour que cette bourgeoisie furieuse le débarrasse d'un géné-
ral trop célèbre; et quand il accomplit le dessein de toute sa vie,
le lendemain d'une victoire gagnée pour lui , ne couronne-t-il pas
dignement cette tragédie à laquelle il travaillait depuis si long-
temps?
Si des cimes de l'histoire nous redescendons dans la plaine
monotone que M. Delavigne appelle sa comédie historique, ne
sommes-nous pas émus de pitié pour cet ouvrier patient qui prend
un bloc de marbre, et cfui, au lieu de l'équarrir hardiment, et d'y
tailler une statue, le polit et l'use usa manière, le creuse, le
mine, le divise, l'éparpillé en ruines, et n'arrive pas même à con-
struire un pan de mur?
Bans une comédie ainsi faite , la tâche des acteurs était difficile.
La composition scénique de don Juan exigeait surtout une intelli-
gence et une volonté supérieures à celle du poète; car la perpé-
tuelle pétulance que M. Delavigne a prêtée au frère de Philippe II
est d'un effet médiocre et ne peut intéresser pendant cinq heures.
Je m'assure que si Talma eût accepté ce rôle, il en aurait varié
la physionomie, à l'insu ou contre le gré de l'auteur. Il aurait
fait sentir tout ce qu'A y a de romanesque et de mélancolique dans
la singulière destinée du héros de Lépante. Il ne se serait pas
laissé aller en toute occasion à l'emportement de sa jeunesse. Il se
serait souvenu du trône placé si près de lui , et son ardeur belli-
queuse se serait contenue pour ne pas effacer sous l'officier de
fortune celui qui aurait pu être le roi. Firmin a compris autre-
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BON JUAN d' AUTRICHE. 521
ment le rôle de don Juan ; 0 a exécuté avec une docilité exemplaire
la volonté de l'auteur; il a joué le fils de Charles-Quint en jeune
premier, vivement, sans se reposer un instant, comme si l'âge du
personnage lui eût prescrit la perpétuité du mouvement; mais il
ne s est guère inquiété de savoir si M. Delavigne s'était trompé,
s'il était au pouvoir de l'acteur de corriger la bévue du poète. Il
a obéi , et n'a rien deviné au-delà de son devoir littéral. C'est sans
doute par la même raison qu'il n'a pas songé à prendre un cos-
tume plus élégant et mieux caractérisé.
Geffroy avait un rôle ingrat entre tous. Le personnage de
Philippe II dans la pièce de M. Delavigne n'est terrible que pat-
son nom; il ne frappe pas, comme dans Schiller, parla simplicité
même de sa cruauté. Il est méchant et il n'est pas roi. 11 veut le
mal et il s'épuise en efforts pour l'accomplir. Au lieu de comman-
der d'un geste ou d'un sourire, il déploie une pompe de colère
qui ne signifie que l'impuissance. Il convoque autour de lui le
tribunal entier de l'inquisition, et il oublie que l'inquisition
lui est dévouée; il s'agite et se multiplie comme s'il n'avait
pas d'antre force que son énergie personnelle. Ce n'est pas
ainsi que se conduisent les rois absolus. A quoi leur servirait
là terreur qu'Us inspirent, si elle ne les dispensait pas de l'ac-
tion , et si toute leur vie ne se réduisait pas à la seule volonté?
C'est pourquoi il y aurait de l'injustice à juger sévèrement Gef-
froy dans le rôle de Philippe II. Il aurait pu sans doute atté-
nuer par son débit la monotonie Odieuse du personnage qu'il re-
présentait. Il aurait pu mettre plus d'élégance dans ses attitudes
et gouverner plus habilement sa voix. Car les rois, obéis sur
un signe de tète, ne sont pas habitués à parler aussi haut qu'un
chef d'escadron ; et même dans la colère , quand ils ne sont pas
sans témoins, ils craignent de se dégrader en élevant la voix. —
Le costume de Geffroy était beau.
Ligier, chargé du rôle de Charles-Quint, a eu le tort, assez grave
«elon moi , de le jeter dans le même moule que Louis XI. Or,
entre le vainqueur de Pavie et le prisonnier de Péronne, on m'ac-
cordera bien qu'il y a quelque différence. 11 y avait dans Charles-
Quint comme dans Louis XI du renard et du chat. Mais quand la
rose était épuisée, quand les négociations étaient à bout, le renard
TOMB iv. SI
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SE REVUB DBS BEUX MONDES.
se réveillait lion, et Chaxtes-<>«it livrait badailie. Il garda* Fran-
çois 1er à Madrid , mais il ne mettait pas La Baluedao& une cage.
Il n'était pas donné à Ligier de changer le rôle qu'il avait accepta,
mais il pouvait donner a» moine de Satut-Jost un mélange <fe
finesse et de vivacité, une brusquerie , non pas capricieuse et
maladive comme celle de Louis XI , mais bien hautaine et militaire
par accès, réprimée impérieusement, mais de sorte cependant
que le soldai reparût quelquefois, et qu'il cherchât son épéei la
place de son chapelet. En demandant à Ligier cette individualité
historique, nous sommes sûrs de nous rencontrer sinon avec sa
volonté , du moins avec sa pensée. Nous savons qu'il prend son art
au sérieux ; il s'attache à composer ses rôles, et s'il ne réassit pas
toujours à se renouveler, oe s'est pas inattention de sa port, c'est
plutôt la faute des couplets tragiques qu'il a récités depuis dix
ans , et qui Tout habitué à une sorte d'inflexibilité. Non pas qm
j accuse d'une incorrigible monotonie tout le répertoire tragique
de la France ; mais à côté de Pierre Corneille et de Jean Racine,
Ligier n a-t-il pas trouvé MM. Soumet et Anoelot?
Sous la robe du jeune novice, MUo Anats a été ce qu'elle devait
être, gracieuse et mignarde. Etie a été Chérubin des pieds à la
tète , mais Chérubin lisant Beaumarchais sous les yeux de Mari-
vaux. Sa voix a de la jeunesse, mais efle manque de franchise;
elle dit bien et avec intelligence , mats elle n'est jamais hardiment
accentuée; elle lance les mots, mais elle se prépare trop visible^
ment à les lancer: on dirait qu'elle prend son ébn. Le défaut ca-
pital de Mu* Anats, c'est de ne jamais modérer son ambition, et
de chercher à tous propos les grands effets. Je ne saôs comment
il arrive quelle a toujours l'air de promener sa langue sur ses
lèvres, tant efle exagère le sou enfantin de ses moindres paroles.
Cependant elle a fait plaisir au troisième acte, Les plaisanteries
qu'elle récitait n'avaient pas grande valeur; mais dans sa bouche
elles prenaient une sorte de nouveauté. Mn* Anaïs faisait de son
mieux; elle était espiègle pour son compte et pour celui de l'au-
teur.
Samson , dans le rôle de don Quixada , a fait de louables efforts
pour témoigner de ses études. Mais il a eu beau faire : Crispai
reparaissait à tout moment sous le tuteur de don Juan.lt n'a pas
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DM JUAN It'àUTRICHB. 333
saisi la nuance qui sépare le comique du grotesque. Quand il vou-
lait être pathétique, et amener cependant le sourire sur les lèvres,
la passion s'effaçait tout entière, la comédie n'avait plus d'entrailles,
la gaieté ne partait plus du cœur, l'attendrissement était manqué :
Samson redevenait le très humble serviteur de Valère.
Mmt Volnys, qui débutait dans 4e rôlede dana Florinde, a con-
tinué sur la scène de la rue Richelieu les habitudes du boule-
vart Bonne-Nouvelle. Elle a été coquette et a manqué de charme ;
elle a levé ses grands beau jeux , et son refard nVém* per-
sonne; eHe a voilé sat-vofaxomme si eHe eftt tremblé d'amour, et
sa parole, malgré cet artifice trop visible, était dure et presque
rauque. Elle a enlevé la salle* vec deux mois : Je suis juive, et, plus
tard , quand elle se débat sous la main libertine de Philippe II, on
viendra, je suis sûre qu'on viendra; mais elle a détruit par sa pan-
tomime mélodramatique l'impression qu'elle avait produite avec
ces deux mots. Il y avait dans son attitude, et même dans son
accent, plus de colère encore que de frayeur.
Je ne demande pas à M. Delavigne pourquoi il écrit dona au
lieu <le dofia. le pousserai même la complaisance et ta politesse
jusqu'à ne pas le chicaner sur quelques douzaines de solécismes
comme celui-ci, par exemple : Réfléchir que; comme la sixième
édition du Dictionnaire de l'Académie n'est pas encore publiée,
les difficultés de cet ordre ne sont pas résolues pour tout le monde.
— En fidèle historien, j'ajouterai que la pièce et les acteurs ont
été fort applaudis ; le public a pris son plaisir en patience.
Gustave Planche.
21.
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DES PARTIS
ET DES ÉCOLES
DEPUIS i850.r
m.
Du Système politique de la Monarchie de 1830, par rapport aus
relations extérieures de la Franoe.
Nous ayons recherché de quête élémens disposait la puissance gou-
vernementale au sein d'un pays incroyant au pouvoir et pourtant do-
cile à son joug, préoccupé du soin d'en changer les instrumens bien
plus que du désir d'en restreindre les limites. Cette étude devait con-
duire à constater un fait national et bientôt européen , la prépondé-
rance de ces classes moyennes , qui, vaincues en 02 par l'anarchie , en
1804 par le despotisme militaire, en 1822 par la réaction aristocra-
tique , ont, pour la première fois, pris pied dans les affaires après 1830,
fixant à leur profit le sens de cette révolution qui , par l'incohérence
des vues de ses auteurs , justifiait les commentaires les plus opposés
comme les espérances les plus contraires.
La garde nationale de Paris > cette représentation permanente et
Xi) Voyez les numéros du i5 juillet et du x 5 septembre.
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DES PARTIS ET DES ÉCOLES POLITIQUES. 32&
armée de la bourgeoisie , a tranché par le sabre le nœud gordien des
barricades ; les interprétations se sont brisées contre un fait , et l'école
républicaine, réduite à merci, change aujourd'hui son front de bataille,,
comprenant trop tard qu'elle s'est séparée des forces vives de la France»
en faisant scission avec les intérêts pacifiques du travail et de l'indus-
trie , et du principe unique de progrès et de sociabilité, en se posant
comme anti-chrétienne.
Il reste à montrer comment l'établissement du 9 août peut légitime-
ment se dire l'expression même des classes qui l'ont institué et dé-
fendu; puis l'on recherchera en quoi sa pensée politique pourrait,
par ses applications ultérieures, s'éloigner désintérêts dont le faisceau
le protège, et mettre, par ses propres fautes, le parti républicain en
mesure de réparer les siennes.
Si l'on ne peut ramener à un seul fait tout le système de la monar-
chie actuelle, du moins en est-il un qui, dès l'abord, le domina tout
entier. Quand les préoccupations publiques se portaient tour à tour
vers les accidens si divers de ces terribles momens, il y avait au fond
de toutes les pensées un mot qui dominait les autres, alors même qu'il
n'était pas prononcé; mot redoutable, vague et sombre comme l'horizon
de ce temps, et qui devait fixer à la fois le sort de la monarchie nou-
velle et celui des vieilles monarchies de l'Europe : c'était le glaive sus-
pendu que, durant deux années, chaque secousse fit osciller sur le
monde.
Ce qui saisit le plus vivement dans la révolution de 1850 , c'est
l'évidente incompatibilité des idées et des hommes groupés autour
d'un pouvoir naissant, et n'attendant, pour commencer une implacable
guerre, que l'instant où ce pouvoir, en faisant un choix, résoudrait
l'<énigme de sa propre existence.
Parcourez le Paris de juillet : ses rues sont dépavées, le tocsin et la
mitraille les ébranlent encore ; on y respire comme une tiède atmo-
sphère de sang et de destruction. Suivez cependant le flot de ce peuple
pavoisé des couleurs qu'il s'est conquises ; ce flot vous pousse vers un
palais. Là siège une famille ou resplendit le plus vieux sang du monde.
A travers des antichambres gardées par des ouvriers en carmagnole»
vous pénétrez dans des salles royales ; sous un dais de pourpre et des
crépines d'or, brille une couronne autour de laquelle se presse une
foule aux décorations étincelantes ; mais, dans cette foule et au-dessus
d'elle, Lafayette, à la poitrine nue, protège de sa parole républicaine
et de son geste populaire la royauté qui s'appuie sur son bras. De res-
pectueuses harangues se mêlent au son des hymnes sanglantes, et dans
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3J8 wxm ras deux iwniiflL
le cabinet du prince on voit entrer teur à tour et le* ambassadeurs de*
pois, et les hommes voués par serment au renversement de tout les
trône*. Ces mille lumières du pelais éclairant deux mondes étonnés et
confus de se rencontrer lace à face. On devine qu'il y a là quelque
profonde incompatibilité, et qu'il faudra bientôt que la fortune pro-
nonce.
L'imbroglio de ce grand carnaval ne pouvait durer; chacun devait
reprendre vite ses allures et son costume. Mais, ainsi qu'il arrive d'or-
dinaire quand on est encore plus séparé par ses instincts que par aes
idées , beaucoup ignorèrent alors, plusieurs ignorent encore les motifs
de cette scission si soudaine et si profonde.
Les hommes qui concoururent a rétablissement du 9 août , gens de
la restauration et du gouvernement à l'anglaise, constitutionnels de 91
et patriotes de 98, se trouvèrent réunis à la chambre et représentés
dans ce premier ministère, anonyme encore comme la révolution qu'A
avait pour mission de conduire et de caractériser (1). Mais on se trom-
perait étrangement si Ton croyait qu'il n'existait alors au fond des
âmes que les dissidences formulées dans ces débats préliminaires, et
même durant tout le cours de cette première session. La charte amendée
de M. Bérard ne rencontra dans aucun parti de résistance vive et sys-
tématique, parce que l'on sentait vaguement que les évènemens bro-
deraient bientôt sur ce flexible canevas un commentaire .plus impor-
tant que lui-même. L'on pouvait différer sur l'application plus ou moins
large du principe électif au régime municipal, sur le cens de l'ékc-
torat et celui de l'éligibilité , sur la quotité de la liste civile ,, sur la né-
cessité financière de maintenir ou la convenance d'abaisser la taxe des
journaux, selon la proposition Baveux, sans que ces dissidences qui»
dans les premiers momeus d'entraînement, ne se manifestèrent pas,
d'ailleurs, d'une manière vive et tranchée, expliquassent les repeusse-
mens chaque jour plus énergiques qui séparèrent bientôt les fonda-
teurs du nouvel établissement. C'est dans une opposition latente , mais
intime, entre les personnes, bien plus que dans un désaccord systé«*
matique sur des questions formulées, qu'il faut chercher l'origine des
premières modifications ministérielles, et, sous ne rapport, en peut
dire que la monarchie de juiUet se trouva plus compromise par les on*
tipathies des hommes que par la force môme des évènemens»
(i) On sait que le cabinet formé le x i sont n'avait pas deprésMaot» In créa*
tioB de m ministère qu'w a appelé de comiitùm, et qui n'était qu'un muûilère
d'attente, révèle la situation tout <
I
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DES PAHÎJS Et DES ficOLÉS POLITIQUES. 327
Aucun parti du» la chambrera n'a pas à parler du parti vaincu)
n'hésitait à saluer du nota de glorieuse la révolution consommée; l'ort
prodiguait à l'otivi à set auteur? les tfécMftpatim nationales , relevant
même de l'oubli les vainqueurs de la Bastille pour le* associer à ceu*
du Louvre. Toutes les mesures rédamées parle pouvoir, à raison des
circonstances , furent votées avec unanimité, depuis les secours au
commerce jusqu'aux levées d'argent et <fho»nmN»; le grand procès de
décembre ne trouble pas cet accord, et l'on recovjnut la nécessité de
donner satisfaction au sentiment du paya» en même temps que de la
restreindre dans les bornes de la modération et de l'équité , et les vœux
de mort se cachèrent au moins comme de mauvaises et honteuses pen-
sées. L'hérédité de la pairie eût seule présenté1 ce champ de bataille
constitutionnel, qui manqua véritablement aux débats de la session de
1856; mais cette question avait été ajournée, avec l'assentiment de
tous, par cet esprit de conciliation qui retarde les difficultés sans le*
résoudre. Restait donc , comme thèse principale, on peut dire unique,
des débats parlementaires, la dissolution de la chambre des 224 et la
nécessité d'en appeler à la France.
Ma» pourquoi l'instinct des partis, ce guide toujours infaillible, fai-
sait-il de cette dissolution immédiate une question- fondamentale?
pourquoi concentrait-il ainsi sur eUe tout ce qui restait encore de l'ef-
fervescence des trois journées ? Cette chambre ne s'était-elle pas in-
clinée devant la victoire , et l'ancienne monarchie Saurait-elle pas pu
lui adresser des reproches plus fondés que la monarchie nouvelle?
N'était-ce pas qu'en se développant chaque jour au dehors, les évène-
mens faisaient prévoir une autre question , où cette assemblée débon-
naire essaierait une résistance opiniâtre ; question de vie ou de mort
pour les intérêts du sein desquels elle tirait sa farce, alternative plus
grave encore que celle du 35 juillet et du 9 août?
Le drapeau tricolore flottait à peine aux tours de Notre-Dame, que
du nord au midi de l'Europe rheriion se chargea de vapeurs. Les
émeutes éclataient comme des coups de tonnerre t Bruxelles avait ré-
pondu par son cri de septembre au cri de juillet ; Varsovie méditait ses
vêpres polonaises; l'Allemagne entière, impatiente de secouer sa vie
contemplative et pacifique, appelait fes hasards des révolutions^ comme
une jeunesse échappée du collège invoque avec amour les premiers
dangers des combats.
Le pouvoir, par cet instinct de conservation qu'il possèdeaussi comme
les partis, comprit d'une manière lumineuse et rapide que, dans l'ora*
gsuse carrière où il allait entrer, les dangers souffleraient beaucoup
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328 REVUE DBS DEUX MONDES,
plus du dehors que du dedans, et que, si Ton pouvait, à toute rigueur,
organiser une monarchie bourgeoise par la paix, il y avait impossi-
bilité à le tenter par la guerre. Il assit dès-lors sur cette question tout
l'édifice de ses destinées.
Éviter une collision avec l'étranger, préserver ainsi la révolution
des chances incertaines, et mériter la reconnaissance de l'Europe en
lui épargnant des chances plus incertaines encore , telle fut son idée
fixe , la préoccupation incessante de ses jours et de ses nuits. Le prince,
dont une disposition tout au moins étrange interdit d'apprécier l'in-
fluence personnelle sur le gouvernement qu'il a fondé, vécut l'œil atta-
ché sur l'Europe , plus soucieux des dépêches de ses ambassadeurs que
de la correspondance de ses préfets, assuré d'avoir bon marché de l'é-
meute , si sa diplomatie parvenait à conjurer la guerre. Ce fut ainsi
que l'action politique s'exerça surtout du dehors au dedans, et que les
questions intérieures se trouvèrent complètement subordonnées à celles
de nos relations étrangères.
Pour suivre l'ordre logique des idées plutôt que celui des faits, il
semble donc à propos de faire précéder l'appréciation des actes poli-
tiques et administratifs de la monarchie de 1890 de l'étude de son sys-
tème européen. L'incertitude sur nos rapports avec les puissance»
étrangères fut, en effet, la cause principale des péripéties qu'on
peut signaler dans la situation de la France; incertitude qui se main-
tint jusqu'à la conclusion du traité du 15 novembre 1831 sur les con-
ditions de séparation de la Belgique, acte par lequel l'Europe, en au-
torisant implicitement l'emploi des mesures coércitives contre la Hol-
lande, donna un gage décisif au système élaboré pendant dix-huit
mois.
Que si l'on apprécie sous l'influence de cette pensée les événement
accumulés dans cette période : espérances ardentes suivies d'amères
déceptions, soudaines révélations de haines implacables, inquiétudes
universelles, et tentatives avortant faute de concours, peut-être toute
cette sombre époque s'éclairera-t-elle davantage.
Pourquoi les soldats ambitieux de l'empire dont le bâton de maré-
chal s'était brisé à Waterloo, les membres des sociétés démagogiques,
les puritains de 91 , pourquoi tant d'hommes réunis dans leur opposi-
tion, sans l'être par leurs principes, se sont-ils tout à coup trouvés re-
jetés en dehors du gouvernement, sans qu'il soit possible d'assigner
les termes précis de cette scission éclatante? Ne serait-ce pas que les
allures diplomatiques et réservées de ce pouvoir sorti d'une révolution,
choquaient ou leur tempérament ou leurs idées, qu'ils devinèrent sa
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DES PARTIS ET DES ÉCOLES POLITIQUES. 32$
tendance à imprimer à cette révolution le caractère froid et positif
d'un fait , non le caractère vague et envahisseur d'un principe ?
Lorsque, deux mois à peine après les évènemens de juillet, un dé-
puté s'efforçait de rallier l'opposition naissante à un formulaire nou-
veau, et qu'en réclamant une enquête sur Tétât du pays, il proposait
4M vote de blâme contre le ministère (1) , au milieu des reproches qu'il
empruntait à la polémique des partis désabusés , le premier et le plus
grave à ses yeux, n'était-ce pas d'avoir appelé à une haute participa-
tion à nos affaires étrangères celui que M. Mauguin qualifiait du titre
de patriarche du droit divin? Le choix de M. de Talleyrand était, en
effet, plus significatif pour les esprits éclairés, et d'une plus grande
portée , même pour l'opinion populaire , que toutes les banalités d'op-
position accumulées dans une spirituelle harangue. La lutte entre le
droit divin et la souveraineté du peuple était, au fait, le thème le plus
fécond que l'opposition pût développer ; par lui, ses rangs se grossirent
de tous ceux pour lesquels la révolution était une doctrine, au lieu de
n'être qu'un fait puissant et social. Tel homme croit s'être séparé du
ministère Périer à l'occasion du vote d'une mesure parlementaire , qui
a cédé à sa répugnance contre un système pacifique et conciliant.
L'homme de parti , qui s'abuse souvent sur les motifs, ne se trompe
jamais sur le but; or, le but véritable d'une opinion était la guerre, et
Je but de l'autre était la paix : ces deux idées furent après 1830 comme
les deux pôles du monde politique.
Une foule de considérations étaient chaque matin habilement déve-
loppées pour appuyer ces dispositions guerrières. L'un voulait en finir
avec la halte dans la houe , un autre insistait pour que la France ren-
forçât son système fédératif et reprit ses frontières; ici l'on invoquait
l'intérêt national, là l'obligation de tenir envers tous les peuples l'enga-
gement que le triomphe du principe de juillet nous avait fait contrac-
ter. Tel orateur faisait de la haute politique la mappemonde sous les
yeux, tel autre faisait manœuvrer les armées de l'univers, depuis celles du
fchah de Perse jusqu'à la garde nationale mobilisée ; mais ces haran-
gues, sentant la lampe, se résumaient dans ces paroles imperturbables
par lesquelles Lafayette dosait à peu près toutes les discussions diplo-
matiques : « Il faut nécessairement que le droit divin disparaisse de-
vant la souveraineté des peuples, ou que cette souveraineté recule de-
vant lui. » Argument qui rappelle le fameux manifeste turc avant les
conférences d'Akermann et la guerre de 1828 : Toutes les puissances
{i) Séance du »9 septembre t83o.— Motiou de M. Mauguin.
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chrétiennes sont naturellement ennemies a* t fa Porte oHomone, etwudgrè
leurs protestations , elles s'eotmdent toutes pour la 4Mrmwe; ilfautêooc
sortir de, cet étal le plus vite possible.
Il est vrai qu'un petit bout de ruban pendu à nos clochers 4e village
donnait une tournure belliqueuse à toutes les pensées, et que les ima-
ginations s'enflammaient aux grands souvenirs et aux grandis espé-
rances. Depuis quelques mois les mères tressaillaient au bruit du tam-
bour; eues reg*ro>ientavec anxiété laiH^«^^oatksiyeu»clierohaieit
le sabre paternel, déposé depuis. le licenciement de la Loire au foyer
de la chaumière. Ifajs si la France eût alors noblement accepté la
guerre, eile était bien .loin de l'appelé f par une ardeur impatiente. Des
intérêts nouveaux de propriété $t d'industrie avaient, pendant quinze
ans, lesté pour la paix cette génération arrachée par les évènemens de
juillet à ses chances d'honorable et légitime fortune. Le temps et le
travail avaient fécondé la lave refroidie du cratère de 92, et ce qui avait
été une ardente foi n'était plus qu'un intérêt prudemment égoiste.
Si le pouvoir a obtenu depuis quatre années de miraculeux succès,
succès qu'on attribue à la fortune, quoiqu'ils ne tiennent qu'à la logi-
que, il les doit sans doute à ce qu'au milieu d'un confus tourbillon,
il a conservé l'aperception claire et lucide de cette vérité: si l'opposi-
tion est tombée de chute en chute .au terme où nous la voyons , c'est
qu'elle s'est fait illusion complet^ sur la portée d'une effeuvescence pas-
sagère.
Quarante ans plus tôt ,ia proposition de M. de Lafeyette était incon-
testable , car alors la révolution avait en elle-même cette aveugle foi
qui renverse les montagnes, parce qu'elle y .heurte sans les voir ^ dix
ans avant juillet, lors des négociations de Laybach et de Vérone, le
principe monarchique prouvait également le besoin de détendre et
de se dilater ; mais l'influence des idées du siècle qui rendaient wnpos-
sible le concours de l'Angleterre , et douteuse la fidélité des peuples,
ne laissait plus è ce principe l'espoir d'étouffer le principe contime.
Dès-lprs surgit l'espérance d'une iransafition qni , dans 1er questions
morales, s'établit moins solidement sur Ja tolérance du fort à regard
du faible , que sur l'impuissance de tous les deux.
Les erreurs des partis sont presque ^toujours des anaehrpnism^et le
bonheur d'un homme d'étant consiste moins à posséder une idée féconde
qu'à ne venir ni trop tôt ni trop tard pour l'appliquer. Michel .4e lfHfr-
pital rêva sous Charles^ une tolérance religieuse que Henri IV de-
vait établir; il fit rendre le célèbre édit de janvier pour mourir de
douleur à la Saint-Barthélémy. Si l'illustre chancelier naquit trop tôt,
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DES PAETTS ET DES ÉCOLES POLITIQUES. 331
le frère d'armes de Washington mourut trop tard, car il survécut à la
puissance de ses idées, c'est-à-dire à luiwnôme. Ceci s'applique aux
choses aussi bien qu'aux' personnes : après la ligue de Smalealde , l'Al-
lemagne signa la paix de Passa», qui ne prévint pas la guerre de trente
ans» 1e massacre d'un million d'hommes, la dévastation de ses pro-
vinces, et le triomphe de h* barbarie au sein de la civilisation. Hais ce
que n'avaient pu Charte*K>uint nv Maurice, la lassitude et le temps
recoomplirent. Après avoir combattu peur l?etnpir*, l'on ne combat-
tit plus que peur la .liberté; et' les de a* principes 'ennemis* impuis-
sans à se vaincre , conduits à se tolérer, conclurent à Munster une paix
durable, et le traité*!* Westpfcatie fonda l'avenir de F Allemagne et du
mondée
ta eotmaissancede cette srtu^râ réciproque des pewpke et des cabi-
ne» , l'intention d'en profiter pour traiter an lieu dé combattre, prési-
dèrent tellement à l'ensemble de là politique' du nouveau gouverne-
ment, que cette pensée fomjtenietttaie fut adoptée partons les ministères
appelés t>ar le royauté* seconder son action. MM. Bfolé, Laffltte, Pé-
rieret* de Brogiie on* eu sur ^direction if imprimer aux affaires étran-
gères des vues ai concordantes , qtfil semble impossible de reconnaître
entre eBes la moindre dfctideueej Attasi ne saurait-on admettre ni
•ree roppoaJtien actuelle, ni arec* Lafflite lui-même, que ce mi-
mstne vonènt autre choie que ce qui fut si heureusement réalisé par
son successeur klà pjnéakience du conseil; c*r, à cette époque décisive ,
l'accord sur les questions -extérieures devait entraîner un accord foncé
sorties questions administrative* et pofitiques qui leur étaient sobor-
La véritable différence entre le ministère de 15 mars et celui du
^novembre» <fest que tapremier eut toujours le sentiment de sa posi-
tion, tandis qu'il manqua presque constamment à l'autre. Chez Casi-
mir Périery le bras > ne faillit peint an cœur ; avant loi, le bras faisait
défauts II comprit que lappemière condition pour traiter avec l'Eu-
rope , c'était d'être assez fort pour ne pas traiter avec l'émeute. En
repoussant la solidarité (tes boutes du IS février, il accepta tout l'héri-
tage d'un système qui eatetait avant lui, commet il préexistait à M. Laf-
fltte; et peut-être la principale modification apportée par suite de ce
changement fut-elle d'abaisser de six millions le chiffre proposé de la
liste civile. Tel fan l'un des* plus notables résultats pour la France de
cette modification dans les personnes, transformée par te compte rendu
en changement4 dans les doctrines*
Quand un parti aanina oublieux qu'hypocrite presse les mains de
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332 REVUE DES DEUX MONDES.
M. Laffitte, il sait très bien que ce ministre provoqua les premières
conférences de Londres, qu'il fit négocier en Belgique pour le prince
d'Orange, qu'il repoussa les offres de réunion comme un attentat contre
l'Europe. Où donc est le système politique, s'il n'est là?
Il est d'une véritable importance d'être bien fixé sur ce point; il n'y a
pas eu depuis 1850 deux systèmes en présence , celui du 2 novembre et
celui du 13 mars; il n'y en a eu qu'un seul, servi par des agens inégaux,
non en intelligence, mais en volonté, non en dévouement, mais en
courage. De ce qu'un homme a réussi, de ce qu'un autre a échoué,
s'ensuit-il qu'ils ne poursuivissent pas le même but? et n'en conclura-
t-on pas seulement que la valeur personnelle reste chose immense
même en face d'évènemens immenses aussi? Ce qui vient d'être
dit relativement aux trois premiers cabinets, cesserait d'être vrai si on
retendait à l'administration actuelle. Le ministère dont M. le duc de
Broglie est le chef va, comment en disconvenir? fort au-delà de la
pensée d'ordre matériel poursuivie par Périer. Réintégrer la France
dans la communauté européenne, amener le désarmement de l'étranger
par celui des factions, ne jamais sortir d'une légalité rigoureuse, et
laisser toutes les questions de principe et d'avenir à l'expérience du
pays; telle fut la pensée simple, mais féconde, de l'homme qui prit
pour devise : La Charte et la paix. Aujourd'hui des questions nouvelles
ont surgi, questions dogmatiques qui touchent à l'ordre moral beau-
coup plus qu'aux intérêts matériels, et sur lesquelles Périer eût cru
peut-être dangereux, et tout au moins inutile de s'engager.
Etait-ce souci du plus pressé, ignorance des besoins intellectuels des
peuples , de ce qu'il platt d'appeler les hautes maximes gouvernemen-
tales? Ne serait-ce pas plutôt instinct admirable de la situation et des
limites obligées du pouvoir au sein d'une société telle que la nôtre?
Nous le croyons, pour notre compte, et nous aurons plus tard occasion
de défendre une mémoire chère à la France, et des attaques passion-
nées d'un parti et de la protection tant soit peu dédaigneuse de certains
organes de la presse.
Quoi qu'il en soit, que les hommes du 2 novembre ne se séparent pas
de ceux du 13 mars, plus heureux continuateurs d'une œuvre com-
mune; que M. Laffitte ne répudie pas les éloges de l'histoire pour pou-
voir signer le compte rendu; qu'il accepte avec toutes ses conséquences
la solidarité de la pensée qui a sauvé la civilisation de la France et
celle du monde.
S'il est une mission nationale en même temps qu'européenne, et que
des hommes puissent être fiers d'avouer, c'est sans aucun doute cette
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DES PARTIS ET DES ÉCOLES POLITIQUES. 333
mission-là. L'on se plaira un jour à rechercher ce que fût devenue l'Eu-
rope, la guerre éclatant après juillet, de même qu'on disserte dans les
écoles sur l'avenir que préparait au monde l'invasion des barbares , si
le christianisme n'avait vaincu les vainqueurs même.
La guerre était évidemment pour la France la confusion de tous les
élémens, le chaos intellectuel et social. Elle brisait l'unité nationale par
les résistances qui auraient surgi dans l'ouest et dans quelques parties du
midi , sous le drapeau blanc , ailleurs sous le drapeau rouge , à la pre-
mière hésitation du pouvoir, à la première défaite de ses généraux.
Un foyer révolutionnaire s'établissait au centre ; les fédérations bour-
geoises s'organisaient derrière les remparts des villes en même temps
que la chute des croix faisait dans nos campagnes ce que n'avait pu la
chute d'un trône.
Un gouvernement constitutionnel régulier eût trouvé dans l'audace
des partis, dans l'action de la presse et dans la misère publique, des
résistances chaque jour croissantes à la levée des subsides comme à
celle des hommes. Une dictature révolutionnaire eût rencontré d'in-
surmontables résistances dans les appréhensions et les vivans souvenirs
de la France. On était en garde contre la terreur, et dès-lors elle était
impossible; car la terreur, ce cauchemar des nations, ne les envahit
pas quand elles veillent. La guerre amenait 93 sans sa force, ses crimes
sans la sombre gloire qui les couvre; c'était l'anarchie incapable d'en-
fanter le despotisme et se dévorant elle-même sans avenir et sans issue.
La guerre était l'interruption subite de cet ordre providentiel qui ,
depuis cinq siècles, prépare en Europe l'avènement au pouvoir du tra-
vail et de l'industrie, au profit de ces classes moyennes dont la supré-
matie n'échappera pas toujours aux yicissitudes du sort , mais qui do-
minent en ce moment, comme la féodalité elle-même, par le droit de
la force, de la richesse et de l'intelligence.
Si nous considérons la question dans ses rapports avec l'Europe, que
voyons-nous? Une guerre purement révolutionnaire, entreprise sans
alliance, sans argent, sans organisation, comme une croisade de Pierre
l'Hermite, une guerre éternelle, puisqu'elle ne devait passe terminer
par la solution d'une difficulté politique, mais par la domination d'un
principe intellectuel que chacun iuterprétaità sa guise, depuis les affi-
liés des Droits de l'Homme jusqu'aux prêtres saint-simoniens. C'était
une conception plus gigantesque que celle de Napoléon , transportée
-dans l'ordre moral.
Ceux qui parlaient de rompre les honteux traités de 4815 pour re-
prendre nos frontières et rectifier l'équilibre de l'Europe étaient des
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334 motj* ow tum mnmb*
charlatans ou des dupes r 11 ne Vagissait po**t du tout uYé4ulîbre dans
«m plan qui n'admettait iftilfunce qu'ave* *H peuples et ne* avec tel
gouvevnemenr; il ne s'agissait pas de frontières, atorsque détrône It
question nationale ee deesioaient 1» question peioaaia&, ftmfté de h* Aile»
magne» et de l'Italie, le boateverseamit radical des dons péninsules.
Eocorometetf ftgigs*K-i1 d'alttànœ , ear quel état eûtaccepté la nôtre?
L'Angleterre* qui' ne sanctionna pas sans répugnance la moroeBemeat
du tiofaamedetf Pays4feeéfe#par elle oontre la France, en t-«be donné
la maki à uft flan <f«maoctpationen4?ers€tte, dent le premier et le pins
iuévttab** résultat e^twtofrr^twri abaiawtoent aoraai^de puiswncoda
troisième ordre rieu il un cabinet, eet-it même an parti cowtkaé sur
«ne base nationale gouvernementale quelconque, qui pût accepter la
solidarité de ce iamerlanisme révolutionnaire? Et devant cette propa-
gande européenne , devenue rame fatal* , mais oHigéede ia France ,
de quel poids auraient pesé la satante stratégie du général Lamarqve»
les plans de M. Mauguin sur faHiaene coustf tatianaeto du MfcM, ceux
de M. de ftehèmond recommandant i*«Uienoe te Nord ?
<3e ne sont p«keU<tesfÉi»groasis 4<la16epe ptair se ménager le pfaruw
d'une rétention facile; ce ne sont pas de vagues hypothèses, mais ds
trop manifestes réaUaée. Il est certain , <fun. coté , que hr conférence de
Loadflewdissuute, la guerre se développait dans le cadre de oetimnteose
horizon; ii est certes h, de rautre, pour tous les esprits pnèVoyaas^qae
la chut«de Ml Wrter, devant ses adversaires politiques* eut été comme
une déclaration: de guerre à NSurope.
l'eppesftbft des mes eu avait bien la conscience, et l'émeute pour
elle signifia toujours la guarrei L'oppouttron parlementaire r étourdie
par le bruit de seyparotes et f aveuglement de se» haines > voyait moins
distinctement la portée des choie*. Appelée au. pouvoir, aile eût tenté
de reculer devant le crime de lèse-civilisation dont elle faillit se faire
complice-, fille eût été inconséquente pour n'étire pu coupable.
Mais aurions-nous donc trouvé au dehors ces sympathies ardentes
qu'on- escomptait avec assurance comme un gage de nos victoires?
L'Europe sans doute S'était ébranlée au bruit des trois journées; tout
ce qu'il y avait de passions désordonnées en même temps que de griefs
légitimes s'était produit au grand jour sous le coup de cet éclatant
triomphe contre un pouvoir en démence; mais bientôt cette bour-
geoisie morale et pacifique de la Belgique et de l'Allemagne, débordée
par le flot populaire , l'œil fixé sur les scènes de vandales de Saint-
Germain et de l'Archevêché, s'était placée en face de la France , dans
l'attitiHe d'une observation inquiète. Ce sentiment, entretenu dans les
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DES PARTIS «T DB6 jUoiAS POLITIQUES. 535
promues belges par le, clergé et par la «abysse, qui «raient si puis*
sas^ent ^oeuru.à r«ip«l»oii.d^N«esau, donna cha-jp» jour, plus de
cansjstgacftaii parti de l'indépeadanœ nationale. Ce parti nac^uit et se
fortifia sous la crainte suggérée par k tendance du mouvement fran-
çais; et, comme le dit l'un des esprits les plus judicieux de sa patrie,
l'indépendance belge (ut une idée de justensûhau, une .inspiration
transitoire» et peut-être faetke, de modération et de prudence (*). En
Allemagne, les cnnva*»ons d'Aix-la-Chapelle et des deux Besses pro-
duisNrent une impression analogue à celte qui txafçm la Belgique aux
scènes dévastatrice? du Haânaut et des Flandres* Railleurs , c'était se
faire une double illusion, que décompter, canne point d'appui contre
les gouverueraensde l'Europe, sur ce<qu'oniwHninjBt>ators>en Allemagne
l'apposition constitutionnelle. Outre que cette .apposition, spécialement
formée des classes jeunes et lettrées, n'avait pas déposé contre la nation
et les couleurs du grand empire les antipathies entretenues par ce
qui survivait encore du vieil .esprit de Jabn et des cbefe de la sainte
croisade, comment méeonnaitre ce qu'une telle opinion a de précaire
au-delà du Rhin? En ce pays, tes mœurs attachent an pouvoir autant
que, les intérêts, et tes familles souveraines n'ont pas été trente ans,
comme la maison de Bourbon, séparées par les orages d'un sol où
tout s'est renouvelé sans elles et contre elles. Les princes ont soutenu
avec leurs peuples le poids des manvaB jours et de l'oppression étran-
gère, et l'auguste sang des empereurs, le vieux sang des Zolera ou
des princes de la maman de Witteiriwidbsera kmg-tempsi encore cher
et sacré à la fermante.
La France, placée vis-à-vis de te roynjuaé dans des conditions diffé-
(i) « La Convention et Bonaparte ae sont sucnasnvefaent placés en dehors de
Tordre européen : ils out voulu fonder un nouveau droit public et ont dit tour à
tout : L'état, c'est, moi. Ht eUiténeat mr 4a Fiance la réaction du mende.La ré-
volution du juillet a profité des etssesgneniemde l'&stnise; bornant ses effets à
une existence insirieuins, elle a mpeciéle *tatv yw nwrstetial. Si le révolution
de juillet a*t*t pc is un Mti» caractère, cîen. était fait de l'existence de la Bel-
grç«e.I*i)et»ensiité litige o/ost pas, une de cas idées iarçes qui rentrent dansées
vas**s pro^ dectrtoietie^ «ne idée étsoste, Jaenee pi-
ètre qui se rattache au vieux système de l'équilibre européen; c'est une idée de
jutte-miiuu. Aussi,, pour ami, je srtû jssnais pu comprendra : cens de mc*ionei-
toyemt/ui, paiKssane ite l'ind^siendance belge, repteobent à la Fmuee son réle
pats&flae.»
(M. Nothomb,congi^bei|e,3t <eetpbw iS3i.)>
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356 REVUE DES DEUX MONDES.
rentes , se trompa sur la portée du bruyant mouvement dont sa révo-
lution fut le signal en même temps que l'égide. Des institutions furent
imposées , des tribunes s'élevèrent, des voix éloquentes et des journaux
aussi hardis que les nôtres secouaient chaque matin cette apathie alle-
mande , faisant apparaître aux yeux des princes le fantôme de l'unité
germanique, dont les couleurs reparaissaient plus éclatantes, sorties de
la poussière des siècles. M. de Rotteck, à Carlsruhe, M.Jordan, à
Gassel, semblaient les organes d'intérêts imposans et d'énergiques vo-
lontés. En lisant Y Allemagne constUuttomteUe, la Gazette universelle de
Stuttgart, on respirait l'atmosphère parlementaire des idées françaises.
Et pourtant ce mouvement, qui paraissait avoir de profondes racines
dans les intelligences et dans les masses, s'arrêta court et succomba, A
bien dire sans résistance, devant les résolutions de Francfort, ces or-
donnances de juillet de l'Allemagne!
Pour trouver un concours efficace contre la coalition des puissances
du nord 2t de l'est, il eût donc fallu se porter de prime-abord fort au-
delà de cotte opinion éclairée , mais trop facilement réduite au silence.
Nos armées eussent dû demander aide et secours à ces ouvriers qui ,
en Saxe comme en Angleterre (4) , se ruaient sur les machines, qui , à
Hambourg comme à Gand, menaçaient la propriété du marteau dé-
vastateur; à ces troupes de paysans fuyant, la torche à la main , devant
les troupes hessoises. Ces malheureuses populations rurales que les dé-
serts du Nouveau-Monde déciment chaque année, ces populations ur-
baines unissant aux vices de la civilisation l'ignorance de la barbarie,
offraient les plus terribles élémens qui aient été réunis dans nos temps
modernes pour une immense jacquerie agricole et industrielle. C'est
à ce dernier degré de désolation et de honte que l'Europe fût descendue,
si la Providence ne l'avait visiblement protégée à cette heure décisive
pour ses destinées.
Dira-t-on que la France eût trouvé autre part une alliance moins dan-
gereuse? Oui» sans doute, noble Pologne, tu fusses morte avec elle, dé-
corant les masses que trois puissances auraient jetées sur toi; mais, dans
cette affreuse tempête , l'étendard qui flotta sur tes bataillons , et qui
consacre, pour le ciel comme pour la terre , la sainteté de ton patrioti-
que martyre, eût été vite abaissé par les hommes qui ont enfermé la
(t) On sait qu'à Lcipsig ( » septembre x*3o ) les insurgés attaquèrent
rétablissement du célèbre libraire Brockhaus, parce qu'il se servait d'une ma-
chine à Tapeur pour ses presses, et qu'il ne dut le salut de son établissement qui
la promesse de n'en plus faire usage.
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DES PARTIS ET DES ÉCOLES POLITIQUES. 337
plus glorieuse page de ton histoire entre deux autres tachées de
sang.
L'Italie , conspiratrice silencieuse, opprimée par l'étranger, eût-elle
moins résisté que la Pologne à cet entraînement de la vengeance et du
fanatisme? Voyez plutôt ces cités espagnoles où triompha ce qu'on ose
appeler l'esprit du siècle; villes de mœurs élégantes et de lumières, où
des hommes ont été vus, en plein jour et sous le soleil, traquant des
vieillards, élevant autour d'eux des remparts de feu, versant leur sang
comme de l'eau , parce qu'une couronne sacerdotale était dessinée sur
leurs cheveux blancs !
La guerre, c'était 4 donc la décomposition universelle, l'abîme de
toute civilisation et de toute liberté.
La première préoccupation du gouvernement français , plus immé-
diatement menacé